Robinson Crusoé – Tome I

LE RADEAU

Mon radeau était alors assez fort pour porterun poids raisonnable ; il ne s’agissait plus que de voir dequoi je le chargerais, et comment je préserverais ce chargement duressac de la mer ; j’eus bientôt pris ma détermination.D’abord, je mis touts les bordages et toutes les planches que jepus atteindre ; puis, ayant bien songé à ce dont j’avais leplus besoin, je pris premièrement trois coffres de matelots, quej’avais forcés et vidés, et je les descendis sur mon radeau. Lepremier je le remplis de provisions, savoir : du pain, du riz,trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée,dont l’équipage faisait sa principale nourriture, et un petit restede blé d’Europe mis à part pour quelques poules que nous avionsembarquées et qui avaient été tuées. Il y avait aussi à bord un peud’orge et de froment mêlé ensemble ; mais je m’apperçus, à mongrand désappointement, que ces grains avaient été mangés ou gâtéspar les rats. Quant aux liqueurs, je trouvai plusieurs caisses debouteilles appartenant à notre patron, dans lesquelles étaientquelques eaux cordiales ; et enfin environ cinq ou six gallonsd’arack ; mais je les arrimai séparément parce qu’il n’étaitpas nécessaire de les mettre dans le coffre, et que, d’ailleurs, iln’y avait plus de place pour elles. Tandis que j’étais occupé àceci, je remarquai que la marée, quoique très-calme, commençait àmonter, et j’eus la mortification de voir flotter au large monjustaucorps, ma chemise et ma veste, que j’avais laissés sur lesable du rivage. Quant à mon haut-de-chausses, qui était seulementde toile et ouvert aux genoux, je l’avais gardé sur moi ainsi quemes bas pour nager jusqu’à bord. Quoi qu’il en soit, cela m’obligead’aller à la recherche des hardes. J’en trouvai suffisamment, maisje ne pris que ce dont j’avais besoin pour le présent ; car ily avait d’autres choses que je convoitais bien davantage, tellesque des outils pour travailler à terre. Ce ne fut qu’après unelongue quête que je découvris le coffre du charpentier, qui futalors, en vérité, une capture plus profitable et d’une bien plusgrande valeur, pour moi, que ne l’eût été un plein vaisseau d’or.Je le descendis sur mon radeau tel qu’il était, sans perdre montemps à regarder dedans, car je savais, en général, ce qu’ilcontenait.

Je pensai ensuite aux munitions et auxarmes ; il y avait dans la grande chambre deux très-bonsfusils de chasse et deux pistolets ; je les mis d’abord enréserve avec quelques poires à poudre, un petit sac de menu plombet deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il existait à bordtrois barils de poudre mais j’ignorais où notre canonnier les avaitrangés ; enfin je les trouvai après une longue perquisition.Il y en avait un qui avait été mouillé ; les deux autresétaient secs et en bon état, et je les mis avec les armes sur monradeau. Me croyant alors assez bien chargé, je commençai à songercomment je devais conduire tout cela au rivage ; car jen’avais ni voile, ni aviron, ni gouvernail, et la moindre boufféede vent pouvait submerger mon embarcation.

Trois choses relevaient mon courage : 1°une mer calme et unie ; 2° la marée montante et portant à laterre ; 3° le vent, qui tout faible qu’il était, soufflaitvers le rivage. Enfin, ayant trouvé deux ou trois rames rompuesappartenant à la chaloupe, et deux scies, une hache et un marteau,en outre des outils qui étaient dans le coffre, je me mis en meravec ma cargaison. Jusqu’à un mille, ou environ, mon radeau allatrès-bien ; seulement je m’apperçus qu’il dérivait un peuau-delà de l’endroit où d’abord j’avais pris terre. Cela me fitjuger qu’il y avait là un courant d’eau, et me fit espérer, parconséquent, de trouver une crique ou une rivière dont je pourraisfaire usage comme d’un port, pour débarquer mon chargement.

