LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Je lus la carte : William E. Pardoe.

— Greta, connaissez-vous quelqu’un du nom de Pardoe ?

— Bien sûr ! C’est l’oncle Reuben ou plutôt le cousin d’Ellie.

Je compris alors pourquoi son visage m’avait paru familier… Ellie gardait dans son boudoir des photos de famille et à les regarder souvent, j’en étais venu me figurer que je connaissais les personnages.

Je me rendis aussitôt dans le salon où un homme aux épaules carrées, aux traits épais, s’avança vers moi, la main tendue.

— Mr. Rogers ? Votre femme vous a sans doute parlé de moi. Je suis son cousin Reuben.

— En effet.

— J’ai été bouleversé par la nouvelle…

— Je préfère ne pas aborder ce sujet pénible. Il est encore trop tôt.

— Je vous comprends.

Sous son air distrait, il cachait un regard inquisiteur qui me mettait mal à l’aise, malgré sa bonhomie apparente.

Greta entra et avant que j’eusse pu procéder aux présentations, Pardoe lança :

— Hello, Greta, comment allez-vous ?

— Pas mal. Quand êtes-vous arrivé en Angleterre ?

— Il y a deux ou trois semaines. Je voyage…

— Je vous ai déjà vu, lui dis-je. Avant-hier !

— Vraiment ? Je ne me souviens pas.

— Vous assistiez à une vente aux enchères à Bartington Manor.

— Ah… c’est vrai, j’y pense à présent, vous étiez accompagné d’un homme d’un certain âge, portant une petite moustache.

— Il s’agissait du major Phillpot, un de nos voisins.

— Vous paraissiez tous deux d’excellente humeur.

— Oui… je n’ai jamais été de meilleure humeur que ce matin-là. — Pensivement, je répétai : jamais été de meilleure humeur…

— Naturellement, à ce moment-là, vous ne saviez pas encore… C’était le matin de l’accident, si je me rappelle bien.

— Ellie devait nous rejoindre au « George » à l’heure du déjeuner.

— Tragique… vraiment tragique…

— Nous ignorions que vous vous trouviez depuis tout ce temps en Angleterre. Je le regardai avec insistance, attendant sa réponse.

— Je n’avais pas écrit, car je ne sais pas la durée de mon séjour en Angleterre. Après la vente, j’avais bien l’intention de passer vous voir, mais j’ai dû filer vers Londres.

— Vous êtes venu pour affaires ?

— Oui et non. Je me trouvais par ici pour répondre au désir de Cora qui souhaitait mon avis sur une propriété qu’elle a, de toute façon, l’intention d’acheter.

C’est ainsi que j’appris que Cora, elle aussi, avait séjourné dans notre pays quelques semaines, sans que nous en fussions informés.

— En fait – reprit l’Américain – elle se trouvait non loin d’ici le jour de l’accident.

— Où donc ? À l’hôtel de Market Chadwell ?

— Non, chez une amie.

— J’ignorais qu’elle connaissait quelqu’un dans la région ?

— Une femme du nom de Hard… hard…

— Claudia Hardcastle ?

— C’est cela ! Cora et elle se sont connues aux États-Unis.

— Étiez-vous au courant, Greta ?

— Je ne pense pas. Voilà donc la raison pour laquelle Claudia n’est pas allée à Londres avec moi, ce jour-là.

— Elle n’y est pas allée ?

— Non. Elle a téléphoné après mon départ pour s’excuser, prétextant qu’une amie américaine venait d’arriver à l’improviste.

Notre visiteur se leva pour prendre congé.

— Je ne tiens pas à vous ennuyer plus longtemps, Mr. Rogers. Si vous avez besoin de moi, je suis descendu au Majestic à Market Chadwell pour quelques jours.

Je l’assurai que, pour le moment, personne ne pouvait rien pour moi et il se retira. Après son départ, Greta remarqua pensivement :

— Je me demande ce qu’il est venu chercher ici ? Combien je souhaiterais qu’ils retournent tous d’où ils viennent !

CHAPITRE XXII

N’ayant plus rien à faire au « Champ du Gitan », je confiai ma maison aux soins de Greta et m’envolai vers New York, où je devais prendre en main la succession d’Ellie et assister aux obsèques qui, je le craignais, seraient du plus mauvais goût.

Avant mon départ, Greta m’avait averti :

— Vous vous risquez dans la jungle, Mike, prenez bien soin de vous et ne les laissez pas vous écorcher vif.

Elle avait vu juste. Durant tout le temps de mon séjour aux États-Unis, je fus mis à rude épreuve. Sorti de mon élément, je devais me tenir constamment sur mes gardes : je me méfiais de tout le monde et mes soupçons se révélèrent parfois justifiés.

Ma première visite fut pour l’homme de loi que m’avait recommandé Lippincott. Il se montra très courtois et me traita comme un médecin en face d’un client délicat. Je lui parlai de certaines propriétés minières dont on m’avait conseillé de me séparer, sous prétexte qu’elles devaient bientôt diminuer de valeur.

— D’où tenez-vous cette information, Mr. Rogers ?

— De Stanford Lloyd.

— Nous allons vérifier. Mr. Lloyd est un banquier de qualité, mais il nous faut quand même nous assurer qu’il tient cette nouvelle de bonne source.

Il me fit patienter quelques minutes puis revint m’annoncer :

— Ces titres me paraissent très stables, il n’y a aucune raison que vous vous hâtiez de les liquider.

