Robinson Crusoé – Tome I

NAUFRAGE

Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandéla discrétion, qu’ils avaient le dessein d’équiper un vaisseau pourla côte de Guinée. – « Nous avons touts, comme vous, desplantations, ajoutèrent-ils, et nous n’avons rien tant besoin qued’esclaves ; mais comme nous ne pouvons pas entreprendre cecommerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement les Nègreslorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons, faire qu’un seulvoyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nosplantations. » En un mot, la question était que si je voulaisaller à bord comme leur subrécargue[11], pourdiriger la traite sur la côte de Guinée, j’aurais ma portioncontingente de Nègres sans fournir ma quote-part d’argent.

C’eût été une belle proposition, il faut enconvenir, si elle avait été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu àgouverner un établissement et une plantation à soi appartenant, enbeau chemin de devenir considérables et d’un excellentrapport ; mais pour moi, qui étais ainsi engagé et établi, quin’avais qu’à poursuivre, comme j’avais commencé, pendant trois ouquatre ans encore, et qu’à faire venir d’Angleterre mes autres centlivres sterling restant, pour être alors, avec cette petiteaddition, à peu près possesseur de trois ou quatre mille livres,qui accroîtraient encore chaque jour ; mais pour moi, dis-je,penser à un pareil voyage, c’était la plus absurde chose dont unhomme placé en de semblables circonstances pouvait se rendrecoupable.

Mais comme j’étais né pour être mon propredestructeur, il me fut aussi impossible de résister à cette offre,qu’il me l’avait été de maîtriser mes premières idées vagabondeslorsque les bons conseils de mon père échouèrent contre moi. En unmot, je leur dis que j’irais de tout mon cœur s’ils voulaient secharger de conduire ma plantation durant mon absence, et endisposer ainsi que je l’ordonnerais si je venais à faire naufrage.Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent par écrit ou parconvention, et je fis un testament formel, disposant de maplantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant monlégataire universel, le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé lavie, comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer demes biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament,c’est-à-dire qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leurproduit, et que l’autre moitié serait embarquée pourl’Angleterre.

Bref, je pris toutes précautions possiblespour garantir mes biens et entretenir ma plantation. Si j’avais uséde moitié autant de prudence à considérer mon propre intérêt, et àme former un jugement de ce que je devais faire ou ne pas faire, jene me serais certainement jamais éloigné d’une entreprise aussiflorissante ; je n’aurais point abandonné toutes les chancesprobables de m’enrichir, pour un voyage sur mer où je serais exposéà touts les hasards communs ; pour ne rien dire des raisonsque j’avais de m’attendre à des infortunes personnelles.

Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglémentà ce que me dictait mon goût plutôt que ma raison. Le bâtimentétant équipé convenablement, la cargaison fournie et toutes chosesfaites suivant l’accord, par mes partenaires dans ce voyage, jem’embarquai à la maleheure[12], le1er septembre, huit ans après, jour pour jour, qu’àHull, je m’étais éloigné de mon père et de ma mère pour faire lerebelle à leur autorité, et le fou quant à mes propresintérêts.

Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux,portait six canons et quatorze hommes, non compris le capitaine,son valet et moi. Nous n’avions guère à bord d’autre cargaison demarchandises, que des clincailleries[13]convenables pour notre commerce avec les Nègres, tels que desgrains de collier[14], desmorceaux de verre, des coquilles, de méchantes babioles, surtout depetits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognées et autreschoses semblables.

Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes àla voile, faisant route au Nord le long de notre côte, dans ledessein de cingler vers celle d’Afrique, quand nous serions par lesdix ou onze degrés de latitude septentrionale ; c’était, à cequ’il paraît, la manière de faire ce trajet à cette époque. Nouseûmes un fort bon temps, mais excessivement chaud, tout le long denotre côte jusqu’à la hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant lelarge, nous noyâmes la terre et portâmes le cap, comme si nousétions chargés pour l’île Fernando-Noronha ; mais, tenantnotre course au Nord-Est quart Nord, nous laissâmes à l’Est cetteîle et ses adjacentes. Après une navigation d’environ douze jours,nous avions doublé la ligne et nous étions, suivant notre dernièreestime, par les sept degrés vingt-deux minutes de latitude Nord,quand un violent tourbillon ou un ouragan nous désorientaentièrement. Il commença du Sud-Est, tourna à peu près auNord-Ouest, et enfin se fixa au Nord-Est, d’où il se déchaîna d’unemanière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmesque dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partoutoù la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant cesdouze jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaqueinstant à être englouti ; au fait, personne sur le vaisseaun’espérait sauver sa vie.

Dans cette détresse, nous eûmes, outre laterreur de la tempête, un de nos hommes mort de la calenture, et unmatelot et le domestique emportés par une lame. Vers le douzièmejour, le vent mollissant un peu, le capitaine prit hauteur, lemieux qu’il put, et estima qu’il était environ par les onze degrésde latitude Nord, mais qu’avec le cap Saint-Augustin il avaitvingt-deux degrés de différence en longitude Ouest ; de sortequ’il se trouva avoir gagné la côte de la Guyane, ou partieseptentrionale du Brésil, au-delà du fleuve des Amazones, versl’Orénoque, communément appelé la Grande Rivière.Alors il commença à consulter avec moi sur la route qu’il devaitprendre, car le navire faisait plusieurs voies d’eau et étaittout-à-fait désemparé. Il opinait pour rebrousser directement versles côtes du Brésil.