La chose était ainsi que je l’avais présumé.Je découvris devant moi une petite ouverture de terre, et je vis lamarée qui s’y précipitait. Je gouvernai donc mon radeau du mieuxque je pus pour le maintenir dans le milieu du courant ; maislà je faillis à faire un second naufrage, qui, s’il fût advenu,m’aurait, à coup sûr, brisé le cœur. Cette côte m’étant tout-à-faitinconnue, j’allai toucher d’un bout de mon radeau sur un banc desable, et comme l’autre bout n’était point ensablé, peu s’en fallutque toute ma cargaison ne glissât hors du train et ne tombât dansl’eau. Je fis tout mon possible, en appuyant mon dos contre lescoffres, pour les retenir à leur place ; car touts mes effortseussent été insuffisants pour repousser le radeau ; je n’osaispas, d’ailleurs, quitter la posture où j’étais. Soutenant ainsi lescoffres de toutes mes forces, je demeurai dans cette position prèsd’une demi-heure, durant laquelle la crue de la marée vint meremettre un peu plus de niveau. L’eau s’élevant toujours, quelquetemps après, mon train surnagea de nouveau, et, avec la rame quej’avais, je le poussai dans le chenal. Lorsque j’eus été drosséplus haut, je me trouvai enfin à l’embouchure d’une petite rivière,entre deux rives, sur un courant ou flux rapide qui remontait.Cependant je cherchais des yeux, sur l’un et l’autre bord, uneplace convenable pour prendre terre ; car, espérant, avec letemps, appercevoir quelque navire en mer, je ne voulais pas melaisser entraîner trop avant ; et c’est pour cela que jerésolus de m’établir aussi près de la côte que je le pourrais.

Enfin je découvris une petite anse sur la rivedroite de la crique, vers laquelle, non sans beaucoup de peine etde difficulté, je conduisis mon radeau. J’en approchai si près,que, touchant le fond avec ma rame, j’aurais pu l’y pousserdirectement ; mais, le faisant, je courais de nouveau lerisque de submerger ma cargaison, parce que la côte était raide,c’est-à-dire à pic et qu’il n’y avait pas une place pour aborder,où, si l’extrémité de mon train eût porté à terre, il n’eût étéélevé aussi haut et incliné aussi bas de l’autre côté que lapremière fois, et n’eût mis encore mon chargement en danger. Toutce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fût à sa plusgrande hauteur, me servant d’un aviron en guise d’ancre pourretenir mon radeau et l’appuyer contre le bord, proche d’un terrainplat que j’espérais voir inondé, ce qui arriva effectivement. Sitôt que je trouvai assez d’eau, – mon radeau tirait environ unpied, – je le poussai sur le terrain plat, où je l’attachai ouamarrai en fichant dans la terre mes deux rames brisées ;l’une d’un côté près d’un bout, l’autre du côté opposé près del’autre bout, et je demeurai ainsi jusqu’à ce que le jusant eûtlaissé en sûreté, sur le rivage, mon radeau et toute macargaison.

Ensuite ma première occupation fut dereconnaître le pays, et de chercher un endroit favorable pour mademeure et pour ranger mes bagages, et les mettre à couvert de toutce qui pourrait advenir. J’ignorais encore où j’étais. Était-ce uneîle ou le continent ? Était-ce habité ou inhabité ?Étais-je ou n’étais-je pas en danger des bêtes féroces ? À unmille de moi au plus, il y avait une montagne très-haute ettrès-escarpée qui semblait en dominer plusieurs autres dont lachaîne s’étendait au Nord. Je pris un de mes fusils de chasse, unde mes pistolets et une poire à poudre, et armé de la sorte je m’enallai à la découverte sur cette montagne. Après avoir, avecbeaucoup de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris,à ma grande affliction, ma destinée, c’est-à-dire que j’étais dansune île au milieu de l’Océan, d’où je n’appercevais d’autre terreque des récifs fort éloignés et deux petites îles moindres quecelle où j’étais, situées à trois lieues environ vers l’Ouest.

