Robinson Crusoé – Tome I

LA CAGE DE POLL

En faisant ces réflexions je marchais en avanttout à loisir. Ce côté de l’île me parut beaucoup plus agréable quele mien ; les savanes étaient douces, verdoyantes, émailléesde fleurs et semées de bosquets charmants. Je vis une multitude deperroquets, et il me prit envie d’en attraper un s’il étaitpossible, pour le garder, l’apprivoiser et lui apprendre à causeravec moi. Après m’être donné assez de peine, j’en surpris un jeune,je l’abattis d’un coup de bâton, et, l’ayant relevé, je l’emportaià la maison. Plusieurs années s’écoulèrent avant que je pusse lefaire parler ; mais enfin je lui appris à m’appelerfamilièrement par mon nom. L’aventure qui en résulta, quoique ce nesoit qu’une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu,très-divertissante.

Ce voyage me fut excessivement agréable :je trouvai dans les basses terres des animaux que je crus être deslièvres et des renards ; mais ils étaient très-différents detoutes les autres espèces que j’avais vues jusque alors. Bien quej’en eusse tué plusieurs, je ne satisfis point mon envie d’enmanger. À quoi bon m’aventurer ; je ne manquais pasd’aliments, et de très-bons, surtout de trois sortes : deschèvres, des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mesraisins, et le marché de Leadenhall n’aurait pufournir une table mieux que moi, à proportion des convives. Malgréma situation, en somme assez déplorable, j’avais pourtant grandsujet d’être reconnaissant ; car, bien loin d’être entraîné àaucune extrémité pour ma subsistance, je jouissais d’une abondancepoussée même jusqu’à la délicatesse.

Dans ce voyage je ne marchais jamais plus dedeux milles ou environ par jour ; mais je prenais tant detours et de détours pour voir si je ne ferais point quelquedécouverte, que j’arrivais assez fatigué au lieu où je décidais dem’établir pour la nuit. Alors j’allais me loger dans un arbre, oubien je m’entourais de pieux plantés en terre depuis un arbrejusqu’à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent venir àmoi sans m’éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je fussurpris de voir que le plus mauvais côté de l’île m’étaitéchu : celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur moncôté je n’en avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avaitaussi une foule d’oiseaux de différentes espèces dont quelques-unesm’étaient déjà connues, et pour la plupart fort bons àmanger ; mais parmi ceux-là je n’en connaissais aucun de nom,excepté ceux qu’on appelle Pingouins.

J’en aurais pu tuer tout autant qu’il m’auraitplu, mais j’étais très-ménager de ma poudre et de mon plomb ;j’eusse bien préféré tuer une chèvre s’il eût été possible, parcequ’il y aurait eu davantage à manger. Cependant, quoique les boucsfussent en plus grande abondance dans cette portion de l’île quedans l’autre, il était néanmoins beaucoup plus difficile de lesapprocher, parce que la campagne, étant plate et rase, ilsm’appercevaient de bien plus loin que lorsque j’étais sur lescollines.

J’avoue que ce canton était infiniment plusagréable que le mien, et pourtant il ne me vint pas le moindredésir de déménager. J’étais fixé à mon habitation, je commençais àm’y faire, et tout le temps que je demeurai par-là il me semblaitque j’étais en voyage et loin de ma patrie. Toutefois, je marchaile long de la côte vers l’Est pendant environ douze milles ;puis alors je plantai une grande perche sur le rivage pour meservir de point de repère, et je me déterminai à retourner aulogis. À mon voyage suivant je pris à l’Est de ma demeure, afin degagner le côté opposé de l’île, et je tournai jusqu’à ce que jeparvinsse à mon jalon. Je dirai cela en temps et place.

Je pris pour m’en retourner un autre cheminque celui par où j’étais venu, pensant que je pourrais aisément mereconnaître dans toute l’île, et que je ne pourrais manquer deretrouver ma première demeure en explorant le pays ; mais jem’abusais ; car, lorsque j’eus fait deux ou trois milles, jeme trouvai descendu dans une immense vallée environnée de collinessi boisées, que rien ne pouvait me diriger dans ma route, le soleilexcepté, encore eût-il fallu au moins que je connusse très-bien laposition de cet astre à cette heure du jour.

Il arriva que pour surcroît d’infortune,tandis que j’étais dans cette vallée, le temps se couvrit de brumespour trois ou quatre jours. Comme il ne m’était pas possible devoir le soleil, je rôdai très-malencontreusement, et je fus enfinobligé de regagner le bord de la mer, de chercher mon jalon et dereprendre la route par laquelle j’étais venu. Alors je retournaichez moi, mais à petites journées, le soleil étant excessivementchaud, et mon fusil, mes munitions, ma hache et tout mon équipementextrêmement lourds.

Mon chien, dans ce trajet, surprit un jeunechevreau et le saisit. J’accourus aussitôt, je m’en emparai et lesauvai vivant de sa gueule. J’avais un très-grand désir de l’amenerà la maison s’il était possible ; souvent j’avais songé auxmoyens de prendre un cabri ou deux pour former une race de boucsdomestiques, qui pourraient fournir à ma nourriture quand ma poudreet mon plomb seraient consommés.

Je fis un collier pour cette petite créature,et, avec un cordon que je tressai avec du fil de caret, que jeportais toujours avec moi, je le menai en laisse, non sansdifficulté, jusqu’à ce que je fusse arrivé à ma tonnelle, où jel’enfermai et le laissai ; j’étais si impatient de rentrerchez moi après un mois d’absence.

