Robinson Crusoé – Tome I

ROBINSON ET SA COUR

Je commençai alors à m’appercevoir que mapoudre diminuait considérablement : c’était une perte àlaquelle il m’était impossible de suppléer ; je me mis àsonger sérieusement à ce qu’il faudrait que je fisse quand je n’enaurais plus, c’est-à-dire à ce qu’il faudrait que je fisse pourtuer des chèvres. J’avais bien, comme je l’ai rapporté, dans latroisième année de mon séjour, pris une petite bique, que j’avaisapprivoisée, dans l’espoir d’attraper un biquet, mais je n’y pusparvenir par aucun moyen avant que ma bique ne fût devenue unevieille chèvre. Mon cœur répugna toujours à la tuer : ellemourut de vieillesse.

J’étais alors dans la onzième année de marésidence, et, comme je l’ai dit, mes munitions commençaient àbaisser : je m’appliquai à inventer quelque stratagème pourtraquer et empiéger des chèvres, et pour voir si je ne pourrais pasen attraper quelques-unes vivantes. J’avais besoin par-dessus toutd’une grande bique avec son cabri.

À cet effet je fis des traquenards pour leshapper : elles s’y prirent plus d’une fois sans doute ;mais, comme les garnitures n’en étaient pas bonnes, – je n’avaispoint de fil d’archal, – je les trouvai toujours rompues et mesamorces mangées.

Je résolus d’essayer à les prendre au moyend’une trappe. Je creusai donc dans la terre plusieurs grandesfosses dans les endroits où elles avaient coutume de paître, et surces fosses je plaçai des claies de ma façon, chargées d’un poidsénorme. Plusieurs fois j’y semai des épis d’orge et du riz sec sansy pratiquer de bascule, et je reconnus aisément par l’empreinte deleurs pieds que les chèvres y étaient venues. Finalement, une nuit,je dressai trois trappes, et le lendemain matin je les retrouvaitoutes tendues, bien que les amorces fussent mangées. C’étaitvraiment décourageant. Néanmoins je changeai mon système detrappe ; et, pour ne point vous fatiguer par trop de détails,un matin, allant visiter mes piéges, je trouvai dans l’un d’eux unvieux bouc énorme, et dans un autre trois chevreaux, mâle et deuxfemelles.

Quant au vieux bouc, je n’en savais quefaire : il était si farouche que je n’osais descendre dans safosse pour tâcher de l’emmener en vie, ce que pourtant je désiraisbeaucoup. J’aurais pu le tuer, mais cela n’était point mon affaireet ne répondait point à mes vues. Je le tirai donc à moitié dehors,et il s’enfuit comme s’il eût été fou d’épouvante. Je ne savais pasalors, ce que j’appris plus tard, que la faim peut apprivoiser mêmeun lion. Si je l’avais laissé là trois ou quatre jours sansnourriture, et qu’ensuite je lui eusse apporté un peu d’eau à boireet quelque peu de blé, il se serait privé comme un des biquets, carces animaux sont pleins d’intelligence et de docilité quand on enuse bien avec eux.

Quoi qu’il en soit, je le laissai partir, n’ensachant pas alors davantage. Puis j’allai aux trois chevreaux, et,les prenant un à un, je les attachai ensemble avec des cordons etles amenai au logis, non sans beaucoup de peine.

Il se passa un temps assez long avant qu’ilsvoulussent manger ; mais le bon grain que je leur jetais lestenta, et ils commencèrent à se familiariser. Je reconnus alorsque, pour me nourrir de la viande de chèvre, quand je n’aurais plusni poudre ni plomb, il me fallait faire multiplier des chèvresapprivoisées, et que par ce moyen je pourrais en avoir un troupeauautour de ma maison.

Mais il me vint incontinent à la pensée que sije ne tenais point mes chevreaux hors de l’atteinte des boucsétrangers, ils redeviendraient sauvages en grandissant, et que,pour les préserver de ce contact, il me fallait avoir un terrainbien défendu par une haie ou palissade, que ceux du dedans nepourraient franchir et que ceux du dehors ne pourraient forcer.

L’entreprise était grande pour un seul homme,mais une nécessité absolue m’enjoignait de l’exécuter. Mon premiersoin fut de chercher une pièce de terre convenable c’est-à-dire oùil y eût de l’herbage pour leur pâture, de l’eau pour les abreuveret de l’ombre pour les garder du soleil.

Ceux qui s’entendent à faire ces sortesd’enclos trouveront que ce fut une maladresse de choisir pour placeconvenable, dans une prairie ou savane, –comme on dit dans nos colonies occidentales, – un lieu plat etouvert, ombragé à l’une de ses extrémités, et où serpentaient deuxou trois filets d’eau ; ils ne pourront, dis-je, s’empêcher desourire de ma prévoyance quand je leur dirai que je commençai laclôture de ce terrain de telle manière, que ma haie ou ma palissadeaurait eu au moins deux milles de circonférence. Ce n’était pas enla dimension de cette palissade que gisait l’extravagance de monprojet, car elle aurait eu dix milles que j’avais assez de tempspour la faire, mais en ce que je n’avais pas considéré que meschèvres seraient tout aussi sauvages dans un si vaste enclos, quesi elles eussent été en liberté dans l’île, et que dans un si grandespace je ne pourrais les attraper.

Ma haie était commencée, et il y en avait biencinquante verges d’achevées lorsque cette pensée me vint. Jem’arrêtai aussitôt, et je résolus de n’enclorre que cent cinquanteverges en longueur et cent verges en largeur, espace suffisant pourcontenir tout autant de chèvres que je pourrais en avoir pendant untemps raisonnable, étant toujours à même d’agrandir mon parcsuivant que mon troupeau s’accroîtrait.