J’eus à ce moment la preuve qu’on avait essayé de m’abuser et je dois avouer que sans ce conseiller honnête, je me serais laissé rouler. Lloyd savait bien que je ne possédais aucune expérience en matière boursière, et sa tentative me le rendit odieux.

Les obsèques furent grandioses et, exactement comme je le redoutais, d’un mauvais goût incroyable. Une montagne de fleurs recouvrait le cercueil, une foule de monde, de reporters et photographes envahirent le cimetière transformé, à mes yeux, en jardin public. La pierre tombale, tout en marbre, était lourde, massive et se remarquait de loin. Ellie aurait détesté toute cette pompe.

Quatre jours après mon arrivée, je reçus une lettre du major Phillpot m’informant que le corps de Mrs. Lee avait été découvert dans la carrière abandonnée, située sur le versant le plus éloigné de la colline. Des accidents similaires s’étaient produits au même endroit, mais le conseil municipal n’avait pas encore posé de barrière pour délimiter l’excavation dangereuse. Le médecin légiste avait établi que la mort de la victime remontait à plusieurs jours et le conseil municipal fut rendu responsable de l’accident. Dans le cottage de la défunte, on trouva une somme de trois cents livres en billets d’une livre, dissimulée sous une latte du plancher.

Le major terminait sa missive par ces quelques mots :

— Vous serez désolé d’apprendre que Claudia Hardcastle est tombée de cheval hier et s’est tuée sur le coup.

Claudia morte ? Ce n’est pas possible, voyons ! Je fus pris de vertige. Deux accidents identiques en quinze jours… Fallait-il croire à une coïncidence ?

Je ne m’attarderai pas à New York. Je n’en rapporterais aucun souvenir agréable. La petite Ellie que j’avais connue, reprenait à mes yeux sa personnalité de riche Américaine venant rejoindre ses parents dans la tombe des Guteman. Elle avait passé dans ma vie telle une comète et recouvrait à présent sa place dans sa vraie demeure. En y réfléchissant bien, je me sentais soulagé qu’il en fût ainsi. J’aurais sans doute éprouvé quelque malaise à la savoir enterrée dans le cimetière de Market Chadwell, non loin du « Champ du Gitan ».

« Retournez d’où vous venez, petite fille riche »… La chanson qu’elle fredonnait souvent en s’accompagnant sur sa guitare, me revint à l’esprit « Every Morn and every Night, Some are born to Sweet Delight ». Ces paroles désignaient bien Ellie qui, née pour le bonheur, l’avait rencontré au « Champ du Gitan »… mais pas pour longtemps. Aujourd’hui, elle se réinstallait parmi les siens, là où elle n’avait peut-être jamais été heureuse, mais où elle se trouvait dans son élément.

Je me demandai brusquement où l’on m’enterrerait lorsque mon tour viendrait. Au « Champ du Gitan » ? Possible… Ma mère serait là pour me voir mettre en terre – si elle n’était pas déjà morte. C’est curieux, il m’est plus aisé de m’imaginer mort que de me faire à l’idée qu’elle pourrait partir avant moi. Elle serait là… et peut-être qu’alors, ses traits perdraient de leur dureté.

Je chassai son image de mon esprit, ne voulant pas penser à elle, ni la revoir… jamais !

Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je désirais surtout échapper à son regard inquisiteur qui cherchait à lire dans mes pensées les plus secrètes et reflétait l’anxiété qui ne la quittait jamais. Je m’imposai un effort pour ne plus penser à elle.

Je ne me souviens même plus combien de temps je restai aux États-Unis. Une suite de jours interminables, durant lesquels je me sentais surveillé par des gens aux sourires faux. Chaque matin, je me disais : « Il faut en passer par là et tenir jusqu’au bout. Après cela… » L’avenir était contenu dans ces deux mots auxquels je me cramponnais.

En apparence, tout le monde se montra charmant envers moi. J’étais riche, vous comprenez. Par suite du testament de ma femme je me trouvais à la tête d’une immense fortune, investie dans des placements auxquels je ne comprenais toujours rien. Ces chiffres colossaux que ma simple signature mettait à ma portée, menaient dans ma tête une ronde affolante.

Je me rappelle le long entretien que j’eus avec Andrew Lippincott, la veille de mon départ.

Je lui annonçais mon intention de retirer la gérance de mes biens à Stanford Lloyd. Il en marqua de l’étonnement.

— J’imagine que vous avez de bonnes raisons pour agir de la sorte ?

— J’ai seulement l’idée qu’il est un escroc.

— Dans ce cas…

— Voulez-vous vous charger d’administrer mes biens à sa place ?

— Avec plaisir, et je puis vous assurer que vous n’aurez jamais à vous plaindre de ma gestion.

Je signai donc les papiers nécessaires. Au moment de prendre congé, Lippincott me demanda de quelle façon je comptais regagner l’Angleterre.

— En bateau. J’aspire à un peu de solitude pour réfléchir. Un voyage en mer me fera du bien.

— Où comptez-vous vous installer ?

— Au « Champ du Gitan ».

— Ah… Je me figurais que vous vous déferiez de cette propriété.

— Non ! — Je criai presque, tant j’étais énervé. Comment lui faire comprendre que le « Champ du Gitan » avait longtemps servi de décor à mes rêves d’adolescent et que, désormais, je ne m’en séparerais plus ?

— Quelqu’un s’en occupe-t-il durant votre absence ?

— Greta Andersen.

— Ah…

J’aurais voulu deviner ce que ce « Ah… » signifiait. Lippincott n’aimait pas Greta et je n’y pouvais rien.

Un lourd silence s’établit entre nous. Il m’était impossible de partir en laissant les choses dans le vague.

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