LA NUIT QUI NE FINIT PAS

— Quelle horrible épreuve ! A-t-il dit quelque chose ?

— Seulement que j’étais un idiot et que j’aurais dû choisir l’autre chemin.

— Quel autre chemin ?

— Je n’ai pas compris. Il devait délirer.

— Ma foi, cette maison est un beau monument à sa mémoire. Je crois que nous la garderons, n’est-ce pas ?

Je la contemplai, ahuri.

— Mais… naturellement ! Croyez-vous que je désire habiter ailleurs ?

— Nous ne pourrons rester ici toute l’année, dans ce trou perdu !

— C’est là que je veux me fixer… là, que j’ai toujours désiré vivre.

— Bien sûr, cependant n’oubliez pas, Mike, que nous possédons assez d’argent pour satisfaire tous nos caprices. Nous pouvons nous rendre en Europe, participer à des chasses en Afrique, vivre une vie aventureuse, enfin ! Cela ne vous plairait-il pas, dites ?

— Oui, oui, bien sûr, mais nous reviendrons toujours ici, n’est-ce pas ?

J’eus brusquement le sentiment que quelque chose craquait. Je n’avais jamais eu que deux désirs : la maison et Greta, mais Greta commençait seulement à prendre conscience de tout ce qui était désormais à sa portée. Je fus troublé par un mauvais pressentiment.

— Mike, que vous arrive-t-il ? Auriez-vous froid, vous tremblez ?

— Non… j’ai vu Ellie.

— Que racontez-vous là ?

— Comme je débouchais du dernier tournant, avant d’atteindre la maison, je l’ai vue, debout près d’un sapin. Elle me… elle regardait de mon côté.

— Ne soyez pas stupide ! Qu’allez-vous imaginer ?

— Ellie m’a paru heureuse, exactement comme si elle s’était toujours tenue à cet endroit et devait y rester éternellement.

— Mike ! — Greta me saisit aux épaules et me secoua. — Mike, ne parlez pas ainsi ! Avez-vous bu dans le train ?

— Non, j’attendais de me trouver avec vous. Je savais que vous auriez sorti une bouteille de champagne.

— Oublions donc Ellie et buvons à notre avenir.

— Je vous jure que c’était Ellie.

— Bien sûr que non ! Les ombres des arbres ont dû vous jouer un mauvais tour.

— C’était Ellie et elle me regardait. Seulement, elle ne pouvait pas me voir, Greta, elle ne pouvait pas me voir ! Et je sais pourquoi !

— Que voulez-vous dire ?

C’est alors que je chuchotai pour la première fois :

— Parce que ce n’était pas moi ! Je n’étais pas là. Elle ne pouvait rien voir que la nuit. — Je me mis à crier. — Certains sont nés pour le Bonheur et d’autres pour la Nuit qui ne finit pas. Greta, moi je suis de ceux-là. Vous souvenez-vous de cette habitude qu’elle avait de s’asseoir sur ce sofa et de chanter cette vieille ballade écossaise ? : « Chaque matin, chaque nuit, il en est qui naissent pour être heureux ». Ça, c’est Ellie, Greta. Elle était née pour le bonheur. « Il en est qui naissent pour être heureux tandis que d’autres sont promis à une nuit sans fin ». Mummy savait que j’étais voué à la nuit. Santonix, aussi. Il se doutait que j’allais m’embourber dans le mauvais chemin, alors que j’aurais pu rester avec Ellie et être heureux moi aussi.

— Non, vous savez bien que c’était impossible. Je ne soupçonnais pas que vous pussiez perdre votre sang-froid, Mike ! — Elle me secoua encore. — Réveillez-vous !

Je la regardai, ébahi.

— Pardonnez-moi, Greta. Qu’ai-je dit ?

— Vos nerfs ont dû être mis à dure épreuve aux États-Unis. Vous vous êtes néanmoins assuré que tout était en ordre ?

— Tout. Un avenir splendide nous attend.

— Vous vous exprimez d’étrange manière. Je me demande ce que Lippincott raconte dans sa lettre.

Je décachetai l’enveloppe qui ne contenait qu’une coupure de journal, jaunie. Je la regardai, ahuri. Elle représentait une rue de Hambourg que je connaissais bien, avec en arrière-plan un grand bâtiment. Quelques passants sur les trottoirs, et au premier plan, un couple bras dessus bras dessous… Greta et moi. Ainsi, Lippincott savait ! Quelqu’un avait dû lui envoyer cette coupure, peut-être parce qu’il avait trouvé amusant de voir Miss Andersen photographiée par surprise dans une rue de Hambourg. Je me rappelai à présent l’insistance avec laquelle Lippincott m’avait demandé lors de son séjour à Londres si je ne connaissais pas déjà Greta. J’avais nié, bien entendu, mais il savait que je mentais ! C’est à ce moment qu’il dut commencer à se méfier de moi.

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