Robinson Crusoé – Tome I

CHASSE DU 3 NOVEMBRE

Ayant surmonté ces faiblesses, et mon domicileet mon ameublement étant établis aussi bien que possible, jecommençai mon journal, dont je vais ici vous donner la copie aussiloin que je pus le poursuivre ; car mon encre une fois usée,je fus dans la nécessité de l’interrompre.

JOURNAL

30 SEPTEMBRE 1659

Moi, pauvre misérable RobinsonCrusoé, après avoir fait naufrage au large durant unehorrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant àdemi-mort, j’abordai à cette île infortunée, que je nommail’Île du Désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affligerde l’état affreux où j’étais réduit : sans nourriture, sansdemeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sansaucune espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort,soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par lesSauvages, ou que je dusse périr de faim. À la brune je montai surun arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément,quoiqu’il plût toute la nuit.

OCTOBRE

Le 1er. – À ma grande surprise,j’apperçus, le matin, que le vaisseau avait été soulevé par lamarée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. D’un côtéce fut une consolation pour moi ; car le voyant entier etdressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le vent venait às’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres ou les chosesnécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté ce spectaclerenouvela la douleur que je ressentais de la perte de mescamarades ; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord,nous eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnonsn’eussent pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si toutl’équipage avait été préservé, peut-être nous eussions puconstruire avec les débris du bâtiment une embarcation qui nousaurait portés en quelque endroit du monde. Je passai une grandepartie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets ;mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, j’avançai sur lagrève aussi loin que je pus, et me mis à la nage pour aller à bord.Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne faisait point devent.

Du 1er au 24. – Toutes ces journéesfurent employées à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseautout ce que je pouvais, et l’amener à terre sur des radeaux à lafaveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cetintervalle, quoique avec quelque lueur de beau temps : ilparaît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20. – Je renversai mon radeau et touts lesobjets que j’avais mis dessus ; mais, comme c’était dans uneeau peu profonde, et que la cargaison se composait surtout d’objetspesants, j’en recouvrai une partie quand la marée se futretirée.

Le 25. – Tout le jour et toute la nuit iltomba une pluie accompagnée de rafale ; durant ce temps lenavire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment encore,il disparut, et je ne pus appercevoir ses débris qu’à mer étaleseulement. Je passai ce jour-là à mettre à l’abri les effets quej’avais sauvés, de crainte qu’ils ne s’endommageassent à lapluie.

Le 26. – Je parcourus le rivage presque toutle jour, pour trouver une place où je pusse fixer monhabitation ; j’étais fort inquiet de me mettre à couvert,pendant la nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages.Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au pied d’unrocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement, que jerésolus d’entourer de fortifications composées d’une doublepalissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30. – Je travaillai rudementà transporter touts mes bagages dans ma nouvelle habitation,quoiqu’il plut excessivement fort une partie de ce temps-là.

Le 31. – Dans la matinée je sortis avec monfusil pour chercher quelque nourriture et reconnaître lepays ; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusquechez moi ; mais, dans la suite, comme il refusait de manger,je le tuai aussi.

NOVEMBRE

Le 1er. – Je dressai ma tente aupied du rocher, et j’y couchai pour la première nuit. Je l’avaisfaite aussi grande que possible avec des piquets que j’y avaisplantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2. – J’entassai tout mes coffres, toutesmes planches et tout le bois de construction dont j’avais fait monradeau, et m’en formai un rempart autour de moi, un peu en dedansde la ligne que j’avais tracée pour mes fortifications.

Le 3. – Je sortis avec mon fusil et je tuaideux oiseaux semblables à des canards, qui furent un excellentmanger. Dans l’après-midi je me mis à l’œuvre pour faire unetable.

Le 4. – Je commençai à régler mon temps detravail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, etsuivant cette règle que je continuai d’observer, le matin, s’il nepleuvait pas ; je sortais avec mon fusil pour deux ou troisheures ; je travaillais ensuite jusqu’à onze heures environ,puis je mangeais ce que je pouvais avoir ; de midi à deuxheures je me couchais pour dormir, à cause de la chaleuraccablante ; et dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage.Tout mon temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé àme faire une table ; car je n’étais alors qu’un tristeouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firentde moi un parfait artisan, comme ils l’auraient fait je pense, detout autre.

