Robinson Crusoé – Tome I

CHRISTIANUS

Vendredi, il est vrai, peutjustifier de cette action : il est leur ennemi, il est en étatde guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal à lui de lesattaquer ; mais je n’en puis dire autant quant à moi – Cespensées firent une impression si forte sur mon esprit, que jerésolus de me placer seulement près d’eux pour observer leur fêtebarbare, d’agir alors suivant que le Ciel m’inspirerait, mais de nepoint m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât quifût pour moi une injonction formelle.

Plein de cette résolution, j’entrai dans lebois, et avec toute la précaution et le silence possibles, – ayantVendredi sur mes talons, – je marchai jusqu’à ce quej’eusse atteint la lisière du côté le plus proche des Sauvages. Unepointe de bois restait seulement entre eux et moi. J’appelaidoucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbrequi était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et dem’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ilsfaisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieuon les voyait très-bien ; qu’ils étaient touts autour d’unfeu, mangeant la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu dedistance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur lesable, qu’ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasamon âme de colère. Il ajouta que ce n’était pas un prisonnier deleur nation, mais un des hommes barbus dont il m’avait parlé et quiétaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d’un hommeblanc et barbu je fus rempli d’horreur ; j’allai à l’arbre, etje distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couchésur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glayeuls ouquelque chose de semblable à des joncs ; je distinguai aussiqu’il était Européen et qu’il avait des vêtements.

Il y avait un autre arbre et au-delà un petithallier plus près d’eux que la place ou j’étais d’environ cinquanteverges. Je vis qu’en faisant un petit détour je pourrais y parvenirsans être découvert, et qu’alors je n’en serais plus qu’àdemi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment jefusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d’environ trentepas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout lechemin, jusqu’à ce que je fusse arrivé vers l’autre arbre. Là jegravis sur un petit tertre d’où ma vue plongeait librement sur lesSauvages à la distance de quatre-vingts verges environ.

Il n’y avait pas alors un moment àperdre ; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assisà terre touts pêle-mêle, et venaient justement d’envoyer deuxd’entre eux pour égorger le pauvre Chrétien et peut-être l’apportermembre à membre à leur feu : déjà même ils étaient baisséspour lui délier les pieds. Je me tournai versVendredi : – « Maintenant, lui dis-je, faisce que je te commanderai. » Il me le promit. – « Alors,Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu meverras faire sans y manquer en rien. » – Je posai à terre undes mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredim’imita ; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue lesSauvages, en lui ordonnant de faire de même. – « Es-tuprêt ? lui dis-je alors. » – « Oui, »répondit-il. – « Allons, feu sur touts ! » – Et aumême instant je tirai aussi.

Vendredi avait tellement mieuxvisé que moi, qu’il en tua deux et en blessa trois, tandis que j’entuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terribleconsternation : touts ceux qui n’étaient pas blessés sedressèrent subitement sur leurs pieds ; mais ils ne savaientde quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d’oùleur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeuxattachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoirsuivre touts mes mouvements. Aussitôt après la première décharge jejetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredifit de même. J’armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi. –« Es-tu prêt, Vendredi, » lui dis-je. –« Oui, répondit-il. – « Feu donc, au nom deDieu ! » Et au même instant nous tirâmes touts deux surces misérables épouvantés. Comme nos armes n’étaient chargées quede ce que j’ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, iln’en tomba que deux ; mais il y en eut tant de frappés, quenous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant ethurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart.Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pastout-à-fait morts.

– « Maintenant, Vendredi,m’écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant lemousquet qui était encore chargé, suis moi ! » – Ce qu’ilfit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors dubois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvrismoi-même. Sitôt qu’ils m’eurent apperçu je poussai un crieffroyable, j’enjoignis à Vendredi d’en faireautant ; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n’étaitguère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la pauvrevictime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la placedu festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre enbesogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premierfeu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, oùils s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurscompagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je luiordonnai d’avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et,courant environ la longueur de quarante verges pour s’approcherd’eux, il fit feu. Je crus d’abord qu’il les avait touts tués, carils tombèrent en tas dans le canot ; mais bientôt j’en visdeux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé untroisième, qui resta comme mort au fond du bateau.

