LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Ce disant, il fixa sur moi un de ces regards perçants qui avaient le don de m’embarrasser. Je ne savais trop que répondre. Lippincott reprit bientôt :

— Pour le moment, il n’est donc pas question que cette personne vienne habiter sous votre toit ?

— Si je puis l’éviter, cela ne se produira jamais.

— Vous en avez déjà parlé avec Fenella ?

— Vaguement. Mariés depuis très peu de temps, nous aspirons à notre tranquillité… au moins pour quelques mois. Je ne prétends pas que si Greta veut nous rendre visite pour un week-end, nous lui fermerions la porte au nez. À l’occasion, il sera tout à fait naturel qu’Ellie et elle se revoient.

— Bien sûr. Avez-vous pensé que cette jeune personne va bientôt se trouver dans une situation peu enviable ? Nul ne voudra prendre à son service une gouvernante qui a abusé de la confiance de ses derniers employeurs.

— Vous croyez que Greta viendra alors, en Angleterre, afin de vivre chez nous ?

— Ne prenez pas mes remarques trop au pied de la lettre. Après tout, il est possible que Miss Andersen ne soit pas aussi perverse que je la dépeins. Je ne puis m’empêcher de désapprouver certaines de ses dissimulations et les moyens auxquels elle a eu recours pour mettre son plan à exécution. Je redoute que ma pupille, qui a très bon cœur, ne souffre des ennuis de son amie et que, poussée par un sentiment de culpabilité, de responsabilité en somme, elle ne lui offre de vivre chez vous.

— Je doute fort que ma femme persiste longtemps dans ce sens, monsieur. N’y aurait-il pas un moyen de nous débarrasser de cette gêneuse ? Ellie pourrait lui verser une pension.

— Impossible, Miss Andersen est trop jeune. Elle est jeune… et belle. Je dois admettre que les hommes sont généralement attirés par elle. — Il prononça ces mots d’un ton pincé, presque hostile.

— Alors, peut-être se mariera-t-elle ? Si elle est aussi remarquable que le prétend Ellie, de plus sa beauté lui fournira un atout majeur dans tous les domaines.

— Il paraîtrait que plusieurs prétendants se sont présentés et qu’elle les a tous repoussés. Votre idée de pension n’est pas mauvaise, après tout. Nous pourrions… la présenter de manière à ne choquer la susceptibilité de personne. Fenella ayant atteint sa majorité et s’étant mariée grâce à l’aide de son amie, céderait à un sentiment de gratitude en lui signant un chèque qui la dédommagerait des difficultés qu’elle pourrait rencontrer.

— Eh bien ! tout cela me semble parfait.

— À nouveau, je constate que vous êtes un optimiste, mon garçon. Espérons que Greta acceptera cette solution.

— Elle serait bien sotte de dédaigner un tel cadeau !

— Je voudrais voir cesser son influence sur Ellie. J’aimerais pouvoir compter sur vous pour m’aider à hâter ce résultat.

— Comptez sur moi. Je ferai tout pour empêcher cette fille de s’implanter dans mon ménage.

— Peut-être changerez-vous d’avis en la voyant ?

— J’en doute fort. Les maîtresses-femmes m’ont toujours effrayé, quand bien même leur beauté séduirait tous les hommes.

— Merci de m’avoir écouté si patiemment, Michaël. Fenella et vous devrez m’accorder le plaisir de dîner avec moi, un de ces soirs. Mardi prochain, par exemple ? Peut-être qu’entre-temps, vous aurez eu la visite de Cora Van Stuyvesant et de Frank Barton.

— Me faudra-t-il vraiment les affronter ?

— Certainement. Ne vous laissez pas trop impressionner. — Il dit cela en m’adressant un bon sourire. — Cora se montrera, sans aucun doute, grossière et Frank affichera une bonhomie dépourvue de tact. Reuben ne viendra probablement que plus tard.

— J’ignorais l’existence de ce dernier… un autre parent éloigné peut-être ?

J’allai ouvrir la porte de communication et annonçai à Ellie :

— Venez, chérie, l’interrogatoire est terminé.

Elle s’avança timidement dans la pièce, promena son regard de Lippincott à moi puis, sauta au cou de son tuteur.

— Cher oncle Andrew ! Je devine que vous avez été gentil avec Mike.

— Ma chère, si je ne me montrais pas diplomate envers votre mari, vous vous dispenseriez très vite de mes services. Je me réserve le droit de vous glisser quelques conseils lorsque je le jugerai nécessaire. Vous êtes si jeunes tous les deux !

— Nous vous écouterons avec patience, oncle Andrew.

— Maintenant, ma chère, j’aimerais m’entretenir quelques instants seul avec vous.

— À mon tour, donc, de disparaître !

