Robinson Crusoé – Tome I

LE SONGE

Le 3. – Je commençai par scier un bau quimaintenait la partie supérieure proche le gaillard d’arrière, et,quand je l’eus coupé, j’ôtai tout ce que je pus du sable quiembarrassait la portion la plus élevée ; mais, la marée venaità monter, je fus obligé de m’en tenir là pour cette fois.

Le 4. – J’allai à la pêche, mais je ne prisaucun poisson que j’osasse manger ; ennuyé de ce passe-temps,j’étais sur le point de me retirer quand j’attrapai un petitdauphin. Je m’étais fait une grande ligne avec du fil de caret,mais je n’avais point d’hameçons ; néanmoins je prenais assezde poisson et tout autant que je m’en souciais. Je l’exposais ausoleil et je le mangeais sec.

Le 5. – Je travaillai sur la carcasse ;je coupai un second bau, et je tirai des ponts trois grandesplanches de sapin ; je les liai ensemble, et les fis flottervers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6. – Je travaillai sur la carcasse ;j’en arrachai quantité de chevilles et autres ferrures ; cefut une rude besogne. Je rentrai chez moi très-fatigué, et j’eusenvie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7. – Je retournai à la carcasse, mais nondans l’intention d’y travailler ; je trouvai que par sonpropre poids elle s’était affaissée depuis que les baux étaientsciés, et que plusieurs pièces du bâtiment semblaient se détacher.Le fond de la cale était tellement entr’ouvert, que je pouvais voirdedans : elle était presque emplie de sable et d’eau.

Le 8. – J’allai à la carcasse, et je portaiavec moi une pince pour démanteler le pont, qui pour lors étaitentièrement débarrassé d’eau et de sable ; j’enfonçai deuxplanches que j’amenai aussi à terre avec la marée. Je laissai là mapince pour le lendemain.

Le 9. – J’allai à la carcasse, et avec monlevier je pratiquai une ouverture dans la coque du bâtiment ;je sentis plusieurs tonneaux, que j’ébranlai avec la pince sanspouvoir les défoncer. Je sentis également le rouleau de plombd’Angleterre ; je le remuai, mais il était trop lourd pour queje pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14. – J’allai chaquejour à la carcasse, et j’en tirai beaucoup de pièces de charpente,des bordages, des planches et deux ou trois cents livres defer.

Le 15. – Je portai deux haches, pour essayersi je ne pourrais point couper un morceau du rouleau de plomb en yappliquant le taillant de l’une, que j’enfoncerais avecl’autre ; mais, comme il était recouvert d’un pied et demid’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui portât.

Le 16. – Il avait fait un grand vent durant lanuit, la carcasse paraissait avoir beaucoup souffert de la violencedes eaux ; mais je restai si long-temps dans les bois àattraper des pigeons pour ma nourriture que la marée m’empêchad’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17. – J’apperçus quelques morceaux desdébris jetés sur le rivage, à deux milles de moi environ ; jem’assurai de ce que ce pouvait être, et je trouvai que c’était unepièce de l’éperon, trop pesante pour que je l’emportasse.

Le 24. – Chaque jour jusqu’à celui-cije travaillai sur la carcasse, et j’en ébranlai si fortementplusieurs parties à l’aide de ma pince, qu’à la première grandemarée flottèrent plusieurs futailles et deux coffres dematelot ; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien nevint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et unebarrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaientgâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, enexceptant le temps nécessaire pour me procurer des aliments, que jefixai toujours, durant cette occupation, à la marée haute, afin queje pusse être prêt pour le jusant. Alors j’avais assez amassé decharpentes, de planches et de ferrures pour construire un bonbateau si j’eusse su comment. Je parvins aussi à recueillir, endifférentes fois et en différents morceaux, près de cent livres deplomb laminé.

JUIN

Le 16. – En descendant sur le rivage jetrouvai un grand chélone ou tortue de mer, le premier que je vis.C’était assurément pure mauvaise chance, car ils n’étaient pasrares sur cette terre ; et s’il m’était arrivé d’être sur lecôté opposé de l’île, j’aurais pu en avoir par centaines touts lesjours, comme je le fis plus tard ; mais peut-être lesaurais-je payés assez cher.

Le 17. – J’employai ce jour à faire cuire matortue : je trouvai dedans soixante œufs, et sa chair me parutla plus agréable et la plus savoureuse que j’eusse goûtée de mavie, n’ayant eu d’autre viande que celle de chèvre ou d’oiseaudepuis que j’avais abordé à cet horrible séjour.

Le 18. – Il plut toute la journée, et je nesortis pas. La pluie me semblait froide, j’étais transi, choseextraordinaire dans cette latitude.

Le 19. – J’étais fort mal, et je grelottaiscomme si le temps eût été froid.

Le 20. – Je n’eus pas de repos de toute lanuit, mais la fièvre et de violentes douleurs dans la tête.

