Robinson Crusoé – Tome I

SEULS RESTES DE L’ÉQUIPAGE

Rien ne saurait retracer quelle était laconfusion de mes pensées lorsque j’allai au fond de l’eau. Quoiqueje nageasse très-bien, il me fut impossible de me délivrer desflots pour prendre respiration. La vague, m’ayant porté ou plutôtemporté à distance vers le rivage, et s’étant étalée et retirée melaissa presque à sec, mais à demi étouffé par l’eau que j’avaisavalée. Me voyant plus près de la terre ferme que je ne m’y étaisattendu, j’eus assez de présence d’esprit et de force pour medresser sur mes pieds, et m’efforcer de gagner le rivage, avantqu’une autre vague revînt et m’enlevât. Mais je sentis bientôt quec’était impossible, car je vis la mer s’avancer derrière moifurieuse et aussi haute qu’une grande montagne. Je n’avais ni lemoyen ni la force de combattre cet ennemi ; ma seule ressourceétait de retenir mon haleine, et de m’élever au-dessus de l’eau, eten surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de voguer versla côte, s’il m’était possible. J’appréhendais par-dessus tout quele flot, après m’avoir transporté, en venant, vers le rivage, ne merejetât dans la mer en s’en retournant.

La vague qui revint sur moi m’ensevelit toutd’un coup, dans sa propre masse, à la profondeur de vingt ou trentepieds ; je me sentais emporté avec une violence et unerapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Jeretenais mon souffle, et je nageais de toutes mes forces. Maisj’étais près d’étouffer, faute de respiration, quand je me sentisremonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête et mes mainspercèrent au-dessus de l’eau. Il me fut impossible de me maintenirainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un bien extrême,en me redonnant de l’air et du courage. Je fus derechef couvertd’eau assez long-temps, mais je tins bon ; et, sentant que lalame étalait et qu’elle commençait à refluer, je coupai à traversles vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeuraitranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux sefussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus àtoutes jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer dela furie de la mer, qui revenait fondre sur moi ; et, par deuxfois, les vagues m’enlevèrent, et, comme précédemment,m’entraînèrent au loin, le rivage étant tout-à-fait plat.

La dernière de ces deux fois avait été bienprès de m’être fatale ; car la mer m’ayant emporté ainsiqu’auparavant, elle me mit à terre ou plutôt elle me jeta contre unquartier de roc, et avec une telle force, qu’elle me laissaévanoui, dans l’impossibilité de travailler à ma délivrance. Lecoup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine, avait pourainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps ; et, sije ne l’avais recouvré immédiatement, j’aurais été étouffé dansl’eau ; mais il me revint un peu avant le retour des vagues,et voyant qu’elles allaient encore m’envelopper, je résolus de mecramponner au rocher et de retenir mon haleine, jusqu’à ce qu’ellesfussent retirées. Comme la terre était proche, les lames nes’élevaient plus aussi haut, et je ne quittai point prise qu’ellesne se fussent abattues. Alors je repris ma course, et jem’approchai tellement de la terre, que la nouvelle vague,quoiqu’elle me traversât, ne m’engloutit point assez pourm’entraîner. Enfin, après un dernier effort, je parvins à la terreferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur les rochersescarpés du rivage, et m’assis sur l’herbe, délivré de tout périlset à l’abri de toute atteinte de l’Océan.

J’étais alors à terre et en sûreté sur larive ; je commençai à regarder le ciel et à remercier Dieu dece que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutesauparavant, il y avait à peine lieu d’espérer. Je croîs qu’ilserait impossible d’exprimer au vif ce que sont les extases et lestransports d’une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond dela tombe. Aussi ne suis-je pas étonné de la coutume d’amener unchirurgien pour tirer du sang au criminel à qui on apporte deslettres de surséance juste au moment où, la corde serrée au cou, ilest près de recevoir la mort, afin que la surprise ne chasse pointles esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.

Car le premier effet des joies et des afflictions soudaines estd’anéantir.[15]

Absorbé dans la contemplation de madélivrance, je me promenais çà et là sur le rivage, levant lesmains vers le ciel, faisant mille gestes et mille mouvements que jene saurais décrire ; songeant à tout mes compagnons quiétaient noyés, et que là pas une âme n’avait dû être sauvée exceptémoi ; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun vestiged’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliersdépareillés.

Alors je jetai les yeux sur le navireéchoué ; mais il était si éloigné, et les brisants et l’écumede la lame étaient si forts, qu’à peine pouvais-je ledistinguer ; et je considérai, ô mon Dieu ! comment ilavait été possible que j’eusse atteint le rivage.

Après avoir soulagé mon esprit par tout cequ’il y avait de consolant dans ma situation, je commençai àregarder à l’entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieuj’étais, et ce que j’avais à faire. Je sentis bientôt moncontentement diminuer, et qu’en un mot ma délivrance étaitaffreuse, car j’étais trempé et n’avais pas de vêtements pour mechanger, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Jen’avais non plus d’autre perspective que celle de mourir de faim oud’être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui m’affligeaitparticulièrement, c’était de ne point avoir d’arme pour chasser ettuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendrecontre n’importe quelles créatures qui voudraient me tuer pour laleur. Bref, je n’avais rien sur moi, qu’un couteau, une pipe àtabac, et un peu de tabac dans une boîte. C’était là toute maprovision ; aussi tombai-je dans une si terrible désolationd’esprit, que pendant quelque temps je courus çà et là comme uninsensé. À la tombée du jour, le cœur plein de tristesse, jecommençai à considérer quel serait mon sort s’il y avait en cettecontrée des bêtes dévorantes, car je n’ignorais pas qu’ellessortent à la nuit pour rôder et chercher leur proie.

