Robinson Crusoé – Tome I

VOYAGE AU VAISSEAU NAUFRAGÉ

Sous le coup de cette impression, je regagnaià grands pas mon château afin de préparer tout pour mon voyage. Jepris une bonne quantité de pain, un grand pot d’eau fraîche, uneboussole pour me gouverner, une bouteille de rum, – j’enavais encore beaucoup en réserve, – et une pleine corbeille deraisins. Chargé ainsi, je retournai à ma pirogue, je vidai l’eauqui s’y trouvait, je la mis à flot, et j’y déposai toute macargaison. Je revins ensuite chez moi prendre une seconde charge,composée d’un grand sac de riz, de mon parasol – pour placerau-dessus de ma tête et me donner de l’ombre, – d’un second potd’eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits pains ougâteaux d’orge, d’une bouteille de lait de chèvre et d’un fromage.Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de peineet de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis enroute, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin àl’extrême pointe de l’île sur le côté Nord-Est. Là il s’agissait dese lancer dans l’Océan, de s’aventurer ou de ne pas s’aventurer. Jeregardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient desdeux côtés de l’île. Le souvenir des dangers que j’avais courus merendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à memanquer ; car je pressentis que si un de ces courantsm’entraînait, je serais emporté en haute mer, peut-être hors de lavue de mon île ; et qu’alors, comme ma pirogue était fortlégère, pour peu qu’un joli frais s’élevât, j’étais inévitablementperdu.

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme,que je commençai à abandonner mon entreprise : je halai mabarque dans une crique du rivage, je gagnai un petit tertre et jem’y assis inquiet et pensif, flottant entre la crainte et le désirde faire mon voyage. Tandis que j’étais à réfléchir, je m’apperçusque la marée avait changé et que le flot montait, ce qui rendaitpour quelque temps mon départ impraticable. Il me vint alors àl’esprit de gravir sur la butte la plus haute que je pourraistrouver, et d’observer les mouvements de la marée pendant le flux,afin de juger si, entraîné par l’un de ces courants, je ne pourraispas être ramené par l’autre avec la même rapidité. Cela ne me futpas plus tôt entré dans la tête, que je jetai mes regards sur unmonticule qui dominait suffisamment les deux côtes, et d’où je visclairement la direction de la marée et la route que j’avais àsuivre pour mon retour : le courant du jusant sortait du côtéde la pointe Sud de l’île, le courant du flot rentrait du côté duNord. Tout ce que j’avais à faire pour opérer mon retour était doncde serrer la pointe septentrionale de l’île.

Enhardi par cette observation, je résolus departir le lendemain matin avec le commencement de la marée, ce queje fis en effet après avoir reposé la nuit dans mon canot sous lagrande houppelande dont j’ai fait mention. Je gouvernaipremièrement plein Nord, jusqu’à ce que je me sentisse soulevé parle courant qui portait à l’Est, et qui m’entraîna à une grandedistance, sans cependant me désorienter, ainsi que l’avait faitautrefois le courant sur le côté Sud, et sans m’ôter toute ladirection de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec mapagaie, j’allai droit au navire échoué, et en moins de deux heuresje l’atteignis.

C’était un triste spectacle à voir ! Lebâtiment, qui me parut espagnol par sa construction, était fiché etenclavé entre deux roches ; la poupe et la hanche avaient étémises en pièces par la mer ; et comme le gaillard d’avantavait donné contre les rochers avec une violence extrême, le grandmât et le mât de misaine s’étaient brisés rez-pied ; mais lebeaupré était resté en bon état et l’avant et l’éperon paraissaientfermes. – Lorsque je me fus approché, un chien parut sur letillac : me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer.Aussitôt que je l’appelai il sauta à la mer pour venir à moi, et jele pris dans ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et desoif, je lui donnai un de mes pains qu’il engloutit comme un loupvorace ayant jeûné quinze jours dans la neige ; ensuite jedonnai de l’eau fraîche à cette pauvre bête, qui, si je l’avaislaissée faire, aurait bu jusqu’à en crever.

