Robinson Crusoé – Tome I

LE SAC AUX GRAINS

Durant tout ce temps je travaillai à fairecette chambre ou cette grotte assez spacieuse pour me servird’entrepôt, de magasin, de cuisine, de salle à manger et decellier. Quant à mon logement, je me tenais dans ma tente, hormisquelques jours de la saison humide de l’année, où il pleuvait sifort que je ne pouvais y être à l’abri ; ce qui m’obligea,plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches en forme dechevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de glaïeuls etde grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.

DÉCEMBRE

Le 10. – Je commençais alors à regarder magrotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout-à-coup, – sansdoute je l’avais faite trop vaste, – une grande quantité de terreéboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot,très-épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étaistrouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pourréparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallutemporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui étaitencore plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que jepusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11. – Conséquemment je travaillai à cela,et je plaçai deux étaies ou poteaux posés à plomb sous le ciel dela grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun.Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encoredes étaies garnies de couches, au bout d’une semaine environ j’eusmon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés enrang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.

Le 17. – À partir de ce jour jusqu’auvingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur lespoteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; jecommençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.

Le 20. – Je portai tout mon bataclan dans magrotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblaiquelques bouts de planche en manière de table de cuisine, pourapprêter mes viandes dessus ; mais les planches commençaient àdevenir fort rares par-devers moi ; aussi ne fis-je plusaucune autre table.

Le 24. – Beaucoup de pluie toute la nuit ettout le jour ; je ne sortis pas.

Le 25. – Pluie toute la journée.

Le 26. – Point de pluie ; la terre étaitalors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.

Le 27. – Je tuai un chevreau et j’en estropiaiun autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison.Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses l’une de ses jambesqui était cassée.

Nota. J’en pris un tel soin,qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte quejamais ; et, comme je le soignai ainsi fort long-temps, ils’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sanschercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que jeconçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournird’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraientconsommés.

Les 28, 29 et 30, – Grandes chaleurs et pas debrise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur lesoir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettretouts mes effets en ordre dans mon habitation.

JANVIER 1660

Le 1er. – Chaleur toujoursexcessive. Je sortis pourtant de grand matin et sur le tard avecmon fusil, et je me reposai dans le milieu du jour. Ce soir là,m’étant avancé dans les vallées situées vers le centre del’île ; j’y découvris une grande quantité de boucs, maistrès-farouches et très-difficiles à approcher ; je résoluscependant d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à leschasser par-devers moi.

Le 2. – En conséquence, je sortis lelendemain, avec mon chien, et je le lançai contre les boucs ;mais je fus désappointé, car touts lui firent face ; et, commeil comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas même se risquerprès d’eux.

Le 3. – Je commençai mon retranchement ou mamuraille ; et, comme j’avais toujours quelque crainte d’êtreattaqué, je résolus de le faire très-épais et très-solide.

Nota. Cette clôture ayant déjàété décrite, j’omets à dessein dans ce journal ce quej’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer que jen’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au 14avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’ellen’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue : elledécrivait un demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à unsecond point éloigné du premier d’environ huit verges, et, dans lefond, juste au centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très-péniblement durant tout cetintervalle, contrarié par les pluies non-seulement plusieurs joursmais quelquefois plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginéque je ne saurais être parfaitement à couvert avant que ce rempartfût entièrement achevé. Il est aussi difficile de croire qued’exprimer la peine que me coûta chaque chose, surtout le transportdes pieux depuis les bois, et leur enfoncement dans le sol ;car je les avais faits beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire.Cette palissade terminée, et son extérieur étant doublement défendupar un revêtement de gazon adossé contre pour la dissimuler, je mepersuadai que s’il advenait qu’on abordât sur cette terre onn’appercevrait rien qui ressemblât à une habitation ; et cefut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voirpar la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma rondedans les bois, à moins que la pluie ne m’en empêchât, et dans cespromenades je faisais assez souvent la découverte d’une chose oud’une autre à mon profit. Je trouvais surtout une sorte de pigeonsqui ne nichaient point sur les arbres comme font les ramiers, maisdans des trous de rocher, à la manière des pigeons domestiques. Jepris quelques-uns de leurs petits pour essayer à les nourrir et àles apprivoiser, et j’y réussis. Mais quand ils furent plus grandsils s’envolèrent ; le manque de nourriture en fut laprincipale cause, car je n’avais rien à leur donner. Quoi qu’il ensoit, je découvrais fréquemment leurs nids, et j’y prenais leurspigeonneaux dont la chair était excellente.