Lançant un baiser à Ellie, je refermai sur moi les doubles portes. Comme je n’étais pas aussi bien élevé que ma femme et que j’ignorais tout des bonnes manières inculquées à un gentleman, je rouvris doucement le panneau intérieur afin d’écouter ce qui se dirait dans le salon. Je me faisais du souci pour rien. Après avoir émis certaines remarques sur les difficultés qu’allait me causer ma condition de mari pauvre, Lippincott parla du chèque pour Greta dont nous avions discuté ensemble et conclut :

— Je crois que vous devriez agir de même envers Mrs. Van Stuyvesant. Je sais qu’elle n’a absolument pas besoin de votre soutien financier puisqu’elle reçoit encore une pension du dernier mari duquel elle est divorcée, et que les actions, laissées par votre grand-père à son nom, lui rapportent une somme rondelette. Mais à mon avis, votre offre préviendrait sans doute ses commérages venimeux contre votre époux. Vous lui offririez une augmentation de son revenu en la prévenant que cette majoration lui sera retirée le jour où vous le jugeriez nécessaire. Ainsi prévenue, elle se montrera sûrement gentille avec vous et Michaël.

— Je sais que Cora m’a toujours détestée. Oncle Andrew… que pensez-vous de Mike ? Vous a-t-il fait une impression favorable ?

— C’est un très beau garçon, et je comprends votre attachement pour lui.

Ma foi, je n’aurais pu espérer mieux comme jugement ! Je ne correspondais pas au mari idéal qu’il avait rêvé pour Ellie et il ne cachait pas sa déception. Je refermai doucement le battant et quelques instants plus tard, on vint me libérer.

Notre visiteur prenait congé de nous lorsqu’un gamin apparut, portant un télégramme pour Ellie. Elle le lut à la hâte et poussa soudain une exclamation de plaisir.

— C’est Greta ! Elle arrive ce soir à Londres et viendra nous voir demain. Quelle heureuse surprise ! Vous ne trouvez pas ?

Elle leva les yeux sur deux mines déconfites et d’un ton pincé, Lippincott et moi, lançâmes hypocritement :

— Sans doute, ma chère.

CHAPITRE XI

Étant sorti très tôt le lendemain matin, je regagnai l’hôtel en fin de matinée pour trouver Ellie en compagnie d’une grande jeune femme blonde. À la manière dont elles s’entretenaient et riaient, je compris leur joie de s’être retrouvées. Mr. Lippincott avait raison, Greta était très belle et je ne doutai pas que les hommes se retournassent sur son passage. Ses cheveux couleur de lin s’enroulaient sur le sommet de sa tête en un chignon flatteur et je devais bien admettre qu’avec ses yeux bleu clair et sa silhouette aux lignes parfaites, Miss Andersen était quelqu’un !

Je m’approchai des deux femmes en cherchant à dominer la gêne qui me paralysait.

— Mike ! Venez faire la connaissance de Greta.

Je réussis à articuler une formule de politesse banale et Ellie reprit :

— Vous savez, chéri, sans elle nous n’aurions jamais réussi à nous marier.

Nerveux, je répliquai :

— N’exagérez pas, Ellie ! Je suis sûr que nous aurions fini par trouver le moyen de faire entendre raison à votre famille, sans l’aide de personne.

— J’en doute fort. Greta, vous ne m’avez rien écrit sur la façon dont ils se sont conduits envers vous.

— Je me serais bien gardée de troubler votre lune de miel, avec de pareilles histoires.

— Ce dut être terrible ?

— Naturellement. Je ne pouvais espérer qu’il en serait autrement mais croyez-moi, j’étais prête depuis longtemps à essuyer leur colère. Comme je le prévoyais, ils ont commencé par me congédier.

— Vous avez tout de même obtenu d’eux un bon certificat ?

— Certainement pas ! À leurs yeux, j’ai abusé de la confiance dont ils m’honoraient. Je dois avouer que cette… trahison m’a procuré le plus doux plaisir.

— Mais qu’allez-vous devenir à présent ?

— J’ai déjà trouvé un emploi.

— À New York ?

— Non, ma chère ! La semaine prochaine, je débute dans un emploi de secrétaire, à Londres.

— À Londres ? Mais pourrez-vous vous y débrouiller ?

— Aucun problème matériel ne se pose pour moi avec tous les chèques que vous m’avez laissés, en prévision du jour où vous vous envoleriez du nid.

Son anglais était parfait, teinté d’un petit accent charmant.

— J’ai assez voyagé, reprit-elle, et je vais à présent m’installer à Londres où, en une matinée, j’ai déjà acheté un tas de choses.

Avec un sourire heureux, Ellie remarqua :

— Mike et moi avons aussi fait beaucoup d’emplettes.

Nous avions en effet rapporté quantité d’objets de nos voyages : tissus d’ameublement italiens, tableaux, meubles, destinés à décorer notre intérieur. Chaque pièce nous a coûté un argent que je n’aurais jamais pu amasser durant toute une vie de dur labeur. Que le monde est étrange !

Greta changea de conversation.

— Vous resplendissez tous deux de bonheur.

— Vous n’avez pas encore vu notre maison. Elle sera exactement comme nous l’avions rêvée, n’est-ce pas, Mike ?

Sans attendre ma réponse, Miss Andersen s’exclama :

— Je l’ai vue ! Figurez-vous qu’à mon arrivée, j’ai loué une voiture et me suis rendue à Kingston Bishop.

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