Je reconnus aussi que l’île était inculte, etque vraisemblablement elle n’était habitée que par des bêtesféroces ; pourtant je n’en appercevais aucune ; mais enrevanche, je voyais quantité d’oiseaux dont je ne connaissais pasl’espèce. Je n’aurais pas même pu, lorsque j’en aurais tué,distinguer ceux qui étaient bons à manger de ceux qui ne l’étaientpas. En revenant, je tirai sur un gros oiseau que je vis se posersur un arbre, au bord d’un grand bois ; c’était, je pense, lepremier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis lacréation du monde. Je n’eus pas plus tôt fait feu, que de toutesles parties du bois il s’éleva un nombre innombrable d’oiseaux dediverses espèces, faisant une rumeur confuse et criant chacun selonsa note accoutumée. Pas un d’eux n’était d’une espèce qui me fûtconnue. Quant à l’animal que je tuai, je le pris pour une sorte defaucon ; il en avait la couleur et le bec, mais non pas lesserres ni les éperons ; sa chair était puante et ne valaitabsolument rien.

Me contentant de cette découverte, je revins àmon radeau et me mis à l’ouvrage pour le décharger. Cela me prittout le reste du jour. Que ferais-je de moi à la nuit ? Oùreposerais-je ? en vérité je l’ignorais ; car jeredoutais de coucher à terre, ne sachant si quelque bête féroce neme dévorerait pas. Comme j’ai eu lieu de le reconnaître depuis, cescraintes étaient réellement mal fondées.

Néanmoins, je me barricadai aussi bien que jepus avec les coffres et les planches que j’avais apportés sur lerivage, et je me fis une sorte de hutte pour mon logement de cettenuit-là. Quant à ma nourriture, je ne savais pas encore comment j’ysuppléerais, si ce n’est que j’avais vu deux ou trois animauxsemblables à des lièvres fuir hors du bois où j’avais tiré surl’oiseau.

Alors je commençai à réfléchir que je pourraisencore enlever du vaisseau bien des choses qui me seraient fortutiles, particulièrement des cordages et des voiles, et autresobjets qui pourraient être transportés. Je résolus donc de faire unnouveau voyage à bord si c’était possible ; et, comme jen’ignorais pas que la première tourmente qui soufflerait briseraitnécessairement le navire en mille pièces, je renonçai à rienentreprendre jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout ce que jepourrais en avoir. Alors je tins conseil, en mes pensées veux-jedire, pour décider si je me resservirais du même radeau. Cela meparut impraticable ; aussi me déterminai-je à y retournercomme la première fois, quand la marée serait basse, ce que jefis ; seulement je me déshabillai avant de sortir de ma hutte,ne conservant qu’une chemise rayée [17], unepaire de braies de toile et des escarpins.

Je me rendis pareillement à bord et jepréparai un second radeau. Ayant eu l’expérience du premier, je fiscelui-ci plus léger et je le chargeai moins pesamment ;j’emportai, toutefois, quantité de choses d’une très-grande utilitépour moi. Premièrement, dans la soute aux rechanges du maîtrecharpentier, je trouvai deux ou trois sacs pleins de pointes et declous, une grande tarière, une douzaine ou deux de haches, et, deplus, cette chose d’un si grand usage nommée meule à aiguiser. Jemis tout cela à part, et j’y réunis beaucoup d’objets appartenantau canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux barilsde balles de mousquet, sept mousquets, un troisième fusil dechasse, une petite quantité de poudre, un gros sac plein de cendréeet un grand rouleau de feuilles de plomb ; mais ce dernierétait si pesant que je ne pus le soulever pour le faire passerpar-dessus le bord.

En outre je pris une voile de rechange dupetit hunier, un hamac, un coucher complet et touts les vêtementsque je pus trouver. Je chargeai donc mon second radeau de toutceci, que j’amenai sain et sauf sur le rivage, à ma très-grandesatisfaction.

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