LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Au bout d’un silence que je trouvais interminable, il annonça :

— Je crains que vous ne deviez vous préparer tous deux à subir les remontrances de l’entourage d’Ellie. Pour ma part, j’ai fait tout mon possible pour amortir le choc.

— Vous êtes donc de notre côté ?

— Vous pouvez difficilement demander à un homme de loi prudent de se hasarder à prendre parti. J’ai seulement appris au cours de ma carrière qu’il est sage d’accepter ce que l’on appelle un fait accompli. Vous vous êtes aimés, vous vous êtes mariés aussitôt et, si j’en crois ce qu’Ellie m’a écrit, vous avez acheté une propriété dans le sud de l’Angleterre, sur laquelle vous désirez bâtir une maison. Vous comptez donc vivre dans ce pays ?

Légèrement irrité, je rétorquai :

— Y verriez-vous quelque inconvénient, monsieur ? En m’épousant, Ellie a acquis le droit de séjour en Grande-Bretagne. Donc, rien ne nous empêche de nous installer ici, si le cœur nous en dit.

— Sans aucun doute. Et dans ce sens, Fenella peut se fixer où bon lui semble puisqu’elle possède des propriétés en plusieurs points du globe. Souvenez-vous, ma chère, que la maison de Nassau vous appartient.

— J’aurais cru qu’elle appartenait plutôt à Cora, à la manière dont elle en parle.

— Elle est enregistrée à votre nom. Il y a aussi celle de Long Island, plus quelques terrains pétrolifères disséminés dans l’Ouest, où vous serez toujours la bienvenue.

Malgré son ton moqueur, je me demandai si ce n’était pas à mon intention qu’il dressait l’inventaire de la fortune de ma femme ? Pas très joli de mettre sous le nez d’un mari pauvre l’empire dont sa femme détient les leviers de commande ! Je n’aurais pas cru Lippincott capable de ce méchant tour. Il est vrai que s’il me prenait sans doute pour un coureur de dot son petit numéro avait pour but de me laisser entendre que l’opinion publique me condamnerait. Mais comment deviner ce que le vieux renard dissimulait au juste sous sa mine avenante ?

Je l’entendis expliquer à Ellie :

— J’ai apporté des dossiers qu’il nous faudra revoir ensemble. J’aurai besoin de votre signature…

— Je serai à votre disposition quand vous le voudrez, oncle Andrew.

— Rien ne presse. J’ai d’autres affaires à régler à Londres où je resterai une dizaine de jours.

Dix jours… ce serait long ! Le bonhomme se montrait apparemment aimable envers moi, mais je pressentais qu’il réservait son opinion à mon sujet. De toute manière, s’il décidait de me considérer en ennemi, je ne doutais pas qu’il n’en laisserait rien paraître.

Son toussotement discret me ramena une fois de plus à la réalité.

— À présent que nous avons fait connaissance et que nous sommes renseignés sur ce que vous attendez de l’avenir, permettez-moi, ma chère enfant, d’avoir un entretien privé avec votre mari.

Tout de suite, Ellie s’affola :

— Pourquoi ne pas parler devant moi, oncle Andrew ?

Je lui entourai les épaules de mon bras.

— Ne vous alarmez pas, chérie. Il est tout naturel que Mr. Lippincott veuille me jauger.

Je la guidai doucement vers notre chambre dont je refermai sur elles les doubles portes.

Revenant prendre place en face de l’homme de loi, je lançai crânement :

— Je vous écoute, monsieur.

— Merci, Michaël. Tout d’abord, je tiens à vous affirmer que je ne suis pas, comme vous le pensez sans doute, votre ennemi.

D’un ton peu convaincu, je murmurai :

— Je suis heureux de vous l’entendre dire.

— Je désire simplement vous entretenir de choses qu’il m’est difficile d’évoquer devant cette chère enfant, dont je suis le tuteur et que j’aime comme ma propre fille. Vous n’avez probablement pas encore eu le temps de réaliser à quel point Fenella est une personne hors du commun tant par sa gentillesse que par son caractère si… impressionnable.

— Soyez assuré que j’aime ma femme…

— L’amour est une autre affaire. Je dois vous avouer en toute franchise que vous ne correspondez pas exactement au type d’homme que j’avais rêvé de lui voir épouser. À l’encontre de sa famille, j’aurais souhaité qu’elle choisît quelqu’un de son entourage, un garçon muni d’un bon bagage…

— Très riche !

— Pas forcément… À mon avis, une même éducation est ce qui assure la base la plus solide pour l’entente entre les époux. Ne me jugez pas trop snob, et soyez persuadé que je n’oublie pas qu’après tout le grand-père Guteman débuta dans la vie en qualité de débardeur, avant de devenir l’un des plus riches Américains de notre époque.

— J’ai encore le temps de suivre son exemple.

— Pourquoi pas ? Avez-vous quelque ambition de cette nature ?

