Robinson Crusoé – Tome I

LA CHÈVRE ET SON CHEVREAU

Pour entrer dans la place je fis, non pas uneporte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessusce rempart. Quand j’étais en dedans, je l’enlevais et la tirais àmoi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre lemonde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit,ce qu’autrement je n’aurais pu faire. Pourtant, comme je lereconnus dans la suite il n’était nullement besoin de toutes cesprécautions contre des ennemis que je m’étais imaginé avoir àredouter.

Dans ce retranchement ou cette forteresse, jetransportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, toutes mesvivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vousavez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fisdouble, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cetterégion pendant certain temps de l’année ; c’est-à-dire quej’établis d’abord une tente de médiocre grandeur ; ensuite uneplus spacieuse par-dessus, recouverte d’une grande toile goudronnéeque j’avais mise en réserve avec les voiles.

Dès lors je cessai pour un temps de coucherdans le lit que j’avais apporté à terre, préférant un fort bonhamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.

Ayant apporté dans cette tente toutes mesprovisions et tout ce qui pouvait se gâter à l’humidité, et ayantainsi renfermé touts mes biens, je condamnai le passage que,jusqu’alors, j’avais laissé ouvert, et je passai et repassai avecma petite échelle, comme je l’ai dit.

Cela fait, je commençai à creuser dans le roc,et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j’entirais, j’en formai une sorte de terrasse qui éleva le sold’environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi,justement derrière ma tente, je me fis une grotte qui me servaitcomme de cellier pour ma maison.

Il m’en coûta beaucoup de travail et beaucoupde temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différentsouvrages ; c’est ce qui m’oblige à reprendre quelques faitsqui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour,lorsque ma tente et ma grotte n’existaient encore qu’en projet, ilarriva qu’un nuage sombre et épais fondit en pluie d’orage, et quesoudain un éclair en jaillit, et fut suivi d’un grand coup detonnerre. La foudre m’épouvanta moins que cette pensée, quitraversa mon esprit avec la rapidité même de l’éclair : Ô mapoudre !… Le cœur me manqua quand je songeai que toute mapoudre pouvait sauter d’un seul coup ; ma poudre, mon uniquemoyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s’en fallaitde beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, etcependant si la poudre eût pris feu, je n’aurais pas eu le temps dereconnaître d’où venait le coup qui me frappait.

Cette pensée fit une telle impression sur moi,qu’aussitôt l’orage passé, je suspendis mes travaux, ma bâtisse, etmes fortifications, et me mis à faire des sacs et des boites pourdiviser ma poudre par petites quantités ; espérant qu’ainsiséparée, quoi qu’il pût advenir, tout ne pourrait s’enflammer à lafois ; puis je dispersai ces paquets de telle façon qu’ilaurait été impossible que le feu se communiquât de l’un à l’autre.J’achevai cette besogne en quinze jours environ ; et je croisque ma poudre, qui pesait bien en tout deux cent quarante livres,ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril quiavait été mouillé, il ne me donnait aucune crainte ; aussi leplaçai-je dans ma nouvelle grotte, que par fantaisie j’appelais macuisine ; et quant au reste, je le cachai à une grande hauteuret profondeur, dans des trous de rochers, à couvert de la pluie, etque j’eus grand soin de remarquer.

Tandis que j’étais occupé à ce travail, jesortais au moins une fois chaque jour avec mon fusil, soit pour merécréer, soit pour voir si je ne pourrais pas tuer quelque animalpour ma nourriture, soit enfin pour reconnaître autant qu’il meserait possible quelles étaient les productions de l’île. Dès mapremière exploration je découvris qu’il y avait des chèvres, ce quime causa une grande joie ; mais cette joie fut modérée par undésappointement : ces animaux étaient si méfiants, si fins, sirapides à la course, que c’était la chose du monde la plusdifficile que de les approcher. Cette circonstance ne me décourageapourtant pas, car je ne doutais nullement que je n’en pusse blesserde temps à autre, ce qui ne tarda pas à se vérifier. Après avoirobservé un peu leurs habitudes, je leur dressai une embûche.J’avais remarqué que lorsque du haut des rochers ellesm’appercevaient dans les vallées, elles prenaient l’épouvante ets’enfuyaient. Mais si elles paissaient dans la plaine, et que jefusse sur quelque éminence, elles ne prenaient nullement garde àmoi. De là je conclus que, par la position de leurs yeux, ellesavaient la vue tellement dirigée en bas, qu’elles ne voyaient pasaisément les objets placés au-dessus d’elles. J’adoptai enconséquence la méthode de commencer toujours ma chasse par grimpersur des rochers qui les dominaient, et de là je l’avais souventbelle pour tirer. Du premier coup que je lâchai sur ces chèvres, jetuai une bique qui avait auprès d’elle un petit cabri qu’ellenourrissait, ce qui me fit beaucoup de peine. Quand la mère futtombée, le petit chevreau, non-seulement resta auprès d’ellejusqu’à ce que j’allasse la ramasser, mais encore quand jel’emportai sur mes épaules, il me suivit jusqu’à mon enclos. Arrivélà, je la déposai à terre, et prenant le biquet dans mes bras, jele passai par-dessus la palissade, dans l’espérance del’apprivoiser. Mais il ne voulut point manger, et je fus doncobligé de le tuer et de le manger moi-même. Ces deux animaux mefournirent de viande pour long-temps, car je vivais avecparcimonie, et ménageais mes provisions, – surtout mon pain, –autant qu’il était possible.

