Robinson Crusoé – Tome I

OFFRES DE SERVICE

Je me glissai inapperçu aussi près qu’il mefut possible, et avant qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leurcriai en espagnol : – « Qui êtes-vous,gentlemen ? »

 

Ils se levèrent à ce bruit ; mais ilsfurent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et lafigure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets ets’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai la parole enanglais : – Gentlemen, dis-je, ne soyez pointsurpris de ma venue ; peut-être avez-vous auprès de vous unami, bien que vous ne vous y attendissiez pas » – « Ilfaut alors qu’il soit envoyé du Ciel, me répondit l’un d’euxtrès-gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notrecondition passe tout secours humain. » – « Tout secoursvient du Ciel, sir, répliquai-je. Mais nepourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, carvous semblez plongé dans quelque grand malheur ? Je vous ai vudébarquer ; et, lorsque vous sembliez faire une supplication àces brutaux qui sont venus avec vous, – j’ai vu l’un d’eux leverson sabre pour vous tuer. »

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignéede larmes, et dans l’ébahissement, s’écria : – « Parlé-jeà un Dieu ou à un homme ? En vérité, êtes-vous un homme ou unAnge ? » – « Soyez sans crainte, sir,répondis-je ; si Dieu avait envoyé un Ange pour vous secourir,il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je nesuis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis unhomme, un Anglais prêt à vous secourir ; vous le voyez, j’aiseulement un serviteur, mais nous avons des armes et desmunitions ; dites franchement, pouvons-nous vous servir ?Dites quelle est votre infortune ?

– « Notre infortune, sir,serait trop longue à raconter tandis que nos assassins sont siproche. Mais bref, sir, je suis capitaine de cevaisseau : mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu àgrande peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé aurivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes ; l’unest mon second et l’autre un passager. Ici nous nous attendions àpérir, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser decela. »

– « Où sont, lui dis-je, ces cruels, vosennemis ? savez-vous où ils sont allés ? » –« Ils sont là, sir, répondit-il, montrant dudoigt un fourré d’arbres ; mon cœur tremble de crainte qu’ilsne nous aient vus et qu’ils ne vous aient entendu parler : sicela était, à coup sûr ils nous massacreraient touts. »

– « Ont-ils des armes à feu ? »lui demandai-je. – « Deux mousquets seulement et un qu’ils ontlaissé dans la chaloupe, » répondit-il. –. « Fort bien,dis-je, je me charge du reste ; je vois qu’ils sont toutsendormis, c’est chose facile que de les tuer touts. Mais nevaudrait-il pas mieux les faire prisonniers ? » – Il medit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui ilne serait pas trop prudent de faire grâce ; mais que, si ons’en assurait, il pensait que touts les autres retourneraient àleur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il me dit qu’àcette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il obéirait àmes ordres dans tout ce que je voudrais commander. – « Ehbien, dis-je, retirons-nous hors de leur vue et de leur portéed’entendre, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibéreronsplus à fond. » – Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moijusqu’à ce que les bois nous eussent cachés.

– « Voyez, sir, lui dis-je,si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deuxconditions avec moi ? » Il prévint mes propositions en medéclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient entoutes choses entièrement dirigés et commandés par moi ; etque, si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avecmoi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire ;et les deux autres hommes protestèrent de même.

– « Eh bien, dis-je, mes deux conditionsles voici :

« 1° Tant que vous demeurerez dans cetteîle avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vousconfie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera.Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cetteterre, et vous serez soumis à mes ordres ;

« 2° Si le navire est ou peut êtrerecouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur,en Angleterre. »

Il me donna toutes les assurances quel’imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu’il sesoumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu’enoutre, comme il me devrait la vie, il le reconnaîtrait en touteoccasion aussi long-temps qu’il vivrait.