— L’argent n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Non, j’aimerais, ma foi… j’aimerais aller quelque part… accomplir quelque chose… je ne sais pas trop quoi, d’ailleurs.

— Vous souhaitez atteindre le but que vous vous serez fixé ? C’est là une légitime et sympathique aspiration.

— Je me rends parfaitement compte que je me trouve au bas de l’échelle, sans le moindre bagage. Je n’ai jamais prétendu le contraire.

— Cette franchise est tout à votre honneur. À présent, Michaël, mon rôle d’administrateur et de conseiller auprès de votre femme me donne le droit de vous interroger sur votre passé.

— J’imagine que vous découvririez tout ce qui vous intéresse en faisant procéder à une petite enquête.

— Ce serait là, en effet, une méthode facile, mais je désire que vous me renseigniez vous-même.

Cette solution ne m’enchantait pas, il devait s’en douter. Ne sommes-nous pas instinctivement poussés à sublimer la triste réalité d’une existence plutôt médiocre ? Il m’était souvent arrivé de vanter mes qualités alors que ma conduite n’avait jamais rien eu de très honorable. À ma sortie du collège, par exemple, lorsque je jouais les durs auprès des filles et des copains que je souhaitais épater. Tout le monde agit de même ! En chacun de nous, il y a un bon et un mauvais côté. Nous cherchons toujours à dissimuler ce dernier. Toutefois, je ne désirais pas tellement bluffer Lippincott. Certes, il m’avait bien assuré qu’il aimerait apprendre mon passé de ma propre bouche, mais rien ne m’assurait qu’il ne procéderait pas à sa petite enquête ensuite. Alors, j’optai pour la vérité toute nue. Mon père ivrogne, ma vie de pierre qui roule sans amasser de mousse, ma mère – seul membre honorable de la famille – qui s’était tuée au travail pour me permettre de poursuivre des études dont je n’avais tiré aucun profit. Lippincott se montra un auditeur attentif, mais je compris trop tard que les quelques mots qu’il glissait çà et là pour soutenir mon exposé, m’acculaient un peu plus à exprimer la seule vérité. Au bout de dix minutes, je fus soulagé d’en avoir terminé avec cette confession.

Mon interlocuteur déclara aussitôt :

— Vous avez affronté la vie avec un goût très prononcé pour l’aventure, Mr. Rogers… Michaël. À tout prendre, ce n’est pas un mauvais début. Maintenant, parlez-moi un peu de cette maison que vous et Fenella vous proposez d’habiter.

— La propriété se trouve à proximité d’un petit village du nom de Market Chadwell.

— Oui, je suis allé y jeter un coup d’œil avant de venir ici.

J’en eus le souffle coupé. Cette initiative démontrait mieux que n’importe quoi, à quel point ce type empruntait des voies détournées pour établir son opinion.

— Le site est très beau et la maison sera splendide. Santonix s’occupe des plans. Rudolph Santonix… Peut-être le connaissez-vous ?

— J’ai vu son nom dans plusieurs revues.

— Je me rappelle qu’il a eu l’occasion de travailler aux États-Unis.

— En effet. Un architecte de grande réputation, mais je crois savoir que sa santé lui donne beaucoup de soucis.

— Il se croit à l’article de la mort. Je suis convaincu qu’il exagère. Il guérira. Les médecins et leurs diagnostics ne sont pas infaillibles.

— J’espère que votre opinion se révélera juste. Vous êtes un optimiste, Michaël.

— En ce qui concerne la santé de Santonix, oui.

— J’ai le sentiment que Fenella et vous, avez fait un bon placement en achetant cette propriété…

Son allusion à notre achat commun me toucha.

— J’ai consulté Mr. Crawford à ce sujet et…

— Mr. Crawford ?

— Il représente la firme de notaires qui a procédé aux formalités d’achat. Il m’a affirmé que la propriété aurait dû atteindre une somme bien supérieure. Je dois reconnaître que le prix demandé m’a intrigué. Je suis assez familier avec les différents prix du terrain dans ce pays et je ne m’explique pas très bien la raison pour laquelle « Les Tours » s’est vendu si bon marché. Mr. Crawford m’a paru légèrement embarrassé lorsque je lui ai posé la question et s’est refusé à y répondre franchement.

J’ajoutai en ricanant :

— Parce que la propriété est maudite !

— Je vous demande pardon ?

— Les Bohémiens qui s’y étaient installés y ont jeté un mauvais sort, avant d’en être chassés. Les villageois l’appellent « Le Champ du Gitan ».

— Racontez-moi ça !

