Robinson Crusoé – Tome I

VENDANGES

Le lendemain, le 16, je repris le même chemin,et, après m’être avancé un peu plus que je n’avais fait la veille,je vis que le ruisseau et les savanes ne s’étendaient pas au-delà,et que la campagne commençait à être plus boisée. Là je trouvaidifférents fruits, particulièrement des melons en abondance sur lesol, et des raisins sur les arbres, où les vignes s’étaiententrelacées ; les grappes étaient juste dans leur primeur,bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante découverte,j’en fus excessivement content ; mais je savais par expériencequ’il ne fallait user que modérément de ces fruits ; je meressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie,plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoirgagné la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès.Je trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en lesfaisant sécher et passer au soleil comme des raisins degarde ; je pensai que de cette manière ce serait un mangeraussi sain qu’agréable pour la saison où je n’en pourrais avoir defrais : mon espérance ne fut point trompée.

Je passai là tout l’après-midi, et je neretournai point à mon habitation ; ce fut la première fois queje puis dire avoir couché hors de chez moi. À la nuit j’eus recoursà ma première ressource : je montai sur un arbre, où je dormisparfaitement. Le lendemain au matin, poursuivant mon exploration,je fis près de quatre milles, autant que j’en pus juger parl’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours droit au Nord,ayant des chaînes de collines au Nord et au Sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un paysdécouvert qui semblait porter sa pente vers l’Ouest ; unepetite source d’eau fraîche, sortant du flanc d’un monticulevoisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire droit à l’Est. Toutecette contrée paraissait si tempérée, si verte, si fleurie, et touty était si bien dans la primeur du printemps qu’on l’aurait prisepour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cettedélicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte deplaisir secret, – quoique mêlé de pensées affligeantes, – que toutcela était mon bien, et que j’étais Roi et Seigneur absolu de cetteterre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais latransmettre comme si je l’avais eue en héritance, aussiincontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir. J’y vis unegrande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers et decitronniers, touts sauvages, portant peu de fruits, du moins danscette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis étaientnon-seulement fort agréables à manger, mais très-sains ; et,dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendaitsalubre, très-froide et très-rafraîchissante.

Je trouvai alors que j’avais une assez bellebesogne pour cueillir ces fruits et les transporter chez moi ;car j’avais résolu de faire une provision de raisins, de cédrats etde limons pour la saison pluvieuse, que je savais approcher.

À cet effet je fis d’abord un grand monceau deraisins, puis un moindre, puis un gros tas de citrons et de limons,et, prenant avec moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis enroute pour ma demeure, bien résolu de revenir avec un sac, oun’importe ce que je pourrais fabriquer, pour transporter le reste àla maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage,je rentrai donc chez moi ; – désormais c’est ainsi quej’appellerai ma tente et ma grotte ; – mais avant que j’yfusse arrivé, mes raisins étaient perdus : leur poids et leurjus abondant les avaient affaissés et broyés, de sorte qu’ils nevalaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils étaient enbon état, mais je n’en avais pris qu’un très-petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant faitdeux sacs, je retournai chercher ma récolte ; mais en arrivantà mon amas de raisins, qui étaient si beaux et si alléchants quandje les avais cueillis, je fus surpris de les voir tout éparpillés,foulés, traînés çà et là, et dévorés en grande partie. J’en conclusqu’il y avait dans le voisinage quelques créatures sauvages quiavaient fait ce dégât ; mais quelles créaturesétaient-ce ? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvaisni les laisser là en monceaux, ni les emporter dans un sac, parceque d’une façon ils seraient dévorés, et que de l’autre ilsseraient écrasés par leur propre poids, j’eus recours à un autremoyen ; je cueillis donc une grande quantité de grappes, et jeles suspendis à l’extrémité des branches des arbres pour les fairesécher au soleil ; mais quant aux cédrats et aux limons, j’enemportai ma charge.

À mon retour de ce voyage je contemplai avecun grand plaisir la fécondité de cette vallée, les charmes de sasituation à l’abri des vents de mer, et les bois quil’ombrageaient : j’en conclus que j’avais fixé mon habitationdans la partie la plus ingrate de l’île. En somme, je commençai desonger à changer ma demeure, et à me choisir, s’il était possible,dans ce beau vallon un lieu aussi sûr que celui que j’habitaisalors.

Ce projet me roula long-temps dans la tête, etj’en raffolai long-temps, épris de la beauté du lieu ; maisquand je vins à considérer les choses de plus près et à réfléchirque je demeurais proche de la mer, où il était au moins possibleque quelque chose à mon avantage y pût advenir ; que la mêmefatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter d’autres malheureux,et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien de pareil y dûtarriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines et des bois,dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma captivité etrendre un tel événement non-seulement improbable, mais impossible.Je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point changerd’habitation.

