LA NUIT QUI NE FINIT PAS

— C’est tellement différent, merveilleusement différent !

— De quoi ?

— De moi.

— Vous êtes riche ?

— Hélas… je suis une pauvre petite fille riche.

Elle me dépeignit alors la vie qu’elle menait, avec son confort étouffant, son ennui, sa solitude. Parfois, elle enviait ceux qui ont une vie agitée, alors qu’elle restait isolée du reste du monde. Sa mère étant morte peu après sa naissance, son père s’était remarié avec une jeune femme excentrique. Il mourut quelques années plus tard. Je devinai qu’Ellie n’aimait pas sa belle-mère qui menait une vie mondaine et voyageait beaucoup. Son point d’attache était l’Amérique.

Je trouvais fantastique qu’à notre époque, une jeune fille pût mener une existence aussi confinée. Elle assistait bien à quelques réceptions, mais en l’écoutant me les décrire, je me figurais transporté cinquante ans en arrière.

— Vous n’avez pas d’amies ? Pas d’amoureux ?

— Mes chevaliers-servants sont sélectionnés à l’avance ; je les trouve tous insipides.

— C’est une existence de recluse !

— Dieu merci, maintenant ça va changer, j’ai une amie, Greta.

— Qui est-elle ?

— On me choisit chaque année une étrangère, afin que je cultive les langues, et cette année, comme je dois perfectionner mon allemand, c’est Greta qui me sert de professeur. Elle est différente des autres filles venues au pair. Depuis son arrivée, ma vie est transformée.

— Vous tenez beaucoup à elle ?

— Elle est de mon côté. Elle s’arrange toujours pour que je puisse sortir ou échapper à ma famille. Elle ment pour moi et c’est grâce à elle que j’ai pu venir au « Champ du Gitan ». Ma belle-mère me confie à Greta chaque fois qu’elle s’absente et si je veux m’offrir une escapade, je rédige plusieurs lettres à l’avance que Greta poste pour moi en temps voulu.

— Quelle raison aviez-vous de vous rendre au « Champ du Gitan » ?

— Greta et moi avons organisé cette expédition. Elle est merveilleuse, vous savez, elle a toujours un tas d’idées.

— Comment est-elle ?

— Très belle, grande et blonde. De plus, elle sait tout faire.

— Je ne crois pas qu’elle me plairait.

Ellie rit.

— Je suis sûre que si. Elle est aussi très intelligente.

— Je n’aime pas les filles trop intelligentes, pas plus que les grandes blondes. Je préfère les petites filles délicates, aux cheveux couleur feuille d’automne.

— Je crois que vous êtes jaloux de Greta.

— Possible. Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Elle a transformé ma vie.

— C’est elle qui vous a suggéré de venir au « Champ du Gitan ». Je me demande pourquoi ! Il n’y a pas grand-chose à voir dans un tel trou.

— C’est notre secret.

Devant son embarras, j’insistai :

— À Greta et à vous ? Confiez-le moi !

— Non. Il faut bien que je garde quelques secrets pour moi seule.

— Votre Greta est-elle au courant de notre rencontre d’aujourd’hui ?

— Elle sait que je vois quelqu’un, mais elle ne pose jamais de questions. Elle devine que je suis heureuse à présent.

Après cette journée, nous restâmes une semaine sans nous voir. La belle-mère était de retour de Paris, avec un personnage qu’Ellie nommait « oncle Franck ».

Notre rendez-vous suivant fut très bref. Ellie m’expliqua que son anniversaire approchait et que pour l’occasion, sa famille allait organiser une grande fête à Londres.

Elle conclut d’un air mystérieux :

— Durant la semaine qui suivra, je ne pourrai m’échapper, mais après… après, ce sera différent.

— Et pourquoi donc ?

— Il me sera alors possible d’agir comme il me plaira.

— Avec l’aide de Greta, comme d’habitude ?

Ma façon ironique de parler de son amie l’amusait toujours.

— Vous êtes ridicule de la détester ainsi. Un jour, il faudra que vous fassiez sa connaissance. Je suis certaine que vous l’aimerez.

— J’ai horreur des filles autoritaires.

— Qu’est-ce qui vous fait supposer que Greta soit ainsi ?

— La manière dont vous parlez d’elle.

— Elle est très compétente et ma belle-mère a une confiance aveugle en elle. C’est pour cela que je la trouve formidable !

— Oublions Greta et parlez-moi de votre oncle Franck.

— Je ne sais pas grand-chose de lui. Il était le mari de ma tante – la sœur de Daddy — Je crois savoir qu’il n’a jamais voulu travailler et qu’il a eu des ennuis, une ou deux fois.