C’était agir avec prudence, et je me mis àl’œuvre avec courage. Je fus trois mois environ à entourer cettepremière pièce. Jusqu’à ce que ce fût achevé je fis paître lestrois chevreaux, avec des entraves aux pieds, dans le meilleurpacage et aussi près de moi que possible, pour les rendrefamiliers. Très-souvent je leur portais quelques épis d’orge et unepoignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien qu’aprèsl’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés de leursliens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir unepoignée de grains.

Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’unan et demi environ j’eus un troupeau de douze têtes : boucs,chèvres et chevreaux ; et deux ans après j’en eusquarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué plusieurs pour manourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces de terre à leurusage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais entrer pourles prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour communiquerd’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout ; car alors j’eus àmanger quand bon me semblait, non-seulement la viande de meschèvres, mais leur lait, chose à laquelle je n’avais pas songé dansle commencement, et qui lorsqu’elle me vint à l’esprit me causa unejoie vraiment inopinée. J’établis aussitôt ma laiterie, etquelquefois en une journée j’obtins jusqu’à deux gallons de lait.La nature, qui donne aux créatures les aliments qui leur sontnécessaires, leur suggère en même temps les moyens d’en faireusage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait une vache, encore moinsune chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni beurre ni fromage, jeparvins, après il est vrai beaucoup d’essais infructueux, à fairetrès-promptement et très-adroitement et du beurre et du fromage, etdepuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traitermiséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions oùelles semblent être plongées dans la désolation ! Qu’il saitadoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de leglorifier du fond même de nos cachots ! Quelle table ilm’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord entrevu quela faim et la mort !

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dînerau milieu de ma petite famille. Là régnait ma Majesté le Prince etSeigneur de toute l’île : – j’avais droit de vie et de mortsur touts mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leurdonner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mespeuples !

Seul, ainsi qu’un Roi, je dînais entouré demes courtisans ! Poll, comme s’il eût été monfavori, avait seul la permission de me parler ; mon chien, quiétait alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé decompagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujoursassis à ma droite ; mes deux chats étaient sur la table, l’und’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de tempsen temps ma main leur donnait comme une marque de faveurspéciale.

Ces deux chats n’étaient pas ceux que j’avaisapportés du navire : ils étaient morts et avaient été enterrésde mes propres mains proche de mon habitation ; mais l’und’eux ayant eu des petits de je ne sais quelle espèce d’animal,j’avais apprivoisé et conservé ces deux-là, tandis que les autrescouraient sauvages dans les bois et par la suite me devinrent fortincommodes Ils s’introduisaient souvent chez moi et me pillaienttellement, que je fus obligé de tirer sur eux et d’en exterminer ungrand nombre. Enfin ils m’abandonnèrent, moi et ma Cour, au milieude laquelle je vivais de cette manière somptueuse, ne désirant rienqu’un peu plus de société : peu de temps après ceci je fus surle point d’avoir beaucoup trop.

J’étais assez impatient comme je l’ai déjàfait observer d’avoir ma pirogue à mon service, mais je ne mesouciais pas de courir de nouveau le hasard ; c’est pour celaque quelquefois je m’ingéniais pour trouver moyen de lui fairefaire le tour de l’île, et que d’autres fois je me résignais assezbien à m’en passer. Mais j’avais une étrange envie d’aller à lapointe où, dans ma dernière course, j’avais gravi sur une colline,pour reconnaître la côte et la direction du courant, afin de voirce que j’avais à faire. Ce désir augmentait de jour en jour ;je résolus enfin de m’y rendre par terre en suivant le long durivage : ce que je fis. – Si quelqu’un venait à rencontrer enAngleterre un homme tel que j’étais, il serait épouvanté ou il sepâmerait de rire. Souvent je m’arrêtais pour me contemplermoi-même, et je ne pouvais m’empêcher de sourire à la pensée detraverser le Yorkshire dans un pareil équipage. Parl’esquisse suivante on peut se former une idée de mafigure :

J’avais un bonnet grand, haut, informe, etfait de peau de chèvre, avec une basque tombant derrière pour megarantir du soleil et empêcher l’eau de la pluie de me ruisselerdans le cou. Rien n’est plus dangereux en ces climats que delaisser pénétrer la pluie entre sa chair et ses vêtements.

J’avais une jaquette courte, également de peaude chèvre, dont les pans descendaient à mi-cuisse, et une paire dehauts-de-chausses ouverts aux genoux. Ces hauts-de-chausses étaientfaits de la peau d’un vieux bouc dont le poil pendait si bas detouts côtés, qu’il me venait, comme un pantalon, jusqu’à mi-jambe.De bas et de souliers je n’en avais point ; mais je m’étaisfait une paire de quelque chose, je sais à peine quel nom luidonner, assez semblable à des brodequins collant à mes jambes et selaçant sur le côté comme des guêtres : c’était, de même quetout le reste de mes vêtements, d’une forme vraiment barbare.

J’avais un large ceinturon de peau de chèvredesséchée, qui s’attachait avec deux courroies au lieu deboucles ; en guise d’épée et de dague j’y appendais d’un côtéune petite scie et de l’autre une hache. J’avais en outre unbaudrier qui s’attachait de la même manière et passait par-dessusmon épaule. À son extrémité, sous mon bras gauche, pendaient deuxpoches faites aussi de peau de chèvre : dans l’une je mettaisma poudre et dans l’autre mon plomb. Sur mon dos je portais unecorbeille, sur mon épaule un mousquet, et sur ma tête mon grandvilain parasol de peau de bouc, qui pourtant, après mon fusil,était la chose la plus nécessaire de mon équipage.

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