J’étais d’un avis positivement contraire.Après avoir examiné avec lui les cartes des côtes maritimes del’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avait point de pays habité oùnous pourrions relâcher avant que nous eussions atteint l’archipeldes Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire voile vers la Barbade,où nous espérions, en gardant la haute mer pour éviter l’entrée dugolfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en quinze jours denavigation, d’autant qu’il nous était impossible de faire notrevoyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre vaisseauet pour nous-mêmes.

Dans ce dessein, nous changeâmes de route, etnous gouvernâmes Nord-Ouest quart Ouest, afin d’atteindre une denos îles anglaises, où je comptais recevoir quelque assistance.Mais il en devait être autrement ; car, par les douze degrésdix-huit minutes de latitude, nous fûmes assaillis par une secondetempête qui nous emporta avec la même impétuosité vers l’Ouest, etnous poussa si loin hors de toute route fréquentée, que si nosexistences avaient été sauvées quant à la mer, nous aurions euplutôt la chance d’être dévorés par les Sauvages que celle deretourner en notre pays.

En ces extrémités, le vent soufflait toujoursavec violence, et à la pointe du jour un de nos hommess’écria : Terre ! À peine nous étions-nousprécipités hors de la cabine, pour regarder dans l’espoir dereconnaître en quel endroit du monde nous étions, que notre naviredonna contre un banc de sable : son mouvement étant ainsisubitement arrêté, la mer déferla sur lui d’une telle manière, quenous nous attendîmes touts à périr sur l’heure, et que nous nousréfugiâmes vers le gaillard d’arrière, pour nous mettre à l’abri del’écume et des éclaboussures des vagues.

Il serait difficile à quelqu’un qui ne seserait pas trouvé en une pareille situation, de décrire ou deconcevoir la consternation d’un équipage dans de tellescirconstances. Nous ne savions, ni où nous étions, ni vers quelleterre nous avions été poussés, ni si c’était une île ou uncontinent, ni si elle était habitée ou inhabitée. Et comme lafureur du vent était toujours grande, quoique moindre, nous nepouvions pas même espérer que le navire demeurerait quelquesminutes sans se briser en morceaux, à moins que les vents, par unesorte de miracle, ne changeassent subitement. En un mot, nous nousregardions les uns les autres, attendant la mort à chaque instant,et nous préparant touts pour un autre monde, car il ne nousrestait, rien ou que peu de chose à faire en celui-ci. Toute notreconsolation présente, tout notre réconfort, c’était que levaisseau, contrairement à notre attente, ne se brisait pasencore, et que le capitaine disait que le vent commençaità s’abattre. Bien que nous nous apperçûmes en effet que le vents’était un peu appaisé, néanmoins notre vaisseau ainsi échoué surle sable, étant trop engravé pour espérer de le remettre à flot,nous étions vraiment dans une situation horrible, et il ne nousrestait plus qu’à songer à sauver notre vie du mieux que nouspourrions. Nous avions un canot à notre poupe avant la tourmente,mais d’abord il s’était défoncé à force de heurter contre legouvernail du navire, et, ensuite, ayant rompu ses amarres, ilavait été englouti ou emporté au loin à la dérive ; nous nepouvions donc pas compter sur lui. Nous avions bien encore unechaloupe à bord, mais la mettre à la mer était chosedifficile ; cependant il n’y avait pas à tergiverser, car nousnous imaginions à chaque minute que le vaisseau se brisait, et mêmequelques-uns de nous affirmaient que déjà il était entr’ouvert.

 

Alors notre second se saisit de la chaloupe,et, avec l’aide des matelots, elle fut lancée par-dessus le flancdu navire. Nous y descendîmes touts, nous abandonnant, onze quenous étions, à la merci de Dieu et de la tempête ; car, bienque la tourmente fût considérablement appaisée, la mer, néanmoins,s’élevait à une hauteur effroyable contre le rivage, et pouvaitbien être appelée Den Wild Zee, – la mer sauvage, –comme les Hollandais l’appellent lorsqu’elle est orageuse.

Notre situation était alors vraimentdéplorable, nous voyions touts pleinement que la mer était tropgrosse pour que notre embarcation pût résister, etqu’inévitablement nous serions engloutis. Comment cingler, nousn’avions pas de voiles, et nous en aurions eu que nous n’en aurionsrien pu faire. Nous nous mîmes à ramer vers la terre, mais avec lecœur gros et comme des hommes marchant au supplice. Aucun de nousn’ignorait que la chaloupe, en abordant, serait brisée en millepièces par le choc de la mer. Néanmoins après avoir recommandé nosâmes à Dieu de la manière la plus fervente nous hâtâmes de nospropres mains notre destruction en ramant de toutes nos forces versla terre où déjà le vent nous poussait. Le rivage était-il du rocou du sable, était-il plat ou escarpé, nous l’ignorions. Il ne nousrestait qu’une faible lueur d’espoir, c’était d’atteindre une baie,une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur nous pourrionsfaire entrer notre barque, l’abriter du vent, et peut-être mêmetrouver le calme. Mais rien de tout cela n’apparaissait ; maisà mesure que nous approchions de la rive, la terre nous semblaitplus redoutable que la mer.

Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant unelieue et demie, à ce que nous jugions, une vague furieuse,s’élevant comme une montagne, vint, en roulant à notre arrière,nous annoncer notre coup de grâce. Bref, elle nous saisit avec tantde furie que d’un seul coup elle fit chavirer la chaloupe et nousen jeta loin, séparés les uns des autres, en nous laissant à peinele temps de dire ô mon Dieu ! car nous fûmes touts engloutisen un moment.

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