– « Eh bien, dis-je alors, voici troismousquets pour vous, avec de la poudre et des balles ;dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire. »Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il medemanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que jecroyais l’affaire très-chanceuse ; que le meilleur parti,selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant qu’ilsétaient couchés ; que, si quelqu’un, échappant à notrepremière décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, etqu’ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction denos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération,qu’il lui fâchait de les tuer s’il pouvait faire autrement ;mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été lesauteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaientnous serions perdus ; car ils iraient à bord et ramèneraienttout l’équipage pour nous tuer. – « Cela étant, dis-je, lanécessité confirme mon avis : c’est le seul moyen de sauvernotre vie. » – Cependant, lui voyant toujours de l’aversionpour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses compagnonset d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien nous en entendîmesquelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux surpieds. Je demandai au capitaine s’ils étaient les chefs de lamutinerie ; il me répondit que non. – « Eh bien !Laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés àdessein de leur sauver la vie. Maintenant si les autres vouséchappent, c’est votre faute. »

Animé par ces paroles, il prit à la main lemousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, ets’avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d’unfusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit :un des matelots, qui s’était éveillé, se retourna, et les voyantvenir, il se mit à appeler les autres ; mais il était troptard, car au moment où il cria ils firent feu, – j’entends les deuxhommes, – le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaientsi bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient, que l’un d’eux futtué sur la place, et l’autre grièvement blessé. N’étant pointfrappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à sonaide ; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il étaittrop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander àDieu le pardon de son infamie ; et à ces mots il lui asséna uncoup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe ilen restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé.J’arrivai en ce moment ; et quand ils virent leur danger etqu’il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrentmiséricorde. Le capitaine leur dit : – « Je vousaccorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance quevous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes renduscoupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire età le ramener à la Jamaïque, d’où il vient. » – Ils lui firenttoutes les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer ;et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve,je n’allai point à l’encontre ; je l’obligeai seulement à lesgarder pieds et mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

Sur ces entrefaites j’envoyaiVendredi et le second du capitaine vers la chaloupe,avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et lavoile ; ce qu’ils firent. Aussitôt trois matelots rôdant, quifort heureusement pour eux s’étaient écartés des autres, revinrentau bruit des mousquets ; et, voyant leur capitaine, de leurprisonnier qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent àse laisser garrotter aussi ; et notre victoire futcomplète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moiqu’à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai lepremier, et lui contai mon histoire entière, qu’il écouta avec uneattention qui allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manièremerveilleuse dont j’avais été fourni de vivres et de munitions. Etau fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit surlui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir surlui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu àdessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, etil ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée jele conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je lesintroduisis par mon issue, c’est-à-dire par le haut de la maison.Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je metrouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont jem’étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en celieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce queje leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admirasurtout mes fortifications, et combien j’avais habilement masqué maretraite par un fourré d’arbres. Il y avait alors près de vingt ansqu’il avait été planté ; et, comme en ces régions lavégétation est beaucoup plus prompte qu’en Angleterre, il étaitdevenu une petite forêt si épaisse qu’elle était impénétrable detoutes parts, excepté d’un côté où je m’étais réservé un petitpassage tortueux. Je lui dis que c’était là mon château et marésidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart des princes,une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirerdans l’occasion, et que je la lui montrerais une autre fois ;mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyensde recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua,qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre. – « Il y aencore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans uneabominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de laloi, s’y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les chosesà bout ; car ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits ilsseraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de sescolonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre deles attaquer. »

Je réfléchis quelque temps sur cetteobjection, et j’en trouvai la conclusion très-raisonnable. Ils’agissait donc d’imaginer promptement quelque stratagème, aussibien pour les faire tomber par surprise dans quelque piége, quepour les empêcher de faire une descente sur nous et de nousexterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les gensdu navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades etla chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autreembarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraientpeut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitainetrouva ceci très-plausible.

Là-dessus je lui dis : – « Lapremière chose que nous avons à faire est de nous assurer de lachaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu’ils ne puissent laremmener ; d’emporter tout ce qu’elle contient, et de ladésemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer. » Enconséquence nous allâmes à la barque ; nous prîmes les armesqui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes,c’est-à-dire une bouteille d’eau de vie et une autre derum, quelques biscuits, une corne à poudre et ungrandissime morceau de sucre dans une pièce de canevas : il yen avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bien-venu pourmoi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont je n’avais pas goûtédepuis tant d’années.

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