LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Je perdis la notion du temps. Je me sentais très fatigué et il m’arrivait, par moments, de m’endormir. À mon réveil, je me trouvai au centre d’un cercle d’hommes de loi et de médecins. Les médecins me harcelaient de questions auxquelles je ne voulais pas répondre. L’un d’entre eux me demanda plusieurs fois si je désirais quelque chose. Je le priai de me fournir un stylo et du papier. Je voulais mettre par écrit tous les événements de ma vie, mes impressions, mes projets. J’étais convaincu que le monde aimerait à connaître mon histoire parce que j’étais une personne étonnante, avec mon passé jalonné d’exploits surprenants. Un médecin trouva l’idée bonne et je lui dis :

— Vous permettez aux criminels de faire une déposition, pourquoi n’agirais-je pas de même ? Qui sait, peut-être qu’un jour, tout le monde me lira ?

Je n’écrivais pas vite, car je me fatiguais rapidement. Quelqu’un fit devant moi allusion à une expression bizarre « responsabilité amoindrie ». Un autre, qui n’était pas d’accord, protesta. Ils ne se gênaient pas pour exprimer leur opinion en ma présence, s’imaginant sans doute que je n’écoutais pas. Puis, je dus passer devant un tribunal et j’insistai pour qu’on m’apportât mon meilleur costume : je voulais impressionner mon public. Au cours du procès, j’appris qu’on me faisait surveiller depuis longtemps par des détectives. Ellie ne s’était pas trompée : nos domestiques avaient bien été placés chez nous par Lippincott et ils avaient découvert des tas de choses sur Greta et moi, par exemple que nous nous donnions des rendez-vous secrets dans le pavillon isolé. Curieux… depuis qu’elle est morte, Greta ne m’intéresse plus du tout. Après l’avoir étranglée, je l’ai complètement oubliée. J’ai plusieurs fois cherché à revivre la sensation merveilleuse que j’avais ressenti en serrant son cou entre mes doigts, mais même cela s’est effacé de ma mémoire…

Ils m’amenèrent ma mère, un jour, par surprise. Elle resta près de la porte et l’anxiété que je lui connaissais avait disparu de son visage, remplacée par une grande tristesse. Ni l’un ni l’autre nous n’avions grand-chose à nous dire :

Elle prononça simplement :

— J’ai essayé, Mike… j’ai essayé du mieux que je pouvais de vous garder en sécurité. J’ai échoué. J’ai toujours craint que cela n’arrive.

— Ce n’est pas votre faute, Mummy. J’ai pris le chemin qui m’attirait.

Santonix m’avait dit quelque chose de semblable. Lui aussi, avait eu peur. Et pas plus lui que ma mère ils n’avaient rien pu pour moi. Personne n’aurait rien pu… à part moi, peut-être ? Je ne sais pas. Je n’en suis pas sûr. De temps à autre, je me rappelle le soir où Ellie m’a demandé : « À quoi pensez-vous en me regardant ainsi ?… Comme si vous m’aimiez ». Dans un sens, je l’avais aimée. Elle était si douce, Ellie. Née pour le Bonheur…

L’ennui est que j’ai toujours voulu trop de choses, et je les voulais sans avoir à fournir d’effort.

Le jour où j’avais rencontré Ellie, nous avions redescendu la route du « Champ du Gitan » ensemble, et rencontré Esther. L’avertissement de la bohémienne m’avait donné l’idée de payer la vieille femme – je savais qu’elle ferait n’importe quoi pour de l’argent – afin qu’elle effraye Ellie, lui donner l’impression qu’elle courait un grand danger. J’avais pensé que, de cette manière, la mort de ma femme passerait pour consécutive à un choc cardiaque. Je sais à présent qu’Esther avait eu peur, peur pour Ellie. Elle l’avait prévenue contre le « Champ du Gitan » mais en fait, elle cherchait à la prévenir contre moi. Je n’avais pas compris, Ellie non plus.

Était-ce de moi qu’Ellie avait peur ? Probablement, bien qu’elle ne le réalisât pas. Elle sentait que quelque chose la menaçait, qu’un danger la guettait. Santonix avait deviné le mal qui me possédait, exactement comme ma mère, et peut-être Ellie aussi ? Mais elle s’en moquait, Ellie s’en était toujours moqué. C’est étrange. À présent, je sais que nous étions heureux ensemble, très heureux. Si seulement, je l’avais admis plus tôt. J’ai eu ma chance – tout le monde a une chance – et… je lui ai tourné le dos.

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