Robinson Crusoé – Tome I

DÉPART DE L’ÎLE

Je les priai de me dire, quant à eux, cequ’ils avaient à alléguer pour que je ne les fisse pas exécutercomme des pirates pris sur le fait, ainsi qu’ils ne pouvaientdouter que ma commission m’y autorisât.

Un d’eux me répondit au nom de touts qu’ilsn’avaient rien à dire, sinon que lorsqu’ils s’étaient rendus lecapitaine leur avait promis la vie, et qu’ils imploraienthumblement ma miséricorde. – « Je ne sais quelle grâce vousfaire, leur repartis-je : moi, j’ai résolu de quitter l’îleavec mes hommes, je m’embarque avec le capitaine pour retourner enAngleterre ; et lui, le capitaine, ne peut vous emmener queprisonniers, dans les fers, pour être jugés comme révoltés et commeforbans, ce qui, vous ne l’ignorez pas, vous conduirait droit à lapotence. Je n’entrevois rien de meilleur pour vous, à moins quevous n’ayez envie d’achever votre destin en ce lieu. Si cela vousconvient, comme il m’est loisible de le quitter, je ne m’y opposepas ; je me sens même quelque penchant à vous accorder la viesi vous pensez pouvoir vous accommoder de cette île. » – Ilsparurent très-reconnaissants, et me déclarèrent qu’ilspréféreraient se risquer à demeurer en ce séjour plutôt que d’êtretransférés en Angleterre pour être pendus : je tins cela pourdit.

Néanmoins le capitaine parut faire quelquesdifficultés, comme s’il redoutait de les laisser. Alors je fissemblant de me fâcher contre lui, et je lui dis qu’ils étaient mesprisonniers et non les siens ; que, puisque je leur avaisoffert une si grande faveur, je voulais être aussi bon que maparole ; que s’il ne jugeait point à propos d’y consentir jeles remettrais en liberté, comme je les avais trouvés ; permisà lui de les reprendre, s’il pouvait les attraper.

Là-dessus ils me témoignèrent beaucoup degratitude, et moi, conséquemment, je les fis mettre enliberté ; puis je leur dis de se retirer dans les bois, aulieu même d’où ils venaient, et que je leur laisserais des armes àfeu, des munitions, et quelques instructions nécessaires pourqu’ils vécussent très-bien si bon leur semblait.

Alors je me disposai à me rendre au navire. Jedis néanmoins au capitaine que je resterais encore cette nuit pourfaire mes préparatifs, et que je désirais qu’il retournât cependantà son bord pour y maintenir le bon ordre, et qu’il m’envoyât lachaloupe à terre le lendemain. Je lui recommandai en même temps defaire pendre au taquet d’une vergue le nouveau capitaine, qui avaitété tué, afin que nos bannis pussent le voir.

Quand le capitaine fut parti, je fis venir ceshommes à mon logement, et j’entamai avec eux un grave entretien surleur position. Je leur dis que, selon moi, ils avaient fait un bonchoix ; que si le capitaine les emmenait, ils seraientassurément pendus. Je leur montrai leur capitaine à eux flottant aubout d’une vergue, et je leur déclarai qu’ils n’auraient rien moinsque cela à attendre.

Quand ils eurent touts manifesté leur bonnedisposition à rester, je leur dis que je voulais les initier àl’histoire de mon existence en cette île, et les mettre à même derendre la leur agréable. Conséquemment je leur fis toutl’historique du lieu et de ma venue en ce lieu. Je leur montrai mesfortifications ; je leur indiquai la manière dont je faisaismon pain, plantais mon blé et préparais mes raisins ; en unmot je leur enseignai tout ce qui était nécessaire pour leurbien-être. Je leur contai l’histoire des seize Espagnols qu’ilsavaient à attendre, pour lesquels je laissais une lettre, et jeleur fis promettre de fraterniser avec eux[27].

Je leur laissai mes armes à feu, nommémentcinq mousquets et trois fusils de chasse, de plus trois épées, etenviron un baril de poudre que j’avais de reste ; car après lapremière et la deuxième année j’en usais peu et n’en gaspillaispoint.

Je leur donnai une description de ma manièrede gouverner mes chèvres, et des instructions pour les traire etles engraisser, et pour faire du beurre et du fromage.

En un mot je leur mis à jour chaque partie dema propre histoire, et leur donnai l’assurance que j’obtiendrais ducapitaine qu’il leur laissât deux barils de poudre à canon en plus,et quelques semences de légumes, que moi-même, leur dis-je, je meserais estimé fort heureux d’avoir. Je leur abandonnai aussi le sacde pois que le capitaine m’avait apporté pour ma consommation, etje leur recommandai de les semer, qu’immanquablement ilsmultiplieraient.

Ceci fait, je pris congé d’eux le joursuivant, et m’en allai à bord du navire. Nous nous disposâmesimmédiatement à mettre à la voile, mais nous n’appareillâmes que denuit. Le lendemain matin, de très-bonne heure, deux des cinq exilésrejoignirent le bâtiment à la nage, et, se plaignanttrès-lamentablement des trois autres bannis, demandèrent au nom deDieu à être pris à bord, car ils seraient assassinés. Ilssupplièrent le capitaine de les accueillir, dussent-ils être pendussur-le-champ.

À cela le capitaine prétendit ne pouvoir riensans moi ; mais après quelques difficultés, mais après de leurpart une solemnelle promesse d’amendement, nous les reçûmes à bord.Quelque temps après ils furent fouettés et châtiésd’importance ; dès lors ils se montrèrent de fort tranquilleset de fort honnêtes compagnons.

Ensuite, à marée haute, j’allai au rivage avecla chaloupe chargée des choses promises aux exilés, et auxquelles,à mon intercession, le capitaine avait donné l’ordre qu’on ajoutâtleurs coffres et leurs vêtements, qu’ils reçurent avec beaucoup dereconnaissance. Pour les encourager je leur dis que s’il ne m’étaitpoint impossible de leur envoyer un vaisseau pour les prendre, jene les oublierais pas.

Quand je pris congé de l’île j’emportai àbord, comme reliques, le grand bonnet de peau de chèvre que jem’étais fabriqué, mon parasol et un de mes perroquets. Je n’oubliaipas de prendre l’argent dont autrefois je fis mention, lequel étaitresté si long-temps inutile qu’il s’était terni et noirci ; àpeine aurait-il pu passer pour de l’argent avant d’avoir étéquelque peu frotté et manié. Je n’oubliai pas non plus celui quej’avais trouvé dans les débris du vaisseau espagnol.

C’est ainsi que j’abandonnai mon île ledix-neuf décembre mil six centquatre-vingt-six, selon le calcul du navire, aprèsy être demeuré vingt-huit ans deux mois et dix-neuf jours. De cetteseconde captivité je fus délivré le même jour du mois que jem’étais enfui jadis dans le barco-longo, de chez lesMaures de Sallé.

Sur ce navire, au bout d’un long voyage,j’arrivai en Angleterre le 11 juin de l’an 1687, après une absencede trente-cinq années.

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