Tandis que mon serviteur Vendreditiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glayeuls quiliaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et sesmains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Ilrépondit en latin : Christianus. Mais ilétait si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir ouparler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai enlui faisant signe de boire, ce qu’il fit ; puis je lui donnaiun morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel paysil était : il me répondit :Español. Et, se remettant un peu, il me fitconnaître par touts les gestes possibles combien il m’étaitredevable pour sa délivrance. – « Señor, luidis-je avec tout l’espagnol que je pus rassembler, nous parleronsplus tard ; maintenant il nous faut combattre. S’il vous restequelque force, prenez ce pistolet et ce sabre etvengez-vous. » – il les prit avec gratitude, et n’eut pas plustôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussentcommuniqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avecfurie, et en tailla deux en pièces en un instant ; mais il estvrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvresmisérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de purétonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher às’enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c’était làjuste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tirédans la pirogue ; car si trois tombèrent des blessures qu’ilsavaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.

Je tenais toujours mon fusil à la main sanstirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j’avais donné àl’Espagnol mon pistolet et mon sabre. J’appelaiVendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où nousavions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées quenous avions laissées là ; ce qu’il fit avec une grandecélérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pourrecharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenirvers moi quand ils en auraient besoin.

Tandis que j’étais à cette besogne un rudecombat s’engagea entre l’Espagnol et un des Sauvages, qui luiportait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cettemême arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l’avaisempêché. L’Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu’on puissel’imaginer : quoique faible, il combattait déjà cet Indiendepuis long-temps et lui avait fait deux larges blessures à latête ; mais le Sauvage, qui était un vaillant et un robustecompagnon, l’ayant étreint dans ses bras, l’avait renversé ets’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnolle lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture,lui tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avantque moi, qui accourais, au secours, j’eusse eu le temps de lejoindre.

Vendredi, laissé à sa liberté,poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sahachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui,blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme je l’ai dit plus haut,puis après touts ceux qu’il put attraper. L’Espagnol m’ayantdemandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et ilse mit à la poursuite de deux Sauvages, qu’il blessa toutsdeux ; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrentdans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tuaun : l’autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures,plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers sescamarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués,avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoirs’il était mort ou vif, furent des vingt-un les seuls quis’échappèrent de nos mains. –

3 Tués à notre première décharge partie del’arbre.

2 Tués à la décharge suivante.

2 Tués par Vendredi dans lebateau.

2 Tués par le même, de ceux qui avaient étéblessés d’abord.

1 Tué par le même dans les bois.

3 Tués par l’Espagnol.

4 Tués, qui tombèrent çà et là de leursblessures ou à qui Vendredi donna la chasse.

4 Sauvés dans le canot, parmi lesquels unblessé, si non mort.

21 en tout.

Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrentrudement pour se mettre hors de la portée du fusil ; et,quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coupsencore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il désiraitvivement que je prisse une de leurs pirogues et que je lespoursuivisse ; et, au fait, moi-même j’étais très-inquiet deleur fuite ; je redoutais qu’ils ne portassent de mesnouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux outrois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Jeconsentis donc à leur donner la chasse en mer, et courant à un deleurs canots, je m’y jetai et commandai à Vendredi deme suivre ; mais en y entrant quelle fut ma surprise detrouver un pauvre Sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné àla mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant de peur,ne sachant pas ce qui se passait car il n’avait pu regarderpar-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la têteaux pieds et avait été garrotté si long-temps qu’il ne lui restaitplus qu’un souffle de vie.

Je coupai aussitôt les glayeuls ou les joncstortillés qui l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever ;mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler ; seulement ilgémissait très-piteusement, croyant sans doute qu’on ne l’avaitdélié que pour le faire mourir.

Lorsque Vendredi se fut approché,je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance ;puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rumà ce pauvre malheureux ; ce qui, avec la nouvelle de sonsalut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quandVendredi vint à l’entendre parler et à le regarder enface, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voirbaiser, embrasser et étreindre ce Sauvage ; de le voirpleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puispleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face,puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il sepassa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole etlui faire dire ce dont il s’agissait ; mais quand il fut unpeu revenu à lui-même, il s’écria : – « C’est monpère ! »

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