Robinson Crusoé – Tome I

FESTIN

Revenu alors de mon trouble, je commençai àregarder autour de moi et je trouvai cette caverne fortpetite : elle pouvait avoir environ douze pieds ; maiselle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la mainde la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur lecôté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus avant, maissi basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur lesgenoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais. N’ayantpoint de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et jerésolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles, et d’unbriquet que j’avais fait avec une batterie de mousquet dans lebassinet de laquelle je mettais une pièce d’artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins munide six grosses chandelles de ma façon, – car alors je m’enfabriquais de très-bonnes avec du suif de chèvre ; – j’allai àl’ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds,comme je l’ai dit, à peu près l’espace de dix verges : ce qui,je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savaispas jusqu’où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu’il y avait aubout. Quand j’eus passé ce défilé je me trouvai sous une voûted’environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que dans toutel’île il n’y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que lesparois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ilsréfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu’yavait-il dans le roc ? Étaient-ce des diamants ou d’autrespierreries, ou de l’or, – ce que je suppose plus volontiers ?– je l’ignorais.

Bien que tout-à-fait sombre, c’était la plusdélicieuse grotte qu’on puisse se figurer. L’aire en était unie etsèche et couverte d’une sorte de gravier fin et mouvant. On n’yvoyait point d’animaux immondes, et il n’y avait ni eau ni humiditésur les parois de la voûte. La seule difficulté, c’étaitl’entrée ; difficulté que toutefois je considérais comme unavantage, puisqu’elle en faisait une place forte, un abri sûr dontj’avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et jerésolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dontla conservation m’importait le plus, surtout ma poudre et toutesmes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois fusils dechasse et trois de mes mousquets : j’en avais huit. À monchâteau je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redouteextérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon,et que je pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions je fusobligé d’ouvrir le baril de poudre que j’avais retiré de la mer etqui avait été mouillé. Je trouvai que l’eau avait pénétré de toutscôtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudredétrempée avait en se séchant formé une croûte qui avait conservél’intérieur comme un fruit dans sa coque ; de sorte qu’il yavait bien au centre du tonneau soixante livres de bonnepoudre : ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment.Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que jegardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise. J’yportai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire desballes.

Je me croyais alors semblable à ces anciensgéants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous derocher inaccessibles ; car j’étais persuadé que, réfugié en celieu, je ne pourrais être dépisté par les Sauvages, fussent-ilscinq cents à me pourchasser ; ou que, s’ils le faisaient, ilsne voudraient point se hasarder à m’y donner l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirantmourut à l’entrée de la caverne le lendemain du jour où j’en fis ladécouverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors,de creuser un grand trou, de l’y jeter et de le recouvrir de terre.Je l’enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année dema résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mongenre de vie, que si j’eusse eu l’assurance que les Sauvages neviendraient point me troubler, j’aurais volontiers signé lacapitulation de passer là le reste de mes jours jusqu’au derniermoment, jusqu’à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme levieux bouc dans la caverne. Je m’étais ménagé quelques distractionset quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite etplus agréablement qu’autrefois. J’avais, comme je l’ai déjà dit,appris à parler à mon Poll ; et il le faisait sifamilièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement,que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avecmoi non moins de vingt-six ans : combien vécut-ilensuite ? je l’ignore. On prétend au Brésil que ces animauxpeuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquetsexistent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment lepauvre Robin Crusoé. Je ne souhaite pas qu’un Anglaisait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser ;mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable.Mon chien me fut un très-agréable et très-fidèle compagnon pendantseize ans : il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats,ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fusd’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorermoi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deuxvieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelquetemps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ilss’enfuirent touts dans les bois et devinrent sauvages, excepté deuxou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partiede ma famille ; mais j’eus toujours grand soin quand ilsmettaient bas de noyer touts leurs petits. En outre je gardaitoujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques quej’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquetsqui jasaient assez bien pour dire Robin Crusoé, pasaussi bien toutefois que le premier : à la vérité, pour eux jene m’étais pas donné autant de peine. J’avais aussi quelquesoiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms ; jeles avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Lespetits pieux que j’avais plantés en avant de la muraille de monchâteau étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux ynichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fortagréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j’auraisété fort content de la vie que je menais si elle n’avait point ététroublée par la crainte des Sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour toutsceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos defaire cette juste observation : Que de fois n’arrive-t-il pas,dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus àéviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommestombés, soit la porte de notre délivrance, l’unique moyen de sortirde notre affliction ! Je pourrais en trouver beaucoupd’exemples dans le cours de mon étrange vie ; mais jamais celan’a été plus remarquable que dans les dernières années de marésidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de lavingt-troisième année de mon séjour, comme je l’ai dit, à l’époquedu solstice méridional, – car je ne puis l’appeler solsticed’hiver, – temps particulier de ma moisson, qui m’appelai presquetoujours aux champs, qu’un matin, sortant de très-bonne heure avantmême le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d’un feu surle rivage, à la distance d’environ deux milles, vers l’extrémité del’île où j’avais déjà observé que les Sauvages étaient venus ;mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais bien, à magrande affliction, sur le côté que j’habitais.