Cependant j’étais si enamouré de ce lieu quej’y passai presque tout le reste du mois de juillet, et, malgréqu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point déménager, jem’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai àdistance d’une forte enceinte formée d’une double haie, aussi hauteque je pouvais atteindre, bien palissadée et bien fourrée debroussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois deux ou troisnuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie, au moyend’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me figuraiavoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvragem’occupa jusqu’au commencement d’août.

AOÛT

Comme j’achevais mes fortifications etcommençais à jouir de mon labeur, les pluies survinrent etm’obligèrent à demeurer à la maison ; car, bien que dans manouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau de voile très-bientendu une tente semblable à l’autre, cependant je n’avais point laprotection d’une montagne pour me garder des orages, et derrièremoi une grotte pour me retirer quand les pluies étaientexcessives.

Vers le 1er de ce mois, comme jel’ai déjà dit, j’avais achevé ma tonnelle et commencé à enjouir.

Le 3. – Je trouvai les raisins que j’avaissuspendus parfaitement secs ; et, au fait, c’étaientd’excellentes passerilles[22] ;aussi me mis-je à les ôter de dessus les arbres ; et ce futtrès-heureux que j’eusse fait ainsi ; car les pluies quisurvinrent les auraient gâtés, et m’auraient fait perdre mesmeilleures provisions d’hiver : j’en avais au moins deux centsbelles grappes. Je ne les eus pas plus tôt dépendues ettransportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau.Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à lami-octobre, et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortirde ma grotte durant plusieurs jours.

Dans cette saison l’accroissement de mafamille me causa une grande surprise. J’étais inquiet de la perted’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que jecroyais, était morte et je n’y comptais plus, quand, à mon grandétonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec troispetits. Cela fut d’autant plus étrange pour moi, que l’animal quej’avais tué avec mon fusil et que j’avais appelé chat sauvage,m’avait paru entièrement différent de nos chats d’Europe ;pourtant les petits minets étaient de la race domestique comme mavieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles :cela était bien étrange ! Quoi qu’il en soit, de ces troischats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcéde les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de leschasser de ma maison autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, desorte que je ne pus sortir ; j’étais devenu très-soigneux deme garantir de l’humidité. Durant cet emprisonnement, comme jecommençais à me trouver à court de vivres, je me hasardai dehorsdeux fois : la première fois je tuai un bouc, et la secondefois, qui était le 26, je trouvai une grosse tortue, qui fut pourmoi un grand régal. Mes repas étaient réglés ainsi : à mondéjeûner je mangeais une grappe de raisin, à mon dîner un morceaude chèvre ou de tortue grillé ; – car, à mon grand chagrin, jen’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce fût.– Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré,je travaillai chaque jour deux ou trois heures à agrandir magrotte, et, peu à peu, dirigeant ma fouille obliquement, je parvinsjusqu’au flanc du rocher, où je pratiquai une porte ou une issuequi débouchait un peu au-delà de mon enceinte. Par ce chemin jepouvais entrer et sortir ; toutefois je n’étais pas très-aisede me voir ainsi à découvert. Dans l’état de chose précédent, jem’estimais parfaitement en sûreté, tandis qu’alors je me croyaisfort exposé, et pourtant je n’avais apperçu aucun être vivant quipût me donner des craintes, car la plus grosse créature que j’eusseencore vue dans l’île était un bouc.

SEPTEMBRE

 

Le 30. – J’étais arrivé au triste anniversairede mon débarquement ; j’additionnai les hoches de mon poteau,et je trouvai que j’étais sur ce rivage depuis trois centsoixante-cinq jours. Je gardai durant cette journée un jeûnesolemnel, la consacrant tout entière à des exercices religieux, meprosternant à terre dans la plus profonde humiliation, meconfessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses jugements surmoi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de Jésus-Christ.Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures jusqu’aucoucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une grappede raisin ; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avaiscommencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucundimanche ; parce que, n’ayant eu d’abord aucun sentiment dereligion dans le cœur, j’avais omis au bout de quelque temps dedistinguer la semaine en marquant une hoche plus longue pour ledimanche ; ainsi je ne pouvais plus réellement le discernerdes autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours, commej’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis unan, je divisai cette année en semaines, et je pris le septième jourde chacune pour mon dimanche. À la fin de mon calcul je trouvaipourtant un jour ou deux de mécompte.

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