Robinson Crusoé – Tome I

PREMIÈRE AIGUADE

Toutefois, la peur que j’avais des Mauresétait si grande, et les appréhensions que j’avais de tomber entreleurs mains étaient si terribles, que je ne voulus ni ralentir, nialler à terre, ni laisser tomber l’ancre. Le vent continuant à êtrefavorable, je naviguai ainsi cinq jours durant ; maislorsqu’il eut tourné au Sud, je conclus que si quelque vaisseauétait en chasse après moi, il devait alors se retirer ; aussihasardai-je d’atterrir et mouillai-je l’ancre à l’embouchure d’unepetite rivière, je ne sais laquelle, je ne sais où, ni quellelatitude, quelle contrée, ou quelle nation : je n’y vis pas nine désirai point y voir aucun homme ; la chose importante dontj’avais besoin c’était de l’eau fraîche. Nous entrâmes dans cettecrique sur le soir, nous déterminant d’aller à terre à la nagesitôt qu’il ferait sombre, et de reconnaître le pays. Mais aussitôtqu’il fit entièrement obscur, nous entendîmes un si épouvantablebruit d’aboiement, de hurlement et de rugissement de bêtesfarouches dont nous ne connaissions pas l’espèce, que le pauvrepetit garçon faillit à en mourir de frayeur, et me supplia de nepoint descendre à terre avant le jour. – « Bien,Xury, lui dis-je, maintenant je n’irai point, maispeut-être au jour verrons-nous des hommes qui seront plus méchantspour nous que des lions. » – « Alors nous tirer à eux uncoup de mousquet, dit en riant Xury, pour faire eux s’enfuirloin. » – Tel était l’anglais que Xury avait appris par lafréquentation de nous autres esclaves. Néanmoins, je fus aise devoir cet enfant si résolu, et je lui donnai, pour le réconforter,un peu de liqueur tirée d’une bouteille du coffre de notre patron.Après tout, l’avis de Xury était bon, et je le suivis ; nousmouillâmes notre petite ancre, et nous demeurâmes tranquilles toutela nuit ; je dis tranquilles parce que nous ne dormîmes pas,car durant deux ou trois heures nous apperçûmes des créaturesexcessivement grandes et de différentes espèces, – auxquelles nousne savions quels noms donner, – qui descendaient vers la rive etcouraient dans l’eau, en se vautrant et se lavant pour le plaisirde se rafraîchir ; elles poussaient des hurlements et desmeuglements si affreux que jamais, en vérité, je n’ai rien ouï desemblable.

Xury était horriblement effrayé, et, au fait,je l’étais aussi ; mais nous fûmes tout deux plus effrayésencore quand nous entendîmes une de ces énormes créatures venir àla nage vers notre chaloupe. Nous ne pouvions la voir, mais nouspouvions reconnaître à son soufflement que ce devait être une bêtemonstrueusement grosse et furieuse. Xury prétendait que c’était unlion, cela pouvait bien être ; tout ce que je sais, c’est quele pauvre enfant me disait de lever l’ancre et de faire force derames. – « Non pas, Xury, lui répondis-je ; il vaut mieuxfiler par le bout notre câble avec une bouée, et nous éloigner enmer ; car il ne pourra nous suivre fort loin. Je n’eus pasplus tôt parlé ainsi que j’apperçus cet animal, – quel qu’il fût, –à deux portées d’aviron, ce qui me surprit un peu. Néanmoins,aussitôt j’allai à l’entrée de la cabine, je pris mon mousquet etje fis feu sur lui : à ce coup il tournoya et nagea de nouveauvers le rivage.

Il est impossible de décrire le tumultehorrible, les cris affreux et les hurlements qui s’élevèrent sur lebord du rivage et dans l’intérieur des terres, au bruit et auretentissement de mon mousquet ; je pense avec quelque raisonque ces créatures n’avaient auparavant jamais rien ouï de pareil.Ceci me fit voir que nous ne devions pas descendre sur cette côtependant la nuit, et combien il serait chanceux de s’y hasarderpendant le jour, car tomber entre les mains de quelques Sauvagesétait, pour nous, tout aussi redoutable que de tomber dans lesgriffes des lions et des tigres ; du moins appréhendions-nouségalement l’un et l’autre danger.