Le 5. – Je sortis avec mon fusil etmon chien, et je tuai un chat sauvage ; sa peau était assezdouce, mais sa chair ne valait rien. J’écorchais chaque animal queje tuais, et j’en conservais la peau. En revenant le long du rivageje vis plusieurs espèces d’oiseaux de mer qui m’étaientinconnus ; mais je fus étonné et presque effrayé par deux outrois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, nesachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau etm’échappèrent pour cette fois.

Le 6. – Après ma promenade du matin, je me misà travailler de nouveau à ma table, et je l’achevai, non pas à mafantaisie ; mais il ne se passa pas long-temps avant que jefusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7. – Le ciel commença à se mettre au beau.Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12, – le 11 était un dimanche, –je passai tout mon temps à me fabriquer une chaise, et, avecbeaucoup de peine, je l’amenai à une forme passable ; maiselle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je ladémontai plusieurs fois.

Nota. Je négligeai bientôtl’observation des dimanches ; car ayant omis de faire lamarque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand tombait cejour.

Le 13. – Il fit une pluie qui humecta la terreet me rafraîchit beaucoup ; mais elle fut accompagnée d’uncoup de tonnerre et d’un éclair, qui m’effrayèrent horriblement, àcause de ma poudre. Aussitôt qu’ils furent passés, je résolus deséparer ma provision de poudre en autant de petits paquets quepossible, pour la mettre hors de tout danger.

Les 14, 15 et 16. – Je passai ces trois joursà faire des boîtes ou de petites caisses carrées, qui pouvaientcontenir une livre de poudre ou deux tout au plus ; et, lesayant emplies, je les mis aussi en sûreté, et aussi éloignées lesunes des autres que possible. L’un de ces trois jours, je tuai ungros oiseau qui était bon à manger ; mais je ne sus quel nomlui donner.

Le 17. – Je commençai, en ce jour, à creuserle roc derrière ma tente, pour ajouter à mes commodités.

Nota. Il me manquait, pour cetravail, trois choses absolument nécessaires, savoir un pic, unepelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc montravail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à cebesoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai le pic par desleviers de fer, qui étaient assez propres à cela, quoique un peulourds ; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chosedont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité, que,sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savaispar quoi la remplacer.

Le 18. – En cherchant dans les bois, jetrouvai un arbre qui était semblable, ou tout au moins ressemblaitbeaucoup à celui qu’au Brésil on appelle bois de fer, àcause de son excessive dureté. J’en coupai une pièce avec une peineextrême et en gâtant presque ma hache ; je n’eus pas moins dedifficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle étaitextrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manquede moyens d’exécution, firent que je demeurai long-temps à façonnercet instrument ; ce ne fut que petit à petit que je pus luidonner la forme d’une pelle ou d’une bêche. Son manche étaitexactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre ;mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne pouvait pas êtred’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez bien son officedans toutes les occasions que j’eus de m’en servir. Jamais pelle,je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue àfabriquer.

Mais ce n’était pas tout ; il me manquaitencore un panier ou une brouette. Un panier, il m’était de touteimpossibilité d’en faire, n’ayant rien de semblable à des baguettesployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je n’en avaispoint encore découvert. Quant à la brouette, je m’imaginai que jepourrais en venir à bout, à l’exception de la roue, dont je n’avaisaucune notion, et que je ne savais comment entreprendre. D’ailleursje n’avais rien pour forger le goujon de fer qui devait passer dansl’axe ou le moyeu. J’y renonçai donc ; et, pour emporter laterre que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable àl’oiseau dans lequel les manœuvres portent le mortier quand ilsservent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présentamoins de difficulté que celle de la pelle ; néanmoins l’une etl’autre, et la malheureuse tentative que je fis de construire unebrouette, ne me prirent pas moins de quatre journées, en exceptanttoujours le temps de ma promenade du matin avec mon fusil ; jela manquais rarement, et rarement aussi manquais-je d’en rapporterquelque chose à manger.

Le 23. – Mon autre travail ayant étéinterrompu pour la fabrication de ces outils, dès qu’ils furentachevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et mesforces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargiret à creuser ma grotte, afin qu’elle pût loger mes meubles pluscommodément.

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