Robinson Crusoé – Tome I

LE VESTIGE

Quant à mon visage, son teint n’était vraimentpas aussi hâlé qu’on l’aurait pu croire d’un homme qui n’en prenaitaucun soin et qui vivait à neuf ou dix degrés de l’équateur.J’avais d’abord laissé croître ma barbe jusqu’à la longueur d’unquart d’aune ; mais, comme j’avais des ciseaux et des rasoirs,je la coupais alors assez courte, excepté celle qui poussait sur malèvre supérieure, et que j’avais arrangée en manière de grossesmoustaches à la mahométane, telles qu’à Sallé j’en avais vu àquelques Turcs ; car, bien que les Turcs en aient, les Mauresn’en portent point. Je ne dirai pas que ces moustaches ou ces crocsétaient assez longs pour y suspendre mon chapeau, mais ils étaientd’une longueur et d’une forme assez monstrueuses pour qu’enAngleterre ils eussent paru effroyables.

Mais que tout ceci soit dit en passant, car matenue devait être si peu remarquée, qu’elle n’était pas pour moiune chose importante : je n’y reviendrai plus. Dans cetaccoutrement je partis donc pour mon nouveau voyage, qui me retintabsent cinq ou six jours. Je marchai d’abord le long du rivage dela mer, droit vers le lieu où la première fois j’avais mis mapirogue à l’ancre pour gravir sur les roches. N’ayant pas, commealors, de barque à mettre en sûreté, je me rendis par le plus courtchemin sur la même colline ; d’où, jetant mes regards vers lapointe de rochers que j’avais eu à doubler avec ma pirogue, commeje l’ai narré plus haut, je fus surpris de voir la mer tout-à-faitcalme et douce : là comme en toute autre place point declapotage, point de mouvement, point de courant.

J’étais étrangement embarrassé pourm’expliquer ce changement, et je résolus de demeurer quelque tempsen observation pour voir s’il n’était point occasionné par lamarée. Je ne tardai pas à être au fait, c’est-à-dire à reconnaîtreque le reflux, partant de l’Ouest et se joignant au cours des eauxde quelque grand fleuve, devait être la cause de ce courant ;et que, selon la force du vent qui soufflait de l’Ouest ou du Nord,il s’approchait ou s’éloignait du rivage. Je restai aux aguetsjusqu’au soir, et lorsque le reflux arriva, du haut des rochers jerevis le courant comme la première fois, mais il se tenait à unedemi-lieue de la pointe ; tandis qu’en ma mésaventure ils’était tellement approché du bord qu’il m’avait entraîné avec lui,ce qu’en ce moment il n’aurait pu faire.

Je conclus de cette observation qu’enremarquant le temps du flot et du jusant de la marée, il me seraittrès-aisé de ramener mon embarcation. Mais quand je voulus entamerce dessein, mon esprit fut pris de terreur au souvenir du péril quej’avais essuyé, et je ne pus me décider à l’entreprendre. Bien aucontraire, je pris la résolution, plus sûre mais plus laborieuse,de me construire ou plutôt de me creuser une autre pirogue, et d’enavoir ainsi une pour chaque côté de l’île.

Vous n’ignorez pas que j’avais alors, si jepuis m’exprimer ainsi, deux plantations dans l’île : l’uneétait ma petite forteresse ou ma tente, entourée de sa muraille aupied du rocher, avec son arrière grotte, que j’avais en ce temps-làagrandie de plusieurs chambres donnant l’une dans l’autre. Dansl’une d’elles, celle qui était la moins humide et la plus grande,et qui avait une porte en dehors de mon retranchement, c’est-à-direun peu au-delà de l’endroit où il rejoignait le rocher, je tenaisles grands pots de terre dont j’ai parlé avec détail, et quatorzeou quinze grandes corbeilles de la contenance de cinq ou sixboisseaux, où je conservais mes provisions, surtout mon blé, soitégrainé soit en épis séparés de la paille.

Pour ce qui est de mon enceinte, les longspieux ou palis dont elle avait été faite autrefois avaient crûcomme des arbres et étaient devenus si gros et si touffus qu’il eûtété impossible de s’appercevoir qu’ils masquaient unehabitation.

Près de cette demeure, mais un peu plus avantdans le pays et dans un terrain moins élevé, j’avais deux pièces àblé, que je cultivais et ensemençais exactement, et qui merendaient exactement leur moisson en saison opportune. Si j’avaiseu besoin d’une plus grande quantité de grains, j’avais d’autresterres adjacentes propres à être emblavées.

Outre cela j’avais ma maison de campagne, quipour lors était une assez belle plantation. Là se trouvait matonnelle, que j’entretenais avec soin, c’est-à-dire que je tenaisla haie qui l’entourait constamment émondée à la même hauteur, etson échelle toujours postée en son lieu, sur le côté intérieur del’enceinte. Pour les arbres, qui d’abord n’avaient été que despieux, mais qui étaient devenus hauts et forts, je les entretenaiset les élaguais de manière à ce qu’ils pussent s’étendre, croîtreépais et touffus, et former un agréable ombrage, ce qu’ilsfaisaient tout-à-fait à mon gré. Au milieu de cette tonnelle matente demeurait toujours dressée ; c’était une pièce de voiletendue sur des perches plantées tout exprès, et qui n’avaientjamais besoin d’être réparées ou renouvelées. Sous cette tente jem’étais fait un lit de repos avec les peaux de touts les animauxque j’avais tués, et avec d’autres choses molles sur lesquellesj’avais étendu une couverture provenant des strapontins que j’avaissauvés du vaisseau, et une grande houppelande qui servait à mecouvrir. Voilà donc la maison de campagne où je me rendais toutesles fois que j’avais occasion de m’absenter de mon principalmanoir.

Adjacent à ceci j’avais mon parc pour monbétail, c’est-à-dire pour mes chèvres. Comme j’avais pris une peineinconcevable pour l’enceindre et le protéger, désireux de voir saclôture parfaite, je ne m’étais arrêté qu’après avoir garni le côtéextérieur de la haie de tant de petits pieux plantés si près l’unde l’autre, que c’était plus une palissade qu’une haie, et qu’àpeine y pouvait-on fourrer la main. Ces pieux, ayant poussé dès lasaison pluvieuse qui suivit, avaient rendu avec le temps cetteclôture aussi forte, plus forte même que la meilleure muraille.

Ces travaux témoignent que je n’étais pasoisif et que je n’épargnais pas mes peines pour accomplir tout cequi semblait nécessaire à mon bien-être ; car je considéraisque l’entretien d’une race d’animaux domestiques à ma dispositionm’assurerait un magasin vivant de viande, de lait, de beurre et defromage pour tout le temps, que je serais en ce lieu, dussé-je yvivre quarante ans ; et que la conservation de cette racedépendait entièrement de la perfection de mes clôtures, qui, sommetoute, me réussirent si bien, que dès la première pousse des petitspieux je fus obligé, tant ils étaient plantés dru, d’en arracherquelques-uns.

Dans ce canton croissaient aussi les vignesd’où je tirais pour l’hiver ma principale provision de raisins, queje conservais toujours avec beaucoup de soin, comme le meilleur etle plus délicat de touts mes aliments. C’était un mangernon-seulement agréable, mais sain, médicinal, nutritif etrafraîchissant au plus haut degré.

Comme d’ailleurs cet endroit se trouvait àmi-chemin de mon autre habitation et du lieu où j’avais laissé mapirogue, je m’y arrêtais habituellement, et j’y couchais dans mescourses de l’un à l’autre ; car je visitais fréquemment detout ce qui en dépendait. Quelquefois je la montais et je voguaispour me divertir, mais je ne faisais plus de voyagesaventureux ; à peine allais-je à plus d’un ou deux jets depierre du rivage, tant je redoutais d’être entraîné de nouveau pardes courants, le vent ou quelque autre malencontre. – Mais me voiciarrivé à une nouvelle scène de ma vie.

Il advint qu’un jour, vers midi, commej’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrantle vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable.Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusseentrevu un fantôme. J’écoutai, je regardai autour de moi, mais jen’entendis rien ni ne vis rien. Je montai sur un tertre pour jeterau loin mes regards, puis je revins sur le rivage et descendisjusqu’à la rive. Elle était solitaire, et je ne pus rencontreraucun autre vestige que celui-là. J’y retournai encore pourm’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce n’étaitpoint une illusion ; mais non, le doute n’était pointpossible : car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil,le talon, enfin toutes les parties d’un pied. Comment cela était-ilvenu là ? je ne le savais ni ne pouvais l’imaginer. Aprèsmille pensées désordonnées, comme un homme confondu, égaré, jem’enfuis à ma forteresse, ne sentant pas, comme on dit, la terre oùje marchais. Horriblement épouvanté, je regardais derrière moitouts les deux ou trois pas, me méprenant à chaque arbre, à chaquebuisson, et transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement.– Il n’est pas possible de décrire les formes diverses dont uneimagination frappée revêt touts les objets. Combien d’idéesextravagantes me vinrent à la tête ! Que d’étranges etd’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant lechemin !

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsique je le nommai toujours depuis lors, je m’y jetai comme un hommepoursuivi. Y rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverturedans le roc que j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer,car jamais lièvre effrayé ne se cacha, car jamais renard ne seterra avec plus d’effroi que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. À mesure que jem’éloignais de la cause de ma terreur, mes craintes augmentaient,contrairement à toute loi des choses et surtout à la marche,ordinaire de la peur chez les animaux. J’étais toujours si troubléde mes propres imaginations que je n’entrevoyais rien que desinistre. Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût lediable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement :Comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle puparvenir en cet endroit ? Où était le vaisseau qui l’auraitamenée ? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas ?et comment était-il possible qu’un homme fût venu là ? Maisd’un autre côté je retombais dans le même embarras quand je medemandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu,sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, cequi même n’était pas un but, car il ne pouvait avoir l’assuranceque je la rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diableaurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simplemarque de son pied ; et que, lorsque je vivais tout-à-fait del’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez simple pourlaisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à pariercontre un que je ne le verrais pas, et qui plus est, sur du sableoù la première vague de la mer et la première rafale pouvaientl’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblaitcontradictoire en soi, et avec toutes les idées communément admisessur la subtilité du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrentmon esprit de toute appréhension du diable ; et je conclus quece devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire desSauvages de la terre ferme située à l’opposite, qui, rôdant en merdans leurs pirogues, avaient été entraînés par les courants ou lesvents contraires, et jetés sur mon île ; d’où, après êtredescendus au rivage, ils étaient repartis, ne se souciant sansdoute pas plus de rester sur cette île déserte que je ne me seraissoucié moi-même de les y avoir.

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