— Je ne sais jusqu’à quel point l’histoire qui circule est authentique, mais il paraîtrait qu’une femme infidèle y fut tuée avec son amant par son mari, lequel se suicida par la suite. Cela remonte à plusieurs années. Cependant les locataires qui s’y installèrent après ce malheureux couple, n’y demeurèrent jamais longtemps. Une bande de Bohémiens campaient à l’origine sur ce terrain et le jour où les autorités les obligèrent à quitter les lieux, ils laissèrent derrière eux une malédiction qui selon eux devait frapper tous ceux qui s’approcheraient de l’endroit.

— Un magnifique échantillon du folklore britannique ! Ni Fenella ni vous ne vous êtes laissés impressionner par cette malédiction ?

— Nous n’ajoutons pas foi à de telles sottises. Ces racontars nous ont permis d’acquérir la propriété à bas prix et je m’en félicite.

Au moment même où je prononçais ces mots, je compris à quel point ma remarque était ridicule puisque avec l’argent qu’elle possédait, Ellie aurait pu s’offrir des centaines de terrains et de maisons. Néanmoins, le souvenir du grand-père Guteman me rappela qu’un homme qui fait fortune cherche toujours à acheter à bas prix pour revendre avec un gros profit.

Lippincott m’affirma dans un sourire :

— Rassurez-vous, je ne suis pas superstitieux non plus et la vue dont on jouit de votre maison est magnifique. Je souhaite seulement que lorsque vous vous y installerez, votre femme n’entende pas trop parler de ces histoires de malédiction.

— Je ferai tout mon possible pour lui épargner ce désagrément, mais à mon avis, personne n’osera les lui rappeler.

— Les habitants d’un village sont bavards et se plaisent à répandre les contes qui ont un caractère mystérieux. Fenella, ne l’oubliez pas, est très sensible et se laisse facilement impressionner. Ce qui m’amène à un autre sujet… — Il parut réfléchir un moment, puis, frappant sur la table du plat de la main : — Michaël, vous m’avez bien dit que vous ne connaissiez pas Greta Andersen ?

— En effet, pourquoi ?

— C’est curieux, j’aurais pourtant juré que vous l’aviez rencontrée. Que savez-vous d’elle, Michaël ?

— Seulement ce qu’Ellie m’en a rapporté. Elle a vécu auprès d’elle durant des années, à ce qu’elle m’a dit.

— Quatre, pour être précis. Mrs. Van Stuyvesant l’avait engagée pour perfectionner l’allemand de sa belle-fille et l’a gardée pour veiller sur Ellie, en prévision des absences – trop fréquentes à mon avis – qui l’empêchaient de veiller elle-même sur celle qui est devenue votre femme. Les références de Greta étaient excellentes et il est normal qu’en sa compagnie, Fenella se sentant moins seule, se soit prise d’affection pour elle.

— Je comprends.

— Je dois avouer que l’amitié que ma pupille lui porte me paraît un peu excessive. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous donner franchement mon opinion ?

— Pas du tout. Pour ma part, je reconnais avoir souvent éprouvé une certaine irritation en entendant Ellie citer sans cesse le nom de Greta, comme si cette femme avait seule le don de tout accomplir à la perfection.

— Et malgré cela, ma pupille n’a jamais manifesté l’intention de vous présenter son amie ?

— Ma foi, à la réflexion, il me semble qu’elle a dû y faire allusion une ou deux fois, mais à cette époque, nous étions trop occupés de nous-mêmes pour nous attarder sur ce sujet. Je ne désirais pas particulièrement rencontrer cette Greta : je voulais Ellie pour moi seul.

— Je vois… Ellie n’a-t-elle pas souhaité voir Greta assister à votre mariage ?

— Si.

— Et vous ne vouliez toujours pas d’elle ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas. J’avais toutefois le sentiment confus que cette personne, encore inconnue, avait trop d’influence sur ma femme qui se laissait guider par elle et acceptait de se plier à ses caprices. Pardonnez-moi, Mr. Lippincott, je ne devrais pas vous raconter cela, mais… depuis que je connais Ellie, je ne puis me défaire d’un vague sentiment de jalousie à l’égard de cette Greta. Sans doute, pour la très simple cérémonie du mariage, Ellie aurait-elle aimé que son amie fût là. Je m’y suis opposé. Je veux que ma femme se défasse de l’influence de cette étrangère.

— Je vous comprends et je reconnais que vous avez agi avec sagesse.

— Vous n’aimez pas Greta, vous non plus, monsieur ?

— Vous pouvez difficilement employer les mots « non plus » si vous n’avez jamais rencontré l’intéressée.

— C’est vrai, mais en entendant souvent parler de quelqu’un, on peut se faire une idée assez exacte sur son compte. Pourquoi, n’aimez-vous pas Greta, Mr. Lippincott ?

— Tout simplement parce que j’ai le bonheur de ma pupille à cœur. Je crains que l’influence de Miss Andersen ne devienne dangereuse pour Ellie.

— Vous pensez que Greta essayerait de se mettre entre nous ?

— Il n’est pas en mon pouvoir d’affirmer une telle chose.

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