Le 21. – Je fus très-mal, et effrayé presque àla mort par l’appréhension d’être en ma triste situation, malade etsans secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis latourmente essuyée au large de Hull ; mais je savais à peine ceque je disais ou pourquoi je le disais : toutes mes penséesétaient confuses.

Le 22. – J’étais un peu mieux, mais dansl’affreuse transe de faire une maladie.

Le 23. – Je fus derechef fort mal ;j’étais glacé et frissonnant et j’avais une violente migraine.

Le 24. – Beaucoup de mieux.

Le 25. – Fièvre violente ; l’accès, quime dura sept heures, était alternativement froid et chaud etaccompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26. – Il y eut du mieux ; et, comme jen’avais point de vivres, je pris mon fusil, mais je me sentistrès-faible. Cependant je tuai une chèvre, que je traînai jusquechez moi avec beaucoup de difficulté ; j’en grillai quelquesmorceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les faire bouillir pouravoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27. – La fièvre redevint si aiguë, que jerestai au lit tout le jour, sans boire ni manger. Je mourais desoif, mais j’étais si affaibli que je n’eus pas la force de melever pour aller chercher de l’eau. J’invoquai Dieu de nouveau,mais j’étais dans le délire ; et quand il fut passé, j’étaissi ignorant que je ne savais que dire ; seulement j’étaisétendu et je criais : – Seigneur, jette un regard surmoi ! Seigneur, aie pitié de moi ! Seigneur fais moimiséricorde ! Je suppose que je ne fis rien autre chosependant deux ou trois heures, jusqu’à ce que, l’accès ayant cessé,je m’endormis pour ne me réveiller que fort avant dans la nuit. Àmon réveil, je me sentis soulagé, mais faible et excessivementaltéré. Néanmoins, comme je n’avais point d’eau dans toute monhabitation, je fus forcé de rester couché jusqu’au matin, et je merendormis. Dans ce second sommeil j’eus ce terriblesonge :

Il me semblait que j’étais étendu surla terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvaisquand après le tremblement de terre éclata l’ouragan, et que jevoyais un homme qui, d’une nuée épaisse et noire, descendait àterre au milieu d’un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Ilétait de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement queje ne pouvais le fixer du regard. Sa contenance était vraimenteffroyable : la dépeindre par des mots serait impossible.Quand il posa le pied sur le sol la terre me parut s’ébranler,juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout l’airsembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

 

À peine était-il descendu sur la terre qu’ils’avança pour me tuer avec une longue pique qu’il tenait à lamain ; et, quand il fut parvenu vers une éminence peuéloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si terrible qu’il meserait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara de moi ;tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci : –« Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté aurepentir, tu mourras ! » – À ces mots il me semblaqu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cetterelation ne s’attende à ce que je puisse dépeindre les angoisses demon âme lors de cette terrible vision, qui me fit souffrir mêmedurant mon rêve ; et il ne me serait pas plus possible derendre impression qui resta gravée dans mon esprit après monréveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un songe.

J’avais, hélas ! perdu toute connaissancede Dieu ; ce que je devais aux bonnes instructions de mon pèreavait été effacé par huit années successives de cette vielicencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante etseule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers etlibertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eupendant tout ce temps une seule pensée qui tendit à m’élever à Dieuou à me faire descendre en moi-même pour réfléchir sur maconduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal,j’étais plongé dans une sorte de stupidité d’âme. Je valais tout aujuste ce qu’on pourrait supposer valoir le plus endurci, le plusinsouciant, le plus impie d’entre touts nos marins, n’ayant pas lemoindre sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers, ni degratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de monhistoire, on répugnera moins à me croire, lorsque j’ajouterai qu’àtravers la foule de misères qui jusqu’à ce jour m’étaient advenuesje n’avais pas en une seule fois la pensée que c’était la main deDieu qui me frappait, que c’était un juste châtiment pour ma faute,pour ma conduite rebelle à mon père, pour l’énormité de mes péchésprésents, ou pour le cours général de ma coupable vie. Lors de monexpédition désespérée sur la côte d’Afrique, je n’avais jamaissongé à ce qu’il adviendrait de moi, ni souhaité que Dieu medirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât des dangers quivraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité des bêtes,soit de la cruauté des Sauvages. Je ne prenais aucun souci de Dieuou de la Providence j’obéissais purement, comme la brute, auxmouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais lesprincipes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer parle capitaine portugais, qui en usa si bien avec moi et me traitaavec tant d’équité et de bienveillance, je n’eus pas le moindresentiment de gratitude. Après mon second naufrage, après que j’eusété ruiné et en danger de périr à l’abord de cette île, bien loind’avoir quelques remords et de regarder ceci comme un châtiment duCiel, seulement je me disais souvent que j’étais un malheureuxchien, né pour être toujours misérable.

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