LA NUIT QUI NE FINIT PAS

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XIX

Il m’est extrêmement difficile et pénible de revivre la marche des événements qui suivirent ce jour fatal. Jusque-là, tout était clair dans mon esprit, bien qu’il m’ait fallu réfléchir longtemps avant de décider par où je commencerais mon histoire. Avec la mort d’Ellie, une partie de moi-même venait de mourir et je demeurais insensible à ce qui se passait autour de moi.

Je me rappelle seulement la gentillesse de nos voisins, la compétence de Greta, attentive à tous les petits détails de la vie quotidienne, mais surtout l’absence d’Ellie et notre maison devenue si vide…

Le docteur Shaw vint me voir et je me souviens très bien de sa visite. Il affichait un air grave, mais me parla cependant d’un ton paternel, réconfortant. Il fit allusion à un mot qui me frappa : « dispositions ». Quelle horrible expression ! Notre vie n’est pas, comme on pourrait le croire, gouvernée par des définitions sublimes comme : Amour, Sexe, Vie, Mort, Haine, mais bien par une suite d’expressions mesquines et dégradantes telles que : pompes funèbres, formalités, dispositions, enquêtes. J’eus alors l’occasion d’apprendre à les détecter. Une autre chose me frappa : les rideaux que les domestiques gardaient fermés durant la journée. Pourquoi rester dans l’obscurité après la mort d’Ellie ? Absurde !

L’enquête fut une révélation pour moi. Je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à ce genre de formalité qui me fit l’effet d’un travail d’amateur. Le « coroner » s’exprimait avec affectation et portait un pince-nez. Il m’appela à la barre des témoins où je dus prouver l’identité d’Ellie et relater les faits de cette mémorable matinée du 17 septembre où ma femme, en me quittant, m’avait paru parfaitement normale et en excellente santé.

Shaw prit ma place et exposa en quelques phrases brèves le résultat de son examen : aucune blessure grave, luxation de la clavicule, contusions. À son avis, la mort avait été instantanée et due uniquement au choc provoqué par la chute.

Greta vint témoigner à son tour et souligna plus qu’elle ne l’avait fait précédemment auprès du médecin la fragilité du cœur de son amie qui avait inquiété les spécialistes américains, trois ou quatre ans plus tôt.

Après, ce furent les quelques témoins qui s’étaient trouvés à proximité du lieu de l’accident. Le vieil arracheur de pommes de terre fut entendu le premier. Il avait aperçu la cavalière à une cinquantaine de mètres environ. Il savait qui elle était, bien qu’il ne lui eût jamais adressé la parole.

À la question :

— Vous la connaissiez de vue ?

Il répondit :

— Non, mais je connais bien le cheval qu’elle montait. Il a une marque blanche sur une patte. Il appartenait à Mr. Carey de Shettle-groom. Je sais qu’il s’est montré toujours très docile.

— Le jour de l’accident, vous l’avez vu passer au galop non loin de vous : vous a-t-il paru effrayé ?

— Absolument pas.

— Parlez-nous des personnes que vous avez rencontrées au cours de la matinée.

— Le chemin près duquel je travaillais, est très peu fréquenté. Il sert parfois de raccourci entre quelques fermes isolées et le village. Je n’ai remarqué qu’un homme à bicyclette, un autre à pied et, un peu plus tard, avant le passage de la cavalière, Mrs. Lee… je crois bien qu’il s’agissait d’elle, mais en vérité je me trouvais trop loin pour distinguer ses traits. Elle suivait le chemin venant dans ma direction lorsque, brusquement, elle a biaisé et s’est enfoncée dans les sous-bois.

Le coroner demanda pourquoi Mrs. Lee n’était pas présente à l’audience et on lui dit que l’intéressée avait quitté le village quelques jours plus tôt, sans indiquer où elle se rendait. Comme cela lui arrivait fréquemment, personne ne s’en inquiétait. Quelqu’un crut se souvenir d’avoir constaté son absence un ou deux jours avant le matin de l’accident.

Le vieil homme fut rappelé à la barre.

— Vous avez cependant l’impression que c’est bien Mrs. Lee que vous avez aperçue ?

— Ma foi, je ne pourrais le jurer, mais la femme portait une cape rouge comme celle de Mrs. Lee.

— Je vous remercie. Mr. Rogers, veuillez revenir à la barre, je vous prie. Connaissez-vous Mrs. Lee ?

— Oui, très bien.

— Avez-vous eu l’occasion de lui parler ?

— Assez souvent… ou plutôt, c’est elle qui s’est adressée à ma femme et à moi.

— Vous a-t-elle jamais menacés l’un ou l’autre ?

Je réfléchis un moment.

— Dans un sens oui, bien que…

— Continuez.

— … j’ai toujours pris ses bavardages à la légère.

— Son ton insinuait-il qu’elle en voulait à votre femme pour une raison particulière ?

— Ma femme me l’a assuré un jour, bien qu’elle ne s’expliquait pas l’animosité de la bohémienne.

— Lui auriez-vous ordonné de ne plus approcher votre propriété en la menaçant au cas où elle ignorerait votre avertissement ?

— Les menaces sont toujours venues de sa part.

— La tenez-vous pour une déséquilibrée ?

— Oui. Pour moi, elle est persuadée que ce terrain, sur lequel nous avons bâti notre maison, appartient encore à sa tribu et sa conviction est devenue une idée fixe.

— Elle n’a jamais tenté de porter la main sur votre femme ?

— Non, elle se bornait à lui prédire un avenir funeste.

— Lui est-il arrivé d’employer le mot « mort » ?

— Il me semble bien, en effet, mais comme je vous le disais, je me prenais pas ses paroles au sérieux et ne les écoutais guère.

— Et votre femme ?

— Elle redoutait les bavardages de Mrs. Lee. Néanmoins, je ne tiens pas la vieille femme pour responsable du mal qu’elle a pu faire.

Là-dessus, la séance fut ajournée à quinze jours, pour donner le temps à Mrs. Lee de venir témoigner. Tout indiquait que la mort d’Ellie avait été accidentelle, mais on ne savait pas encore exactement à quoi l’attribuer.

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