Robinson Crusoé – Tome I

FIN DE LA VIE SOLITAIRE

Alors je me figurais même que si je m’emparaisde deux ou trois Sauvages, j’étais capable de les gouverner defaçon à m’en faire esclaves, à me les assujétir complètement et àleur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais danscette idée, mais toujours rien ne se présentait : toutes mesvolontés, touts mes plans n’aboutissaient à rien, car il ne venaitpoint de Sauvages.

Un an et demi environ après que j’eus conçuces idées, et que par une longue réflexion j’eus en quelque manièredécidé qu’elles demeureraient sans résultat faute d’occasion, jefus surpris un matin, de très-bonne heure, en ne voyant pas moinsde cinq canots touts ensemble au rivage sur mon côté de l’île. LesSauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de mavue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures ; car,n’ignorant pas qu’ils venaient toujours quatre ou six, quelquefoisplus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, niquel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes.Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant,dans la même attitude que j’avais prise autrefois, je me préparai àrepousser une attaque ; j’étais tout prêt à agir si quelquechose se fût présenté. Ayant attendu long-temps et long-temps prêtél’oreille pour écouter s’il se faisait quelque bruit, jem’impatientai enfin ; et, laissant mes deux fusils au pied demon échelle, je montai jusqu’au sommet du rocher, en deuxescalades, comme d’ordinaire. Là, posté de façon à ce que ma têtene parût point au-dessus de la cime, pour qu’en aucune manière onne pût m’appercevoir, j’observai à l’aide de mes lunettesd’approche qu’ils étaient au moins au nombre de trente, qu’ilsavaient allumé un feu et préparé leur nourriture : quelaliment était-ce et comment l’accommodaient-ils, c’est ce que je nepus savoir ; mais je les vis touts danser autour du feu, et,suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et degesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j’apperçus parma longue-vue deux misérables qu’on tirait des pirogues, où sansdoute ils avaient été mis en réserve, et qu’alors on faisait sortirpour être massacrés. J’en vis aussitôt tomber un assommé, je pense,avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l’usage de cesnations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent àl’œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l’autrevictime demeurait là en attendant qu’ils fussent prêts pour elle.En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui sevoyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie ; ils’élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le longdes sables, droit vers moi, j’entends vers la partie de la côte oùétait mon habitation.

Je fus horriblement effrayé, – il faut que jel’avoue, – quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand jem’imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alorsqu’une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu’à coup sûr ilse réfugierait dans mon bocage ; mais je ne comptais pas dutout que le dénouement serait le même, c’est-à-dire que les autresSauvages ne l’y pourchasseraient pas et ne l’y trouveraient point.Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelquepeu mes esprits lorsque je reconnus qu’ils n’étaient que troishommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyantqu’il les surpassait excessivement à la course et gagnait duterrain sur eux, de manière que s’il pouvait aller de ce train unedemi-heure encore il était indubitable qu’il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la criquedont j’ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire,quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu’il faudraitnécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu’ilfût pris. Mais lorsque le Sauvage échappé eut atteint jusque là, ilne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s’y plongea ;il gagna l’autre rive en une trentaine de brassées ou environ, etse reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles.Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu’il n’y enavait que deux qui sussent nager. Le troisième s’arrêta sur lebord, regarda sur l’autre côté et n’alla pas plus loin. Au bout dequelques instants il s’en retourna pas à pas ; et, d’après cequi advint, ce fut très-heureux pour lui.

Toutefois j’observai que les deux qui savaientnager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n’enavait mis le malheureux qui les fuyait. – Mon esprit conçut alorsavec feu, et irrésistiblement, que l’heure était venue dem’acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et quej’étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie decette pauvre créature. Aussitôt je descendis en toute hâte par meséchelles, je pris deux fusils que j’y avais laissés au pied, commeje l’ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, jem’avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de lamontagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi,et j’appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d’abordtout aussi effrayé de moi que moi je l’étais d’eux ; mais jelui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m’avançailentement vers les deux qui accouraient. Tout-à-coup je meprécipitai sur le premier, et je l’assommai avec la crosse de monfusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l’explosionne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pûtguère ; d’ailleurs, comme ils n’auraient pu appercevoir lafumée, ils n’auraient pu aisément savoir d’où cela provenait. Ayantdonc assommé celui-ci, l’autre qui le suivait s’arrêta comme s’ileût été effrayé. J’allai à grands pas vers lui ; mais quand jem’en fus approché, je le vis armé d’un arc, et prêt à décocher uneflèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer lepremier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappéavait fait halte ; mais, bien qu’il vît ses deux ennemismordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et dubruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller ni enavant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé às’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et luifis signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alorsquelques pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêtaencore ; et je m’apperçus qu’il tremblait comme s’il eût étéfait prisonnier et sur le point d’être tué comme ses deux ennemis.Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes lesmarques d’encouragement que je pus imaginer. De plus près en plusprès il se risqua, s’agenouillant à chaque dix ou douze pas pour metémoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je luisouriais, je le regardais aimablement et l’invitais toujours às’avancer. Enfin il s’approcha de moi ; puis, s’agenouillantencore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied etmit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un sermentjuré d’être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis descaresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besognen’était pas, achevée ; car je m’apperçus alors que le Sauvageque j’avais assommé n’était pas tué, mais seulement étourdi, etqu’il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à monSauvage, en lui faisant remarquer qu’il n’était pas mort. Sur ce ilme dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, mefurent bien doux à entendre ; car c’était le premier son devoix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï depuis vingt-cinqans. Mais l’heure de m’abandonner à de pareilles réflexions n’étaitpas venue ; le Sauvage abasourdi avait recouvré assez de forcepour se mettre sur son séant et je m’appercevais que le miencommençait à s’en effrayer. Quand je vis cela je pris mon secondfusil et couchai en joue notre homme, comme si j’eusse voulu tirersur lui. Là-dessus, mon Sauvage, car dès lors je pouvais l’appelerainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu àmon côté ; je le lui donnai : il ne l’eut pas plus tôt,qu’il courut à son ennemi et d’un seul coup lui trancha la tête siadroitement qu’il n’y a pas en Allemagne un bourreau qui l’eût faitni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un Sauvage, queje supposais avec raison n’avoir jamais vu auparavant d’autressabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît,comme je l’appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sontsi pesants et d’un bois si dur, qu’ils peuvent d’un seul coupabattre une tête ou un bras. Après cet exploit il revint à moi,riant en signe de triomphe, et avec une foule de gestes que je necompris pas il déposa à mes pieds mon sabre et la tête duSauvage.

Mais ce qui l’intrigua beaucoup, ce fut desavoir comment de si loin j’avais pu tuer l’autre Indien, et, me lemontrant du doigt, il me fit des signes pour que je l’y laissassealler. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le luipermettais. Quand il s’en fut approché, il le regarda et demeura làcomme un ébahi ; puis, le tournant tantôt d’un côté tantôtd’un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé justedans la poitrine et avait fait un trou d’où peu de sang avaitcoulé : sans doute il s’était épanché intérieurement, car ilétait bien mort. Enfin il lui prit son arc et ses flèches et s’enrevint. Je me mis alors en devoir de partir et je l’invitai à mesuivre, en lui donnant à entendre qu’il en pourrait survenird’autres en plus grand nombre.

Sur ce il me fit signe qu’il voulait enterrerles deux cadavres, pour que les autres, s’ils accouraient, nepussent les voir. Je le lui permis, et il se jeta à l’ouvrage. Enun instant il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assezgrand pour y ensevelir le premier, qu’il y traîna et qu’ilrecouvrit ; il en fit de même pour l’autre. Je pense qu’il nemit pas plus d’un quart d’heure à les enterrer touts les deux. Jele rappelai alors, et l’emmenai, non dans mon château, mais dans lacaverne que j’avais plus avant dans l’île. Je fis ainsi mentircette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisinet de l’eau, dont je vis qu’il avait vraiment grand besoin à causede sa course. Lorsqu’il se fut restauré, je lui fis signe d’allerse coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de rizavec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois àmoi-même. La pauvre créature se coucha donc et s’endormit.

C’était un grand beau garçon, svelte et bientourné, et à mon estime d’environ vingt-six ans. Il avait un bonmaintien, l’aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose detrès-mâle dans la face ; cependant il avait aussi toutel’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand ilsouriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépuecomme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs etpleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très-basané, sansrien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond desBrésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ;il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé, plusagréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond etpotelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des Nègres, labouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées etblanches comme ivoire. – Après avoir sommeillé plutôt que dormienviron une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pourme rejoindre ; car j’étais allé traire mes chèvres, parquéesdans l’enclos près de là. Quand il m’apperçut il vint à moi encourant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d’unehumble reconnaissance, qu’il manifestait par une foule degrotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur laterre, prit l’un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme ilavait déjà fait ; puis il m’adressa touts les signesimaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission, pourme donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher àmoi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je luitémoignais que j’étais fort content de lui.

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