Robinson Crusoé – Tome I

ROBINSON MARCHAND DE GUIN

Note : Il est probable qu’il y a uneerreur dans l’édition de Gallica qui a servi de support à notretravail ; il faut probablement lire GUINÉE au lieu de GUIN.(Note du correcteur – ELG.)

Nous avancions lentement, et nous ne pûmesaborder avant d’avoir passé le phare de Winterton ; la côtes’enfonçait à l’Ouest vers Cromer, de sorte que la terre brisait laviolence du vent. Là, nous abordâmes, et, non sans grandedifficulté, nous descendîmes touts sains et saufs sur la plage, etallâmes à pied à Yarmouth, où, comme des infortunés, nous fûmestraités avec beaucoup d’humanité, et par les magistrats de laville, qui nous assignèrent de bons gîtes, et par les marchands etles armateurs, qui nous donnèrent assez d’argent pour nous rendre àLondres ou pour retourner à Hull, suivant que nous le jugerionsconvenable.

C’est alors que je devais avoir le bon sens derevenir à Hull et de rentrer chez nous ; j’aurais été heureux,et mon père, emblème de la parabole de notre Sauveur, eût même tuéle veau gras pour moi ; car, ayant appris que le vaisseau surlequel j’étais avait fait naufrage dans la rade d’Yarmouth, il futlong-temps avant d’avoir l’assurance que je n’étais pas mort.

Mais mon mauvais destin m’entraînait avec uneobstination irrésistible ; et, bien que souvent ma raison etmon bon jugement me criassent de revenir à la maison, je n’avaispas la force de le faire. Je ne saurais ni comment appeler cela, nivouloir prétendre que ce soit un secret arrêt irrévocable qui nouspousse à être les instruments de notre propre destruction, quoiquemême nous en ayons la conscience, et que nous nous y précipitionsles yeux ouverts ; mais, véritablement, si ce n’est quelquedécret inévitable me condamnant à une vie de misère et qu’ilm’était impossible de braver, quelle chose eût pu m’entraînercontre ma froide raison et les persuasions de mes pensées les plusintimes, et contre les deux avertissements si manifestes quej’avais reçus dans ma première entreprise.

Mon camarade, qui d’abord avait aidé à monendurcissement, et qui était le fils du capitaine, se trouvaitalors plus découragé que moi. La première fois qu’il me parla àYarmouth, ce qui ne fut pas avant le second ou le troisième jour,car nous étions logés en divers quartiers de la ville ; lapremière fois, dis-je, qu’il s’informa de moi, son ton me parutaltéré : il me demanda d’un air mélancolique, en secouant latête, comment je me portais, et dit à son père qui j’étais, et quej’avais fait ce voyage seulement pour essai, dans le dessein d’enentreprendre d’autres plus lointains. Cet homme se tourna vers moiet, avec un accent de gravité et d’affliction : – « Jeunehomme, me dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer ; vousdevez considérer ceci comme une marque certaine et visible que vousn’êtes point appelé à faire un marin. » – « Pourquoi,monsieur ? est-ce que vous n’irez plus en mer ? » –« Le cas est bien différent, répliqua-t-il : c’est monmétier et mon devoir ; au lieu que vous, qui faisiez ce voyagecomme essai, voyez quel avant-goût le ciel vous a donné de ce àquoi il faudrait vous attendre si vous persistiez. Peut-être celan’est-il advenu qu’à cause de vous, semblable à Jonas dans levaisseau de Tarsis. Qui êtes-vous, je vous prie ? et pourquoivous étiez-vous embarqué ? » – Je lui contai en partiemon histoire. Sur la fin il m’interrompit et s’emporta d’uneétrange manière. – « Qu’avais-je donc fait, s’écria-t-il, pourmériter d’avoir, à bord un pareil misérable ! Je ne voudraispas pour mille livres sterling remettre le pied sur le mêmevaisseau que vous ! » – C’était, en vérité, comme j’aidit, un véritable égarement de ses esprits encore troublés par lesentiment de sa perte, et qui dépassait toutes les bornes de sonautorité. Toutefois, il me parla ensuite très-gravement,m’exhortant à retourner chez mon père et à ne plus tenter laProvidence. Il me dit qu’il devait m’être visible que le bras deDieu était contre moi ; – « enfin, jeune homme, medéclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, enquelque lieu que vous alliez, vous ne trouverez qu’adversité etdésastre jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient envous. »