À cette vue, horriblement effrayé, jem’arrêtai court, et n’osai pas sortir de mon bocage, de peur d’êtresurpris ; encore n’y étais-je pas tranquille : carj’étais plein de l’appréhension que, si les Sauvages en rôdantvenaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n’importequels travaux et quelles cultures, ils en concluraientimmédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient pointqu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse je retournaidroit à mon château ; et, ayant donné à toutes les chosesextérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, jeretirai mon échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense.Je chargeai toute mon artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-diremes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, et touts mespistolets, bien résolu à combattre jusqu’au dernier soupir. Jen’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divineet de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Danscette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à êtrefort impatient de savoir ce qui se passait au dehors : jen’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, etaprès avoir songé à ce que j’avais à faire en cette occasion, il mefut impossible de supporter davantage l’ignorance où j’étais.Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvaitune plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant denouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché àplat-ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j’avaisapportée à dessein et je la braquai. Je vis aussitôt qu’il n’yavait pas moins de neuf Sauvages assis en rond autour d’un petitfeu, non pas pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais,comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chairhumaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c’estce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées surle rivage ; et, comme c’était alors le temps du jusant, ils mesemblèrent attendre le retour du flot pour s’en retourner. Il n’estpas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, etsurtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l’île. Maisquand je considérai que leur débarquement devait toujours avoirlieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certainde pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, sipersonne n’avait abordé au rivage auparavant. Cette observationfaite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus detranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévue ;car aussitôt que la marée porta à l’Ouest je les vis touts monterdans leurs pirogues et touts ramer ou pagayer, comme celas’appelle. J’aurais dû faire remarquer qu’une heure environ avantde partir ils s’étaient mis à danser, et qu’à l’aide de malongue-vue j’avais pu appercevoir leurs postures et leursgesticulations. Je reconnu, par la plus minutieuse observation,qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur lecorps ; mais étaient-ce des hommes ou des femmes ? il mefut impossible de le distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, jesortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à maceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toutela diligence dont j’étais capable je me rendis à la colline oùj’avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j’y fusarrivé, ce qui ne fut qu’au bout de deux heures, – car je nepouvais aller vite chargé d’armes comme je l’étais, – je vis qu’ily avait eu en ce lieu trois autres pirogues de Sauvages ; et,regardant au loin, je les apperçus toutes ensemble faisant routepour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectaclequand en descendant au rivage je vis les traces de leur affreuxfestin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu’ilsavaient mangée et dévorée, avec joie. Je fus si remplid’indignation à cette vue, que je recommençai à méditer, lemassacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils pussentêtre et quelque nombreux qu’ils fussent.

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