Après cela j’allai à bord. La première choseque j’y rencontrai ce fut, dans la cuisine, sur le gaillardd’avant, deux hommes noyés et qui se tenaient embrassés. J’enconclus, cela est au fait probable, qu’au moment où, durant latempête, le navire avait touché, les lames brisaient si haut etavec tant de rapidité, que ces pauvres gens n’avaient pu s’endéfendre, et avaient été étouffés par la continuelle chute desvagues, comme s’ils eussent été sous l’eau. – Outre le chien, iln’y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandisesque je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant arrimés dansla cale quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou del’eau-de-vie, je ne sais. L’eau en se retirant les avait laissés àdécouvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m’ensaisir. Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoirappartenu à des matelots, et j’en portai deux dans ma barque sansexaminer ce qu’ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proueeût été brisée, je suis persuadé que j’aurais fait un bonvoyage ; car, à en juger par ce que je trouvai dans lescoffres, il devait y avoir à bord beaucoup de richesses. Je présumepar la route qu’il tenait qu’il devait venir de Buenos-Ayres ou deRio de la Plata, dans l’Amérique méridionale, en delà du Brésil, etdevait aller à la Havane dans le golfe du Mexique, et de làpeut-être en Espagne. Assurément ce navire recelait un grandtrésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu’était devenule reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j’y trouvai un petittonneau plein d’environ vingt gallons de liqueur, que jetransportai dans ma pirogue, non sans beaucoup de difficulté. Dansune cabine je découvris plusieurs mousquets et une grande poire àpoudre en contenant environ quatre livres. Quant aux mousquets jen’en avais pas besoin : je les laissai donc, mais je pris lecornet à poudre. Je pris aussi une pelle et des pincettes, qui mefaisaient extrêmement faute, deux chaudrons de cuivre, un gril etune chocolatière. Avec cette cargaison et le chien, je me mis enroute quand la marée commença à porter vers mon île, que le mêmesoir, à une heure de la nuit environ, j’atteignis, harassé, épuiséde fatigues.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et lematin je résolus de ne point porter mes acquisitions dans monchâteau, mais dans ma nouvelle caverne. Après m’être restauré, jedébarquai ma cargaison et je me mis à en faire l’inventaire. Letonneau de liqueur contenait une sorte de rum, mais nonpas de la qualité de celui qu’on boit au Brésil : en un mot,détestable. Quand j’en vins à ouvrir les coffres je découvrisplusieurs choses dont j’avais besoin : par exemple, dans l’unje trouvai un beau coffret renfermant des flacons de formeextraordinaire et remplis d’eaux cordiales fines et très-bonnes.Les flacons, de la contenance de trois pintes, étaient tout garnisd’argent. Je trouvai deux pots d’excellentes confitures si bienbouchés que l’eau n’avait pu y pénétrer, et deux autres qu’elleavait tout-à-fait gâtés. Je trouvai en outre de fort bonneschemises qui furent les bien venues, et environ une douzaine etdemie de mouchoirs de toile blanche et de cravates de couleur. Lesmouchoirs furent aussi les bien reçus, rien n’étant plusrafraîchissant pour m’essuyer le visage dans les jours de chaleur.Enfin, lorsque j’arrivai au fond du coffre, je trouvai trois grandssacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents piècesen tout, et dans l’un de ces sacs six doublons d’or enveloppés dansun papier, et quelques petites barres ou lingots d’or qui, je lesuppose, pesaient à peu près une livre.