La seule ressource qui s’offrit alors à mapensée fut de monter à un arbre épais et touffu, semblable à unsapin, mais épineux, qui croissait près de là, et où je résolus dem’établir pour toute la nuit, laissant au lendemain à considérer dequelle mort il me faudrait mourir ; car je n’entrevoyaisencore nul moyen d’existence. Je m’éloignai d’environ un demi-quartde mille du rivage, afin de voir si je ne trouverais point d’eaudouce pour étancher ma soif : à ma grande joie, j’enrencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans mabouche pour prévenir la faim, j’allai à l’arbre, je montai dedans,et je tâchai de m’y placer de manière à ne pas tomber si je venaisà m’endormir ; et, pour ma défense, ayant coupé un bâtoncourt, semblable à un gourdin, je pris possession de mon logement.Comme j’étais extrêmement fatigué, je tombai dans un profondsommeil, et je dormis confortablement comme peu de personnes, jepense, l’eussent pu faire en ma situation, et je m’en trouvai plussoulagé que je crois l’avoir jamais été dans une occasionopportune.

Lorsque je m’éveillai il faisait grandjour ; le temps était clair, l’orage était abattu, la mern’était plus ni furieuse ni houleuse comme la veille. Mais quellefut ma surprise en voyant que le vaisseau avait été, parl’élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du banc de sableoù il s’était engravé, et qu’il avait dérivé presque jusqu’au récifdont j’ai parlé plus haut, et contre lequel j’avais été précipitéet meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme ilparaissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d’aller à bord,afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour monusage.

Quand je fus descendu de mon appartement,c’est-à-dire de l’arbre, je regardai encore à l’entour de moi, etla première chose que je découvris fut la chaloupe, gisant sur laterre, où le vent et la mer l’avaient lancée, à environ deux millesà ma droite. Je marchai le long du rivage aussi loin que je puspour y arriver ; mais ayant trouvé entre cette embarcation etmoi un bras de mer qui avait environ un demi-mille de largeur, jerebroussai chemin ; car j’étais alors bien plus désireux deparvenir au bâtiment, où j’espérais trouver quelque chose pour masubsistance.

Un peu après midi, la mer était très-calme etla marée si basse, que je pouvais avancer jusqu’à un quart de milledu vaisseau. Là, j’éprouvai un renouvellement de douleur ; carje vis clairement que si nous fussions demeurés à bord, nouseussions touts été sauvés, c’est-à-dire que nous serions toutsvenus à terre sains et saufs, et que je n’aurais pas été simalheureux que d’être, comme je l’étais alors, entièrement dénué detoute société et de toute consolation. Ceci m’arracha de nouvelleslarmes des yeux ; mais ce n’était qu’un faible soulagement, etje résolus d’atteindre le navire, s’il était possible. Je medéshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis à l’eau.Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir commentmonter à bord. Comme il posait sur terre et s’élevait à une grandehauteur hors de l’eau, il n’y avait rien à ma portée que je pussesaisir. J’en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde fois,j’apperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n’avoirpoint vu d’abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assezbas pour que je pusse l’atteindre, mais non sans grande difficulté.À l’aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d’avant. Là,je vis que le vaisseau était brisé, et qu’il y avait une grandequantité d’eau dans la cale, mais qu’étant posé sur les accoresd’un banc de sable ferme, ou plutôt de terre, il portait la poupeextrêmement haut et la proue si bas, qu’elle était presque à fleurd’eau ; de sorte que l’arrière était libre, et que tout cequ’il y avait dans cette partie était sec. On peut bien être assuréque ma première besogne fut de chercher à voir ce qui était avariéet ce qui était intact. Je trouvai d’abord que toutes lesprovisions du vaisseau étaient en bon état et n’avaient pointsouffert de l’eau ; et me sentant fort disposé à manger,j’allai à la soute au pain où je remplis mes goussets de biscuits,que je mangeai en m’occupant à autre chose ; car je n’avaispas de temps à perdre. Je trouvai aussi du rum dans lagrande chambre ; j’en bus un long trait, ce qui, au fait,n’était pas trop pour me donner du cœur à l’ouvrage. Alors il ne memanquait plus rien, qu’une barque pour me munir de bien des chosesque je prévoyais devoir m’être fort essentielles.

Il était superflu de demeurer oisif àsouhaiter ce que je ne pouvais avoir ; la nécessité éveillamon industrie. Nous avions à bord plusieurs vergues, plusieurs mâtsde hune de rechange, et deux ou trois espares[16]doubles ; je résolus de commencer par cela à me mettre àl’œuvre, et j’élinguai hors du bord tout ce qui n’était point troppesant, attachant chaque pièce avec une corde pour qu’elle ne pûtpas dériver. Quand ceci fut fait, je descendis à côté du bâtiment,et, les tirant à moi, je liai fortement ensemble quatre de cespièces par les deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, pour enformer un radeau. Ayant posé en travers trois ou quatre bouts debordage, je sentis que je pouvais très-bien marcher dessus, maisqu’il ne pourrait pas porter une forte charge, à cause de sa tropgrande légèreté. Je me remis donc à l’ouvrage et, avec la scie ducharpentier, je coupai en trois, sur la longueur, un mât de hune,et l’ajoutai à mon radeau avec beaucoup de travail et de peine.Mais l’espérance de me procurer le nécessaire me poussait à fairebien au-delà de ce que j’aurais été capable d’exécuter en touteautre occasion.

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