Ayant alors fixé le lieu de ma demeure, jetrouvai qu’il était absolument nécessaire que je pourvusse à unendroit pour faire du feu, et à des provisions de chauffage. De ceque je fis à cette intention, de la manière dont j’agrandis magrotte, et des aisances que j’y ajoutai, je donnerai amplement ledétail en son temps et lieu ; mais il faut d’abord que jeparle de moi-même, et du tumulte de mes pensées sur ma vie.

Ma situation m’apparaissait sous un jouraffreux ; comme je n’avais échoué sur cette île qu’après avoirété entraîné par une violente tempête hors de la route de notrevoyage projeté, et à une centaine de lieues loin de la courseordinaire des navigateurs, j’avais de fortes raisons pour croireque, par arrêt du ciel, je devais terminer ma vie de cette tristemanière, dans ce lieu de désolation. Quand je faisais cesréflexions, des larmes coulaient en abondance sur mon visage, etquelquefois je me plaignais à moi-même de ce que la Providencepouvait ruiner ainsi complètement ses créatures, les rendre siabsolument misérables, et les accabler à un tel point qu’à peineserait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence.

Mais j’avais toujours un prompt retour surmoi-même, qui arrêtait le cours de ces pensées et me couvrait deblâme. Un jour entre autres, me promenant sur le rivage, mon fusilà la main, j’étais fort attristé de mon sort, quand la raison vintpour ainsi dire disputer avec moi, et me parla ainsi : –« Tu es, il est vrai, dans l’abandon ; mais rappelle-toi,s’il te plaît, ce qu’est devenu le reste de l’équipage.N’étiez-vous pas descendus onze dans la chaloupe ? où sont lesdix autres ? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toiperdu ? Pourquoi as-tu été le seul épargné ? Lequel vautmieux d’être ici ou d’être là ? » – En même temps jedésignais du doigt la mer. – Il faut toujours considérer dans lesmaux le bon qui peut faire compensation, et ce qu’ils auraient puamener de pire.

Alors je compris de nouveau combien j’étaislargement pourvu pour ma subsistance. Quel eût été mon sort, s’iln’était pas arrivé, par une chance qui s’offrirait à peine une foissur cent mille, que le vaisseau se soulevât du banc où il s’étaitensablé d’abord, et dérivât si proche de la côte, que j’eusse letemps d’en faire le sauvetage ! Quel eût été mon sort, s’ileût fallu que je vécusse dans le dénuement où je me trouvais enabordant le rivage, sans les premières nécessités de la vie, etsans les choses nécessaires pour me les procurer et pour ysuppléer ! – « Surtout qu’aurais-je fait, m’écriai-je,sans fusil, sans munitions, sans outils pour travailler et mefabriquer bien des choses, sans vêtements, sans lit, sans tente,sans aucune espèce d’abri ! » – Mais j’avais de tout celaen abondance, et j’étais en beau chemin de pouvoir m’approvisionnerpar moi-même, et me passer de mon fusil, lorsque mes munitionsseraient épuisées. J’étais ainsi à peu près assuré d’avoir tant quej’existerais une vie exempte du besoin. Car dès le commencementj’avais songé à me prémunir contre les accidents qui pourraientsurvenir, non-seulement après l’entière consommation de mesmunitions, mais encore après l’affaiblissement de mes forces et dema santé.

J’avouerai, toutefois, que je n’avais passoupçonné que mes munitions pouvaient être détruites d’un seulcoup, j’entends que le feu du ciel pouvait faire sauter mapoudre ; et c’est ce qui fit que cette pensée me consterna sifort, lorsqu’il vint à éclairer et à tonner, comme je l’ai dit plushaut.

Maintenant que je suis sur le point dem’engager dans la relation mélancolique d’une vie silencieuse,d’une vie peut-être inouïe dans le monde, je reprendrai mon récitdès le commencement, et je le continuerai avec méthode. Ce fut,suivant mon calcul, le 30 de septembre que je mis le pied pour lapremière fois sur cette île affreuse ; lorsque le soleilétait, pour ces régions, dans l’équinoxe d’automne, et presque àplomb sur ma tête. Je reconnus par cette observation que je metrouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au Nord del’équateur.

Au bout d’environ dix ou douze jours quej’étais là, il me vint en l’esprit que je perdrais la connaissancedu temps, faute de livres, de plumes et d’encre, et même que je nepourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pouréviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pristerre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, surlequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cetteinscription :

J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659.

Sur les côtés de ce poteau carré, je faisaistouts les jours une hoche[20], chaqueseptième hoche avait le double de la longueur des autres, et toutsles premiers du mois j’en marquais une plus longue encore :par ce moyen, j’entretins mon calendrier, ou le calcul de montemps, divisé par semaines, mois et années.

C’est ici le lieu d’observer que, parmi legrand nombre de choses que j’enlevai du vaisseau, dans lesdifférents voyages que j’y fis, je me procurai beaucoup d’articlesde moindre valeur, mais non pas d’un moindre usage pour moi, et quej’ai négligé de mentionner précédemment ; comme, par exemple,des plumes, de l’encre, du papier et quelques autres objets serrésdans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et ducharpentier ; trois ou quatre compas, des instruments demathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes etdes livres de navigation, que j’avais pris pêle-mêle sans savoir sij’en aurais besoin ou non. Je trouvai aussi trois fort bonnesBibles que j’avais reçues d’Angleterre avec ma cargaison, et quej’avais emballées avec mes hardes ; en outre, quelques livresportugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autresvolumes que je conservai soigneusement.

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