LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Elle accorda l’instrument et entonna sur quelques notes gaies :

« Little Fly[2]

« Thy Summer’s play

« My thoughtless hand

« Has brushed away

« Am not I

« A fly like thee ?

« Or art not thou

« A man like me ?

« For I dance

« And drink, and sing

« Till some blind hand

« Shall brush my wing.

CHAPITRE XV

C’est étrange, mais dans la vie, les plans que nous échafaudons ne se déroulent jamais comme prévu. Ellie et moi avions notre maison, nous vivions à l’écart – du moins le pensions-nous – et brusquement la solitude à laquelle nous avions tant aspiré, se trouva bouleversée. Pour commencer, la maudite belle-mère de ma femme se manifesta en nous bombardant de lettres, télégrammes et messagers. Notre maison lui avait – paraît-il – tellement plu qu’elle venait de se décider à en acheter une avec l’intention de passer deux mois de l’année en Angleterre. Pour couronner le tout, elle se présenta en personne et il fallut la promener à travers la campagne, à la recherche d’un cottage typiquement anglais. Complètement démoralisés, nous la vîmes fixer son choix sur une demeure située à quinze miles seulement de chez nous. Naturellement nous ne voulions pas d’elle dans le voisinage, mais comment le lui faire comprendre ? Ellie ne pouvait le lui déclarer franchement, et même si elle s’y était décidée, Cora n’en aurait tenu aucun compte. Alors que nous attendions le rapport du cadastre, une nouvelle avalanche de télégrammes nous tomba dessus. Cette fois, il s’agissait de l’oncle Frank qui se trouvait une fois de plus dans le pétrin. À nous de l’en tirer – en payant, bien entendu. Ellie donna quelques instructions à Mr. Lippincott et l’affaire s’arrêta là. Nous n’en avions cependant pas terminé avec eux. Bientôt nous eûmes vent d’une mésentente entre les deux hommes d’affaires. Lippincott télégraphia qu’il arrivait pour s’expliquer, Llyod fit de même. J’avais cru, naïf, que les États-Unis se situaient loin de l’Angleterre. Il me fallut déchanter : dans le monde d’Ellie, on s’offre l’aller et retour entre New York et Londres sans la moindre hésitation.

Ellie se rendit seule à Londres pour rencontrer ses deux représentants. Je ne l’accompagnai pas, parce que je ne comprenais rien aux affaires, et aussi parce que ce malentendu devait – paraît-il – garder un caractère secret. Ma femme m’apprit néanmoins que Lippincott reculait – elle ne savait pourquoi – la vente d’une de ses propriétés, à moins que ce ne fût Lloyd qui refusât d’ouvrir ses livres de comptes.

Nous avons profité d’un moment d’accalmie, au milieu de tous ces ennuis, pour explorer notre « Folie ». La propriété étant très vaste, nous en visitions les coins et les recoins par étapes. Un jour, suivant un petit sentier à demi-enseveli sous les herbes folles, nous aboutîmes à une clairière au milieu de laquelle se dressait une sorte de temple de style rococo. Comme il était en bon état, nous décidâmes de l’aménager. Nous y avons apporté une table, quelques chaises et un divan, ainsi qu’une armoire pour y ranger des tasses, des verres et des bouteilles… Ellie voulait que le sentier fût nettoyé, mais je suggérai de le laisser tel qu’il se présentait, afin que personne ne puisse découvrir notre repaire. Elle jugea cette idée romantique et l’adopta.

À quelque temps de là, alors que nous revenions de notre « Folie », toute la famille repartie, nous jouissions enfin d’un calme reposant. Ellie trébucha sur une racine et je dus la porter jusqu’à la maison, son pied la faisant horriblement souffrir.

J’appelai le docteur Shaw qui diagnostiqua une entorse et ordonna une semaine d’immobilisation. Après son départ, Ellie décida d’écrire à Greta pour lui demander de venir. Qu’aurais-je pu objecter ? Nos domestiques ne pouvaient veiller sur la blessée, et un tête-à-tête forcé avec moi l’aurait peut-être ennuyée. Elle souhaita la présence de Greta, et Greta vint.

Je dois admettre que l’Allemande se rendit très utile, soignant Ellie comme sa propre sœur, donnant des ordres aux servantes, veillant à la marche de la maison. Notre valet et sa femme nous quittèrent sous prétexte que l’endroit leur donnait la chair de poule, mais je crois que la vraie raison tenait à ce que Cora leur avait récemment rendu la vie impossible. Greta mit aussitôt une annonce dans le journal local et trouva un nouveau couple sans difficulté.

Les deux amies riaient, s’entendaient à merveille. Greta allait quérir toutes sortes de choses susceptibles de plaire à la blessée, de ces frivolités que les femmes apprécient tant et auxquelles je ne m’entendais absolument pas.

Au bout d’une semaine, Ellie me demanda à brûle-pourpoint :

— Cela vous ennuierait que Greta restât encore un peu ?

Que pouvais-je répondre, sinon que je n’y voyais aucun inconvénient ?

— Je suis tellement heureuse de l’avoir ici, Mike. Ensemble, nous discutons de toutes sortes de choses et je dois avouer que sans une présence féminine à mes côtés, je me sentirais un peu isolée.

Chaque jour, Greta occupait une plus grande place dans notre foyer, et cela en vint à un tel point que nous ne pouvions plus nous passer d’elle. J’essayai de lui faire bon visage, mais un jour, alors qu’Ellie se reposait dans le salon, et que nous prenions, l’Allemande et moi, l’air sur la terrasse, je ne pus me contenir plus longtemps et laissai exploser toute la rancœur qui grondait en moi. Greta ne se démonta pas pour si peu et me lança quelques remarques acerbes. Le ton de notre discussion monta et, alors que je l’avertissais que je ne laisserai pas ma femme subir sa domination, Ellie arriva en clopinant, le visage bouleversé. Je courus vers elle, la portai sur un sofa et tentai de m’excuser. Affolée, elle murmura :

— Je n’aurais jamais pensé que vous la détestiez à ce point, Mike.

Je la cajolai, m’accusai de méchanceté, expliquai que si Greta était autoritaire, cela tenait sans doute au fait qu’elle avait souvent dû assumer de lourdes responsabilités, et que la scène à laquelle je m’étais laissé aller devait être mise au compte de tous les soucis que nous avions eus dernièrement, et qui avaient mis mes nerfs à rude épreuve. Pour conclure, je me trouvai dans une position ridicule et je dus presque prier Greta de rester avec nous.

Cette scène sur la terrasse avait, malheureusement, dû être entendue de nos domestiques, mais qu’y faire ? Lorsque je suis en colère, je crie, et ce jour-là, j’y étais allé de bon cœur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer