Robinson Crusoé – Tome I

ROBINSON CAPTIF

À ce changement subit de condition, qui, demarchand, me faisait misérable esclave, je fus profondémentaccablé ; je me ressouvins alors du discours prophétique demon père : que je deviendrais misérable et n’aurais personnepour me secourir ; je le crus ainsi tout-à-fait accompli,pensant que je ne pourrais jamais être plus mal, que le bras deDieu s’était appesanti sur moi, et que j’étais perdu sansressource. Mais hélas ! ce n’était qu’un avant-goût desmisères qui devaient me traverser, comme on le verra dans la suitede cette histoire.

Mon nouveau patron ou maître m’avait pris aveclui dans sa maison ; j’espérais aussi qu’il me prendrait aveclui quand de nouveau il irait en mer, et que tôt ou tard son sortserait d’être pris par un vaisseau de guerre espagnol ou portugais,et qu’alors je recouvrerais ma liberté ; mais cette espérances’évanouit bientôt, car lorsqu’il retournait en course, il melaissait à terre pour soigner son petit jardin et faire à la maisonla besogne ordinaire des esclaves ; et quand il revenait de sacroisière, il m’ordonnait de coucher dans sa cabine pour surveillerle navire.

Là, je songeais sans cesse à mon évasion et aumoyen que je pourrais employer pour l’effectuer, mais je ne trouvaiaucun expédient qui offrit la moindre probabilité, rien qui pûtfaire supposer ce projet raisonnable ; car je n’avais pas uneseule personne à qui le communiquer, pour qu’elle s’embarquât avecmoi ; ni compagnons d’esclavage, ni Anglais, ni Irlandais, niÉcossais. De sorte que pendant deux ans, quoique je me berçassesouvent de ce rêve, je n’entrevis néanmoins jamais la moindrechance favorable de le réaliser.

Au bout de ce temps environ il se présenta unecirconstance singulière qui me remit en tête mon ancien projet defaire quelque tentative pour recouvrer ma liberté. Mon patronrestant alors plus long-temps que de coutume sans armer sonvaisseau, et, à ce que j’appris, faute d’argent, avait habitude,régulièrement deux ou trois fois par semaine, quelquefois plus sile temps était beau, de prendre la pinasse du navire et de s’enaller pêcher dans la rade ; pour tirer à la rame ilm’emmenait toujours avec lui, ainsi qu’un jeune Maurisque[5] ; nous le divertissions beaucoup, etje me montrais fort adroit à attraper le poisson ; si bienqu’il m’envoyait quelquefois avec un Maure de ses parents et lejeune garçon, le Maurisque, comme on l’appelait, pour lui pêcher unplat de poisson.

Une fois, il arriva qu’étant allé à la pêche,un matin, par un grand calme, une brume s’éleva si épaisse que nousperdîmes de vue le rivage, quoique nous n’en fussions pas éloignésd’une demi-lieue. Ramant à l’aventure, nous travaillâmes tout lejour et toute la nuit suivante ; et, quand vint le matin, nousnous trouvâmes avoir gagné le large au lieu d’avoir gagné la rive,dont nous étions écartés au moins de deux lieues. Cependant nousl’atteignîmes, à la vérité non sans beaucoup de peine et non sansquelque danger, car dans la matinée le vent commença à soufflerassez fort, et nous étions touts mourants de faim.

Or, notre patron, mis en garde par cetteaventure, résolut d’avoir plus soin de lui à l’avenir ; ayantà sa disposition la chaloupe de notre navire anglais qu’il avaitcapturé, il se détermina à ne plus aller à la pêche sans uneboussole et quelques provisions, et il ordonna au charpentier deson bâtiment, qui était aussi un Anglais esclave, d’y construiredans le milieu une chambre de parade ou cabine semblable à celled’un canot de plaisance, laissant assez de place derrière pourmanier le gouvernail et border les écoutes, et assez de placedevant pour qu’une personne ou deux pussent manœuvrer la voile.Cette chaloupe cinglait avec ce que nous appelons une voiled’épaule de mouton[6] qu’onamurait sur le faîte de la cabine, qui était basse et étroite, etcontenait seulement une chambre à coucher pour le patron et un oudeux esclaves, une table à manger, et quelques équipets pour mettredes bouteilles de certaines liqueurs à sa convenance, et surtoutson pain, son riz et son café.

Sur cette chaloupe, nous allions fréquemment àla pêche ; et comme j’étais très-habile à lui attraper dupoisson, il n’y allait jamais sans moi. Or, il advint qu’un jour,ayant projeté de faire une promenade dans ce bateau avec deux outrois Maures de quelque distinction en cette place, il fit degrands préparatifs, et, la veille, à cet effet, envoya au bateauune plus grande quantité de provisions que de coutume, et mecommanda de tenir prêts trois fusils avec de la poudre et du plomb,qui se trouvaient à bord de son vaisseau, parce qu’ils seproposaient le plaisir de la chasse aussi bien que celui de lapêche.

Je préparai toutes choses selon ses ordres, etle lendemain au matin j’attendais dans la chaloupe, lavée et paréeavec guidon et flamme au vent, pour la digne réception de seshôtes, lorsqu’incontinent mon patron vint tout seul à bord, et medit que ses convives avaient remis la partie, à cause de quelquesaffaires qui leur étaient survenues. Il m’enjoignit ensuite,suivant l’usage, d’aller sur ce bateau avec le Maure et le jeunegarçon pour pêcher quelques poissons, parce que ses amis devaientsouper chez lui, me recommandant de revenir à la maison aussitôtque j’aurais fait une bonne capture. Je me mis en devoird’obéir.

Cette occasion réveilla en mon esprit mespremières idées de liberté ; car alors je me trouvais sur lepoint d’avoir un petit navire à mon commandement. Mon maître étantparti, je commençai à me munir, non d’ustensiles de pêche, mais deprovisions de voyage, quoique je ne susse ni ne considérasse où jedevais faire route, pour sortir de ce lieu, tout chemin m’étantbon.

Mon premier soin fut de trouver un prétextepour engager le Maure à mettre à bord quelque chose pour notresubsistance. Je lui dis qu’il ne fallait pas que nous comptassionsmanger le pain de notre patron. – Cela est juste,répliqua-t-il ; – et il apporta une grande corbeille derusk ou de biscuit de mer de leur façon et trois jarresd’eau fraîche. Je savais où mon maître avait placé son coffre àliqueurs, qui cela était évident par sa structure, devait provenird’une prise faite sur les Anglais. J’en transportai les bouteillesdans la chaloupe tandis que le Maure était sur le rivage, comme sielles eussent été mises là auparavant pour notre maître. J’ytransportai aussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bienenviron un demi-quintal, avec un paquet de fil ou ficelle, unehache, une scie et un marteau, qui nous furent touts d’un grandusage dans la suite, surtout le morceau de cire pour faire deschandelles. Puis j’essayai sur le Maure d’une autre tromperie danslaquelle il donna encore innocemment. Son nom était Ismaël, dontles Maures font Muly ou Moléy ; ainsi l’appelai-je et luidis-je : – Moléy, les mousquets de notre patron sont à bord dela chaloupe ; ne pourriez-vous pas vous procurer un peu depoudre et de plomb de chasse, afin de tuer, pour nous autres,quelques alcamies, – oiseau semblable à notre courlieu, –car je sais qu’il a laissé à bord du navire les provisions de lasoute aux poudres. – Oui, dit-il, j’en apporterai un peu ; –et en effet il apporta une grande poche de cuir contenant environune livre et demie de poudre, plutôt plus que moins, et une autrepoche pleine de plomb et de balles, pesant environ six livres, etil mit le tout dans la chaloupe. Pendant ce temps, dans la grandecabine de mon maître, j’avais découvert un peu de poudre dontj’emplis une grosse bouteille qui s’était trouvée presque vide dansle bahut, après avoir transvasé ce qui y restait. Ainsi fournis detoutes choses nécessaires, nous sortîmes du havre pour aller à lapêche. À la forteresse qui est à l’entrée du port on savait quinous étions, on ne prit point garde à nous. À peine étions-nous unmille en mer, nous amenâmes notre voile et nous nous assîmes pourpêcher. Le vent soufflait Nord-Nord-Est, ce qui était contraire àmon désir ; car s’il avait soufflé Sud, j’eusse été certaind’atterrir à la côte d’Espagne, ou au moins d’atteindre la baie deCadix ; mais ma résolution était, vente qui vente, de sortirde cet horrible lieu, et d’abandonner le reste au destin.

Après que nous eûmes pêché long-temps et rienpris ; car lorsque j’avais un poisson à mon hameçon, pourqu’on ne pût le voir je ne le tirais point dehors : – Nous nefaisons rien, dis-je au Maure ; notre maître n’entend pas êtreservi comme ça ; il nous faut encore remonter plus au large. –Lui, n’y voyant pas malice, y consentit, et se trouvant à la proue,déploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail, jeconduisis l’embarcation à une lieue au-delà ; alors je mis enpanne comme si je voulais pêcher et, tandis que le jeune garçontenait le timon, j’allai à la proue vers le Maure ; et,faisant comme si je me baissais pour ramasser quelque chosederrière lui, je le saisis par surprise en passant mon bras entreses jambes, et je le lançai brusquement hors du bord dans la mer.Il se redressa aussitôt, car il nageait comme un liége, et,m’appelant, il me supplia de le reprendre à bord, et me jura qu’ilirait d’un bout à l’autre du monde avec moi. Comme il nageait avecune grande vigueur après la chaloupe et qu’il faisait alors peu devent, il m’aurait promptement atteint.

Sur ce, j’allai dans la cabine, et, prenantune des arquebuses de chasse, je le couchai en joue et luidis : Je ne vous ai pas fait de mal, et, si vous ne vousobstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous nagez bien assez pourregagner la rive ; la mer est calme, hâtez-vous d’y aller, jene vous frapperai point ; mais si vous vous approchez dubateau, je vous tire une balle dans la tête, car je suis résolu àrecouvrer ma liberté. Alors il revira et nagea vers le rivage. Jene doute point qu’il ne l’ait atteint facilement, car c’était unexcellent nageur.

J’eusse été plus satisfait d’avoir gardé ceMaure et d’avoir noyé le jeune garçon ; mais, là, je nepouvais risquer de me confier à lui. Quand il fut éloigné, je metournai vers le jeune garçon, appelé Xury, et je lui dis : –Xury, si tu veux m’être fidèle, je ferai de toi un homme ;mais si tu ne mets la main sur ta face que tu seras sincère avecmoi, – ce qui est jurer par Mahomet et la barbe de son père, – ilfaut que je te jette aussi dans la mer. Cet enfant me fit unsourire, et me parla si innocemment que je n’aurais pu me défier delui ; puis il fit le serment de m’être fidèle et de me suivreen tout lieux.

Tant que je fus en vue du Maure, qui était àla nage, je portai directement au large, préférant bouliner, afinqu’on pût croire que j’étais allé vers le détroit[7], comme en vérité on eût pu le supposer detoute personne dans son bon sens ; car aurait-on pu imaginerque nous faisions route au Sud, vers une côte véritablementbarbare, où nous étions sûrs que toutes les peuplades de nègresnous entoureraient de leurs canots et nous désoleraient ; oùnous ne pourrions aller au rivage sans être dévorés par les bêtessauvages ou par de plus impitoyables sauvages de l’espècehumaine.

Mais aussitôt qu’il fit sombre, je changeai deroute, et je gouvernai au Sud-Est, inclinant un peu ma course versl’Est, pour ne pas m’éloigner de la côte ; et, ayant un bonvent, une mer calme et unie, je fis tellement de la voile, que lelendemain, à trois heures de l’après-midi, quand je découvrispremièrement la terre, je devais être au moins à cent cinquantemilles au Sud de Sallé, tout-à-fait au-delà des États de l’Empereurde Maroc, et même de tout autre roi de par-là, car nous ne vîmespersonne.

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