Je ne saurais comment exprimer quellesatisfaction ce fut pour moi de me retrouver dans ma vieillehuche[23], et de me coucher dans mon hamac. Cepetit voyage à l’aventure, sans retraite assurée, m’avait été sidésagréable, que ma propre maison me semblait un établissementparfait en comparaison ; et cela me fit si bien sentir leconfortable de tout ce qui m’environnait, que je résolus de ne plusm’en éloigner pour un temps aussi long tant que mon sort meretiendrait sur cette île.

Je me reposai une semaine pour me restaurer etme régaler après mon long pèlerinage. La majeure partie de ce tempsfut absorbée par une affaire importante, la fabrication d’une cagepour mon Poll, qui commençait alors à être quelqu’unde la maison et à se familiariser parfaitement avec moi. Je meressouvins enfin de mon pauvre biquet que j’avais parqué dans monpetit enclos, et je résolus d’aller le chercher et de lui porterquelque nourriture. Je m’y rendis donc, et je le trouvai où jel’avais laissé : – au fait il ne pouvait sortir, – mais ilétait presque mourant de faim. J’allai couper quelques rameaux auxarbres et quelques branches aux arbrisseaux que je pus trouver, etje les lui jetai. Quand il les eut brouté, je le liai comme j’avaisfait auparavant et je l’emmenai ; mais il était si maté parl’inanition, que je n’aurais pas même eu besoin de le tenir enlaisse : il me suivit comme un chien. Comme je continuai de lenourrir, il devint si aimant, si gentil, si doux, qu’il fut dèslors un de mes serviteurs, et que depuis il ne voulut jamaism’abandonner.

La saison pluvieuse de l’équinoxe automnalétait revenue. J’observai l’anniversaire du 30septembre, jour de mon débarquement dans l’île, avecla même solemnité que la première fois, il y avait alors deux ansque j’étais là, et je n’entrevoyais pas plus ma délivrance que lepremier jour de mon arrivée. Je passai cette journée entière àremercier humblement le Ciel de toutes les faveurs merveilleusesdont il avait comblé ma vie solitaire, et sans lesquelles j’auraisété infiniment plus misérable. J’adressai à Dieu d’humbles etsincères actions de grâces de ce qu’il lui avait plu de medécouvrir que même, dans cette solitude, je pouvais être plusheureux que je ne l’eusse été au sein de la société et de touts lesplaisirs du monde ; je le bénis encore de ce qu’il remplissaitles vides de mon isolement et la privation de toute compagniehumaine par sa présence et par la communication de sa grâce,assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposerici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présenceéternelle dans l’autre vie.

Ce fut alors que je commençai à sentirprofondément combien la vie que je menais, même avec toutes sescirconstances pénibles, était plus heureuse que la maudite etdétestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée demes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirsétaient autres, mes affections n’avaient plus le même penchant, etmes jouissances étaient totalement différentes de ce qu’ellesétaient dans les premiers temps de mon séjour, ou au fait pendantles deux années passées.

Autrefois, lorsque je sortais, soit pourchasser, soit pour visiter la campagne, l’angoisse que mon âmeressentait de ma condition se réveillait tout-à-coup, et mon cœurdéfaillait en ma poitrine, à la seule pensée que j’étais en cesbois, ces montagnes ces solitudes, et que j’étais un prisonniersans rançon, enfermé dans un morne désert par l’éternelle barrièrede l’Océan. Au milieu de mes plus grands calmes d’esprit, cettepensée fondait sur moi comme un orage et me faisait tordre mesmains et pleurer comme un enfant. Quelquefois elle me surprenait aufort de mon travail, je m’asseyais aussitôt, je soupirais, etdurant une heure ou deux, les yeux fichés en terre, je restais là.Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu débonder enlarmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la douleur,après m’avoir épuisé, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître denouvelles pensées. Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’enappliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin quej’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage : –« Jamais, jamais, je ne te délaisserai ; je net’abandonnerai jamais ! » – Immédiatement il mesembla que ces mots s’adressaient à moi ; pourquoi autrementm’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur masituation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes ? –« Eh bien ! me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, quem’importe que tout le monde me délaisse ! puisque, aucontraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveuret les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contrebalancer cetteperte. »

Dès ce moment-là j’arrêtai en mon esprit qu’ilm’était possible d’être plus heureux dans cette condition solitaireque je ne l’eusse jamais été dans le monde en toute autre position.Entraîné par cette pensée, j’allais remercier le Seigneur dem’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne saisce que ce fut, me frappa l’esprit et m’arrêta. – « Commentpeux-tu être assez hypocrite, m’écriai-je, pour te prétendrereconnaissant d’une condition dont tu t’efforces de te satisfaire,bien qu’au fond du cœur tu prierais plutôt pour en êtredélivrer ? » Ainsi j’en restai là. Mais quoique jen’eusse pu remercier Dieu de mon exil, toutefois je lui rendisgrâce sincèrement de m’avoir ouvert les yeux par des afflictionsprovidentielles afin que je pusse reconnaître ma vie passée,pleurer sur mes fautes et me repentir. – Je n’ouvrais jamais laBible ni ne la fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénit Dieud’avoir inspiré la pensée à mon ami d’Angleterre d’emballer, sansaucun avis de moi, ce saint livre parmi mes marchandises, etd’avoir permis que plus tard je le sauvasse des débris dunavire.

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