— Sérieux ?

— Non, je ne pense pas, mais ils ont coûté très cher.

— Il est donc l’enfant terrible de la famille ? J’ai le sentiment que je m’entendrais mieux avec lui qu’avec votre vertueuse Greta.

— Il sait se montrer fort aimable.

— Mais vous ne l’aimez pas !

— Je crois que si, mais… j’ignore toujours ce qu’il fait.

Elle ne me proposait jamais de rencontrer sa famille. Je décidai de lui poser la question qui me tenait à cœur.

— Vous ne pensez pas qu’il serait bon que les vôtres me connaissent ?

— Je ne veux pas !

— J’imagine que je ne corresponds pas à…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, du tout ! Ils en feraient toute une histoire et je ne pourrais le supporter.

— Je ne puis m’empêcher de me considérer comme un intrus.

— Je suis assez grande pour choisir mes amis. J’ai presque vingt et un ans, et le jour de ma majorité, personne ne pourra s’interposer entre moi et eux. À l’heure actuelle, malheureusement, il est encore trop tôt. S’ils apprenaient que je vous vois, ils m’emmèneraient quelque part où il me serait impossible de communiquer avec vous. Je vous en prie, Michaël, ne changeons rien au présent.

— Si vous jugez qu’il vaut mieux dissimuler…

— Il n’y a aucune dissimulation à garder près de soi un ami, avec lequel on puisse parler librement et même… bâtir des chimères.

Oui, nous bâtissions des chimères. Parfois, je lui confiais mes rêves et souvent elle se laissait aller à enchaîner : « Supposons que nous ayons acheté le « Champ du Gitan » et que nous y construisions une maison… »

Je lui avais beaucoup parlé de Santonix et de son travail. J’essayais de me mettre dans la peau de l’architecte pour lui décrire ses créations. Je me doutais bien que ces explications ne correspondaient pas exactement à ce que je voulais exprimer, mais je comprenais qu’Ellie savait exactement comment serait la maison… notre maison. Nous n’employions jamais ce « nous » mais nous étions convaincus que nous le pensions l’un et l’autre.

Je ne devais pas revoir Ellie pendant huit jours. Avant notre dernier rendez-vous, j’avais retiré de la banque mes maigres économies pour lui acheter une petite bague en forme de trèfle ornée de pierres d’Irlande. Ellie ne portait pas beaucoup de bijoux, mais je ne doutais pas que ses écrins ne renfermassent des diamants, des émeraudes et autres merveilles.

Toutefois, lorsque je lui offris le petit anneau de rien du tout, elle eut une expression heureuse qui me ravit. Elle me jura :

— Ce sera le cadeau d’anniversaire qui me plaira le plus.

Le lendemain, je reçus d’elle un mot écrit à la hâte, dans lequel elle m’expliquait qu’après son anniversaire, sa famille l’emmènerait sur la Riviera française.

— Mais, ne vous inquiétez pas, poursuivait-elle, nous serons de retour d’ici deux ou trois semaines, puis en route pour l’Amérique. Nous nous reverrons avant le grand départ et je vous parlerai de quelque chose de très important.

Je me sentis mal à l’aise d’apprendre qu’Ellie se rendait en France. Moi aussi, j’avais quelque chose de très important à lui apprendre. « Le Champ du Gitan » avait été vendu. J’avais réussi à découvrir la firme londonienne qui s’était occupée des démarches, mais, même en donnant un solide pourboire au clerc le plus corruptible de l’étude, je n’avais pu apprendre le nom de l’heureux propriétaire.

Les nerfs en pelote, je décidai de ne plus penser à rien et d’aller rendre visite à ma mère. Il y avait un bout de temps que je ne l’avais vue.

CHAPITRE VI

Depuis vingt ans, ma mère habite la même rue où s’alignent des maisons tristes, respectables et dénuées d’intérêt. Les marches de son perron respirent, comme toujours, le souci de propreté de leur propriétaire. J’appuyai sur le bouton de sonnette et ma mère apparut. Elle resta un moment immobile à me regarder, pareille à l’image que je conservais d’elle. Elle était grande, quasi décharnée, ses cheveux gris partagés par une raie médiane, sa bouche pincée et une lueur de méfiance dansait toujours dans son regard. En un mot, c’était une femme dure, impitoyable, mais j’avais découvert – à son insu – qu’elle m’aimait beaucoup. Elle aurait voulu que j’aie une situation stable. Malheureusement, son désir ne devait pas se réaliser.

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