En administrant mon ménage je m’apperçus qu’ilme manquait beaucoup de choses, que de prime-abord je me crusincapable de fabriquer, ce qui au fait se vérifia pourquelques-unes : par exemple, je ne pus jamais amener unefutaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou deux,comme je l’ai noté plus haut ; mais il fut tout-à-fait hors dema portée d’en faire un sur leur modèle, j’employai pourtantplusieurs semaines à cette tentative : je ne sus jamaisl’assembler sur ses fonds ni joindre assez exactement ses douvespour y faire tenir de l’eau ; ainsi je fus encore obligé depasser outre.

En second lieu, j’étais dans une grandepénurie de lumière ; sitôt qu’il faisait nuit, ce qui arrivaitordinairement vers sept heures, j’étais forcé de me mettre au lit.Je me ressouvins de la masse de cire vierge dont j’avais fait deschandelles pendant mon aventure d’Afrique ; mais je n’en avaispoint alors. Mon unique ressource fut donc quand j’eus tué unechèvre d’en conserver la graisse, et avec une petite écuelle deterre glaise, que j’avais fait cuire au soleil et dans laquelle jemis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont la flamme medonna une lueur, mais une lueur moins constante et plus sombre quela clarté d’un flambeau.

Au milieu de tout mes travaux il m’arriva detrouver, en visitant mes bagages, un petit sac qui, ainsi que jel’ai déjà fait savoir, avait été empli de grains pour la nourriturede la volaille à bord du vaisseau, – non pas lors de notre voyage,mais, je le suppose, lors de son précédent retour de Lisbonne. – Lepeu de grains qui était resté dans le sac avait été tout dévoré parles rats, et je n’y voyais plus que de la bale et de lapoussière ; or, ayant besoin de ce sac pour quelque autreusage, – c’était, je crois, pour y mettre de la poudre lorsque jela partageai de crainte du tonnerre, – j’allai en secouer la baleau pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluiesmentionnées précédemment que je jetai cette poussière sans yprendre garde, pas même assez pour me souvenir que j’avais vidé làquelque chose. Quand au bout d’un mois, ou environ, j’apperçusquelques tiges vertes qui sortaient de terre, j’imaginai d’abordque c’étaient quelques plantes que je ne connaissais point ;mais quels furent ma surprise et mon étonnement lorsque peu detemps après je vis environ dix ou douze épis d’une orge verte etparfaite de la même qualité que celle d’Europe, voire même quenotre orge d’Angleterre.

Il serait impossible d’exprimer monébahissement et le trouble de mon esprit à cette occasion. Jusquelà ma conduite ne s’était appuyée sur aucun principereligieux ; au fait, j’avais très-peu de notions religieusesdans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je n’avais vu quel’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon plaisir deDieu ; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins dela Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde.Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que jesavais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas commentil était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai àme mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait poussercette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour mefaire subsister dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit coulerdes larmes des yeux, et je commençai à me féliciter de ce qu’un telprodige eût été opéré en ma faveur ; mais le comble del’étrange pour moi, ce fut de voir près des premières, tout le longdu rocher, quelques tiges éparpillées qui semblaient être des tigesde riz, et que je reconnus pour telles parce que j’en avais vucroître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non-seulement je pensai que la Providencem’envoyait ces présents ; mais, étant persuadé que salibéralité devait s’étendre encore plus loin, je parcourus denouveau toute cette portion de l’île que j’avais déjà visitée,cherchant dans touts les coins et au pied de touts les rochers,dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de cesplantes ; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il merevint à l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac quiavait contenu la nourriture de la volaille et le miracle commença àdisparaître. Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance enversla providence de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’iln’y avait rien que de naturel dans cet événement. Cependant ilétait si étrange et si inopiné, qu’il ne méritait pas moins magratitude que s’il eût été miraculeux. En effet, n’était-ce pastout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombésdu Ciel, que ces dix ou douze grains fussent restés intacts quandtout le reste avait été ravagé par les rats ; et, qu’en outre,je les eusse jetés précisément dans ce lieu abrité par une rocheélevée, où ils avaient pu germer aussitôt ; tandis qu’en cettesaison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le soleil etdétruits ?

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