Quoi qu’il en fût, nous étions obligés d’allerquelque part à l’aiguade ; il ne nous restait pas à bord unepinte d’eau ; mais quand ? mais où ? c’était làl’embarras. Xury me dit que si je voulais le laisser aller à terreavec une des jarres, il découvrirait s’il y avait de l’eau et m’enapporterait. Je lui demandai pourquoi il y voulait aller ;pourquoi ne resterait-il pas dans la chaloupe, et moi-mêmen’irais-je pas. Cet enfant me répondit avec tant d’affection que jel’en aimai toujours depuis. Il me dit : « – Si lesSauvages hommes venir, eux manger moi, vous s’enfuir. » –« Bien, Xury, m’écriai-je, nous irons tout deux, et si leshommes sauvages viennent, nous les tuerons ; ils ne nousmangeront ni l’un ni l’autre. » – Alors je donnai à Xury unmorceau de biscuit et à boire une gorgée de la liqueur tirée ducoffre de notre patron, dont j’ai parlé précédemment ; puis,ayant halé la chaloupe aussi près du rivage que nous le jugionsconvenable, nous descendîmes à terre, n’emportant seulement avecnous que nos armes et deux jarres pour faire de l’eau.

Je n’eus garde d’aller hors de la vue de notrechaloupe, craignant une descente de canots de Sauvages sur larivière ; mais le petit garçon ayant apperçu un lieu bas àenviron un mille dans les terres, il y courut, et aussitôt je levis revenir vers moi. Je pensai qu’il était poursuivi par quelqueSauvage ou épouvanté par quelque bête féroce ; je volai à sonsecours ; mais quand je fus assez proche de lui, je distinguaiquelque chose qui pendait sur son épaule : c’était un animalsur lequel il avait tiré, semblable à un lièvre, mais d’une couleurdifférente et plus long des jambes. Toutefois, nous en fûmes fortjoyeux, car ce fut un excellent manger ; mais ce qui avaitcausé la grande joie du pauvre Xury, c’était de m’apporter lanouvelle qu’il avait trouvé de la bonne eau sans rencontrer deSauvages.

Nous vîmes ensuite qu’il ne nous était pasnécessaire de prendre tant de peines pour faire de l’eau ; carun peu au-dessus de la crique où nous étions nous trouvâmes l’eaudouce ; quand la marée était basse elle remontait fort peuavant. Ainsi nous emplîmes nos jarres, nous nous régalâmes dulièvre que nous avions tué, et nous nous préparâmes à reprendrenotre route sans avoir découvert un vestige humain dans cetteportion de la contrée.

Comme j’avais déjà fait un voyage à cettecôte, je savais très-bien que les îles Canaries et les îles duCap-Vert n’étaient pas éloignées ; mais comme je n’avais pasd’instruments pour prendre hauteur et connaître la latitude où nousétions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne me rappelantpas dans quelle latitude elles étaient elles-mêmes situées, je nesavais où les chercher ni quand il faudrait, de leur côté, porterle cap au large ; sans cela, j’aurais pu aisément trouver unede ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à ce quej’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir étaitde rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un deleurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait à bord.

Suivant mon calcul le plus exact, le lieu oùj’étais alors doit être cette contrée s’étendant entre lespossessions de l’Empereur de Maroc et la Nigritie ; contréeinculte, peuplée seulement par les bêtes féroces, les nègresl’ayant abandonnée et s’étant retirés plus au midi, de peur desMaures ; et les Maures dédaignant de l’habiter à cause de sastérilité ; mais au fait les uns et les autres y ont renoncéparce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de tigres,de lions, de léopards et d’autres farouches créatures ; aussine sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, commeune armée, deux ou trois mille hommes à la fois. Véritablementdurant près de cent milles de suite sur cette côte nous ne vîmespendant le jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmespendant la nuit que les hurlements et les rugissements des bêtessauvages.

Une ou deux fois dans la journée je crusappercevoir le pic de Ténériffe, qui est la haute cime du montTénériffe dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurerau large dans l’espoir de l’atteindre ; mais l’ayant essayédeux fois, je fus repoussé par les vents contraires ; et commeaussi la mer était trop grosse pour mon petit vaisseau, je résolusde continuer mon premier dessein de côtoyer le rivage.

Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieursfois obligé d’aborder pour faire aiguade ; et une fois entreautres qu’il était de bon matin, nous vînmes mouiller sous unepetite pointe de terre assez élevée, et la marée commençant àmonter, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plusavant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que moi l’œil auguet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux de nouséloigner du rivage. – « Car regardez là-bas, ajouta-t-il, cemonstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, etprofondément endormi. » Je regardai au lieu qu’il désignait,et je vis un monstre épouvantable, en vérité, car c’était un énormeet terrible lion couché sur le penchant du rivage, à l’ombre d’uneportion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presqueau-dessus de lui. – « Xury, lui dis-je, va à terre, ettue-le. » Xury parut effrayé, et répliqua : – « Moituer ! lui manger moi d’une seule bouche. » Il voulaitdire d’une seule bouchée. Toutefois, je ne dis plus rien à cegarçon ; seulement je lui ordonnai de rester tranquille, et jepris notre plus gros fusil, qui était presque du calibre d’unmousquet, et, après y avoir mis une bonne charge de poudre et deuxlingots, je le posai à terre ; puis en chargeai un autre àdeux balles ; et le troisième, car nous en avions trois, je lechargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que je pus mapremière arme pour le frapper à la tête ; mais il était couchéde telle façon, avec une patte passée un peu au-dessus de sonmufle, que les lingots l’atteignirent à la jambe, près du genou, etlui brisèrent l’os. Il tressaillit d’abord en grondant ; maissentant sa jambe brisée, il se rabattit, puis il se dressa surtrois jambes, et jeta le plus effroyable rugissement que j’entendisjamais. Je fus un peu surpris de ne l’avoir point frappé à la tête.Néanmoins je pris aussitôt mon second mousquet, et quoiqu’ilcommençât à s’éloigner je fis feu de nouveau ; je l’atteignisà la tête, et j’eus le plaisir de le voir se laisser tombersilencieusement et se raidir en luttant contre la mort. Xury pritalors du cœur, et me demanda de le laisser aller à terre.« Soit ; va, lui dis-je. » Aussitôt ce garçon sautaà l’eau, et tenant un petit mousquet d’une main, il nagea del’autre jusqu’au rivage. Puis, s’étant approché du lion, il luiposa le canon du mousquet à l’oreille et le lui déchargea aussidans la tête, ce qui l’expédia tout-à-fait.

C’était véritablement une chasse pour nous,mais ce n’était pas du gibier, et j’étais très-fâché de perdretrois charges de poudre et des balles sur une créature qui n’étaitbonne à rien pour nous. Xury, néanmoins, voulait en emporterquelque chose. Il vint donc à bord, et me demanda de lui donner lahache. – « Pourquoi faire, Xury ? lui dis-je. » –« Moi trancher sa tête, répondit-il. » Toutefois Xury neput pas la lui trancher, mais il lui coupa une patte qu’ilm’apporta : elle était monstrueuse.

Cependant je réfléchis que sa peau pourraitsans doute, d’une façon ou d’une autre, nous être de quelquevaleur, et je résolus de l’écorcher si je le pouvais. Xury et moiallâmes donc nous mettre à l’œuvre ; mais à cette besogne Xuryétait de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne savais comment m’yprendre. Au fait, cela nous occupa tout deux durant la journéeentière ; enfin nous en vînmes à bout, et nous l’étendîmes surle toit de notre cabine. Le soleil la sécha parfaitement en deuxjours. Je m’en servis ensuite pour me coucher dessus.

Après cette halte, nous naviguâmescontinuellement vers le Sud pendant dix ou douze jours, usant avecparcimonie de nos provisions, qui commençaient à diminuer beaucoup,et ne descendant à terre que lorsque nous y étions obligés pouraller à l’aiguade. Mon dessein était alors d’atteindre le fleuve deGambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire aux environs duCap-Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment européen ;le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route tenir, àmoins que je me misse à la recherche des îles ou que j’allassepérir au milieu des Nègres.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer