Robinson Crusoé – Tome I

LE RÊVE

J’avais bien affaire en vérité de laisser làune fortune assise, une plantation bien pourvue, s’améliorant etprospérant, pour m’en aller comme subrécargue chercher des Nègresen Guinée, tandis qu’avec de la patience et du temps, mon capitals’étant accru, j’en aurais pu acheter au seuil de ma porte, à cesgens dont le trafic des Noirs était le seul négoce. Il est vraiqu’ils m’auraient coûté quelque chose de plus, mais cettedifférence de prix pouvait-elle compenser de si grandshasards ?

La folie est ordinairement le lot des jeunestêtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairementl’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. J’enétais là alors, et cependant l’extravagance avait jeté de siprofondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire dema situation, et que j’avais l’esprit appliqué sans cesse àrechercher les moyens et la possibilité de m’échapper de ce lieu. –Pour que je puisse avec le plus grand agrément du lecteur, entamerle reste de mon histoire, il est bon que je donne quelque détailsur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fassevoir comment et sur quelle fondation j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retirédans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé,que ma frégate est désarmée et amarrée sous l’eau comme de coutume,et ma condition est rendue à ce qu’elle était auparavant. J’ai, ilest vrai, plus d’opulence ; mais je n’en suis pas plus riche,car je ne fais ni plus de cas ni plus d’usage de mon or que lesIndiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars,dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étais couchédans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaitesanté ; je n’avais de plus qu’à l’ordinaire, ni peine niindisposition, ni trouble de corps, ni trouble d’esprit ;cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du moins poursommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement quecomme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu denarrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit mepassèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je mereprésentai toute l’histoire de ma vie en miniature ou enraccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l’île.Dans mes réflexions sur ce qu’était ma condition depuis que j’avaisabordé cette terre, je vins à comparer l’état heureux de mesaffaires pendant les premières années de mon exil, à cet étatd’anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivaisdepuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme sur le sable.Il n’est pas croyable que les Sauvages n’eussent pas fréquentél’île avant cette époque : peut-être y étaient-ils descendusau rivage par centaines ; mais, comme je n’en avais jamaisrien su et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécuritéétait parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussiheureux en ne connaissant point les dangers qui m’entouraient quesi je n’y eusse réellement point été exposé. – Cette vérité fitnaître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, etparticulièrement celle-ci : Combien est infiniment bonne cetteProvidence qui dans sa sagesse a posé des bornes étroites à la vueet à la science de l’homme ! Quoiqu’il marche au milieu demille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui,troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calmeet sa sérénité, parce que l’issue des choses est cachée à sesregards, parce qu’il ne sait rien des dangers quil’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distraitquelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangersréels que j’avais courus durant tant d’années dans cette île mêmeoù je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute latranquillité possible, quand peut-être il n’y avait que la pointed’une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entremoi et le plus affreux de touts les sorts, celui de tomber entreles mains des Sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis demoi dans le même but que je le faisais d’une chèvre ou d’unetortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant eten me dévorant, que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Jeserais injustement mon propre détracteur, si je disais que je nerendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutesles délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité jeconfessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelleje serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire desréflexions, sur la nature de ces Sauvages, et à examiner comment ilse faisait qu’en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eûtabandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité,au-dessous de la brutalité même, qu’elles vont jusqu’à se dévorerdans leur propre espèce. Mais comme cela n’aboutissait qu’à devaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit dumonde ces malheureux vivaient ; à quelle distance était lacôte d’où ils venaient ; pourquoi ils s’aventuraient si loinde chez eux ; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoije ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon àêtre à même d’aller à eux aussi bien qu’ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que jeferais de moi quand je serais parvenu là, de ce que je deviendraissi je tombais entre les mains des Sauvages ; comment je leuréchapperais s’ils m’entreprenaient, comment il me serait possibled’aborder à la côte sans être attaqué par quelqu’un d’eux demanière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s’il advenait queje ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais desprovisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de cespensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit : mon idée degagner la terre ferme dans ma pirogue l’absorbait. Je regardais maposition d’alors comme la plus misérable qui pût être, et je nevoyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Nepouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou nepouvais-je le côtoyer comme le rivage d’Afrique, jusqu’à ce que jeparvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait assistance.Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse un bâtimentchrétien qui me prendrait à son bord ; et enfin, le pire dupire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coupmettait fin à toutes mes misères. – Notez, je vous prie, que toutceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon espritvéhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de messouffrances et par le désappointement que j’avais eu à bord duvaisseau naufragé, où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étaisardemment désireux, c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’unqui pût me donner quelque connaissance du lieu où j’étais etm’enseigner des moyens probables de délivrance. J’étais donc,dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de monesprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumissionaux volontés du Ciel, semblait être suspendu ; et je n’avaispas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projetde voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux qu’il étaitimpossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendantdeux heures et plus, avec une telle violence que mon sangbouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveurextraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la naturefatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil. – On pourraitcroire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas,mais sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin demon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canotset onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvagepour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s’apprêtaient àégorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauversa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, ilaccourait vers le bocage épais masquant mes fortifications ;puis, que, m’appercevant qu’il était seul et que les autres ne lecherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en luisouriant et l’encourageant ; et qu’il s’agenouillait devantmoi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais monéchelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte,et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet hommeje me dis : Maintenant je puis certainement me risquer àgagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dirace qu’il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions oune pas aller de peur d’être dévoré ; bref, les lieux à aborderet ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée ; j’étaisencore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avaisressentie à l’aspect de ma délivrance ; mais en revenant à moiet en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis undésappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grandabattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que leseul moyen d’effectuer quelque tentative de fuite, c’était dem’acquérir un Sauvage, surtout, si c’était possible, quelqueprisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé.Mais une difficulté s’élevait encore. Il était impossibled’exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute unecaravane : vrai coup de désespoir qui pouvait si facilementmanquer ! D’un autre côté j’avais de grands scrupules sur lalégitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée deverser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’estpas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contrece bon sentiment : ce sont les mêmes que ceux dont il a étédéjà fait mention ; mais, quoique j’eusse encore d’autresraisons à exposer alors, c’est-à-dire que ces hommes étaient mesennemis et me dévoreraient s’il leur était possible ; quec’était réellement pour ma propre conservation que je devais medélivrer de cette mort dans la vie, et que j’agissais pour mapropre défense tout aussi bien que s’ils m’attaquaient ;quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependantla pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m’était siterrible, que j’eus beau faire, je ne pus de long-temps meconcilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup dedélibérations intimes, après de grandes perplexités, – car toutsces arguments pour et contre s’agitèrent long-temps dans ma tête, –mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je medéterminai, coûte que coûte, à m’emparer de quelqu’un de cesSauvages. La question était alors de savoir comment m’y prendre, etc’était chose difficile à résoudre ; mais, comme aucun moyenprobable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faireseulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, den’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner àl’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis envedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m’enfatiguai profondément ; car pendant un an et demi je fis leguet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois parjour à l’extrémité Ouest et Sud-Ouest de l’île pour découvrir descanots, mais sans que j’apperçusse rien. C’était vraimentdécourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup, bien que jene puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés commeautrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot jen’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des Sauvageset d’éviter d’être apperçu par eux, que j’étais alors désireux deles entreprendre.

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