Dans l’autre coffre il y avait quelquesvêtements, mais de peu de valeur. Je fus porté à croire quecelui-ci avait appartenu au maître canonnier, par cette raisonqu’il ne s’y trouvait point de poudre, mais environ deux livres depulverin dans trois flasques, mises en réserve, je suppose, pourcharger des armes de chasse dans l’occasion. Somme toute, par cevoyage, j’acquis peu de chose qui me fût d’un très-grandusage ; car pour l’argent, je n’en avais que faire : ilétait pour moi comme la boue sous mes pieds ; je l’auraisdonné pour trois ou quatre paires de bas et de souliers anglais,dont j’avais grand besoin. Depuis bien des années j’étais réduit àm’en passer. J’avais alors, il est vrai, deux paires de souliersque j’avais pris aux pieds des deux hommes noyés que j’avaisdécouverts à bord, et deux autres paires que je trouvai dans l’undes coffres, ce qui me fut fort agréable ; mais ils nevalaient pas nos souliers anglais, ni pour la commodité ni pour leservice, étant plutôt ce que nous appelons des escarpins que dessouliers. Enfin je tirai du second coffre environ cinquante piècesde huit en réaux, mais point d’or. Il est à croire qu’il avaitappartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit avoir euquelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans macaverne, et je l’y serrai comme le premier que j’avais sauvé denotre bâtiment. Ce fut vraiment grand dommage, comme je le disaistantôt, que l’autre partie du navire n’eût pas été accessible, jesuis certain que j’aurais pu en tirer de l’argent de quoi chargerplusieurs fois ma pirogue ; argent qui, si je fusse jamaisparvenu à m’échapper et à m’enfuir en Angleterre, aurait pu resteren sûreté dans ma caverne jusqu’à ce que je revinsse lechercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieusûr, je retournai à mon embarcation. En ramant ou pagayant le longdu rivage je la ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins enhâte à ma demeure, où je retrouvai tout dans la paix et dansl’ordre. Je me remis donc à vivre selon mon ancienne manière, et àprendre soin de mes affaires domestiques. Pendant un certain tempsmon existence fut assez agréable, seulement j’étais encore plusvigilant que de coutume ; je faisais le guet plus souvent etne mettais plus aussi fréquemment le pied dehors. Si parfois jesortais avec quelque liberté, c’était toujours dans la partieorientale de l’île, où j’avais la presque certitude que lesSauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller sans tant deprécautions, sans ce fardeau d’armes et de munitions que je portaistoujours avec moi lorsque j’allais de l’autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cettesituation ; mais ma malheureuse tête, qui semblait faite pourrendre mon corps misérable, fut durant ces deux années toujoursemplie de projets et de desseins pour tenter de m’enfuir de monîle. Quelquefois je voulais faire une nouvelle visite au navireéchoué, quoique ma raison me criât qu’il n’y restait rien qui valûtles dangers du voyage ; d’autres fois je songeais à aller çàet là, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; et je croisvraiment que si j’avais eu la chaloupe sur laquelle je m’étaiséchappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n’importeen quel lieu, pour aller je ne sais où.

J’ai été dans toutes les circonstances de mavie un exemple vivant de ceux qui sont atteints de cette plaiegénérale de l’humanité, d’où découle gratuitement la moitié deleurs misères : j’entends la plaie de n’être point satisfaitsde la position où Dieu et la nature les ont placés. Car sans parlerde mon état primitif et de mon opposition aux excellents conseilsde mon père, opposition qui fut, si je puis l’appeler ainsi, monpéché originel, n’était-ce pas un égarement de même nature quiavait été l’occasion de ma chute dans cette misérablecondition ? Si cette Providence qui m’avait si heureusementétabli au Brésil comme planteur eût limité mes désirs, si jem’étais contenté d’avancer pas à pas, j’aurais pu être alors,j’entends au bout du temps que je passai dans mon île, un des plusgrands colons du Brésil ; car je suis persuadé, par lesprogrès que j’avais faits dans le peu d’années que j’y vécus etceux que j’aurais probablement faits si j’y fusse demeuré, que jeserais devenu riche à cent mille Moidoires.

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