Je lui répondis peu de chose ; nous nousséparâmes bientôt après, et je ne le revis plus ; quelle routeprit-il ? je ne sais. Pour moi, ayant quelque argent dans mapoche, je m’en allai, par terre, à Londres. Là, comme sur la route,j’eus plusieurs combats avec moi-même sur le genre de vie que jedevais prendre, ne sachant si je devais retourner chez nous ouretourner sur mer.

Quant à mon retour au logis, la honteétouffait les meilleurs mouvements de mon esprit, et luireprésentait incessamment combien je serais raillé dans levoisinage et serais confus, non-seulement devant mon père et mamère, mais devant même qui que ce fût. D’où j’ai depuis souventpris occasion d’observer combien est sotte et inconséquente laconduite ordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, à l’égardde cette raison qui devrait les guider en pareils cas : qu’ilsne sont pas honteux de l’action qui devrait, à bon droit, les fairepasser pour insensés, mais qu’ils sont honteux de leur repentance,qui seule peut les faire honorer comme sages.

Toutefois je demeurai quelque temps dans cettesituation, ne sachant quel parti prendre, ni quelle carrièreembrasser, ni quel genre de vie mener. J’éprouvais toujours unerépugnance invincible pour la maison paternelle ; et, comme jebalançais long-temps, le souvenir de la détresse où j’avais étés’évanouissait, et avec lui mes faibles désirs de retour, jusqu’àce qu’enfin je les mis tout-à-fait de côté, et cherchai à faire unvoyage.

Cette maligne influence qui m’avaitpremièrement poussé hors de la maison paternelle, qui m’avaitsuggéré l’idée extravagante et indéterminée de faire fortune, etqui m’avait inculqué si fortement ces fantaisies, que j’étaisdevenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et même aux ordres demon père ; cette même influence, donc, quelle qu’elle fût, mefit concevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, cellede monter à bord d’un vaisseau partant pour la côte d’Afrique, ou,comme nos marins disent vulgairement, pour un voyage de Guinée.

Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutesces aventures, que je ne fisse point, à bord, le service comme unmatelot ; à la vérité j’aurais travaillé plus rudement que decoutume, mais en même temps je me serais instruit des devoirs et del’office d’un marin ; et, avec le temps, j’aurais pu me rendreapte à faire un pilote ou un lieutenant, sinon un capitaine. Maisma destinée était toujours de choisir le pire ; parce quej’avais de l’argent en poche et de bons vêtements sur le dos, jevoulais toujours aller à bord comme un gentleman ;aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et ne susjamais en remplir aucune.

J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, detomber en assez bonne compagnie, ce qui n’arrive pas toujours auxjeunes fous libertins et abandonnés comme je l’étais alors, ledémon ne tardant pas généralement à leur dresser quelquesembûches ; mais pour moi il n’en fut pas ainsi. Ma premièreconnaissance fut un capitaine de vaisseau qui, étant allé sur lacôte de Guinée avec un très-grand succès, avait résolu d’yretourner ; ayant pris goût à ma société, qui alors n’étaitpas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon projet devoir le monde, il me dit : – « Si vous voulez faire levoyage avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez moncommensal et mon compagnon ; et si vous vouliez emporterquelque chose avec vous, vous jouiriez de touts les avantages quele commerce offrirait, et peut-être y trouveriez-vous quelqueprofit.

J’acceptai l’offre, et me liant d’étroiteamitié avec ce capitaine, qui était un homme franc et honnête, jefis ce voyage avec lui, risquant une petite somme, que par saprobité désintéressée, j’augmentai considérablement ; car jen’emportai environ que pour quarante livres sterling de verroterieset de babioles qu’il m’avait conseillé d’acheter. Ces quarantelivres sterling, je les avais amassées par l’assistance dequelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais, et qui,je pense, avaient engagé mon père ou au moins ma mère à contribuerd’autant à ma première entreprise.

C’est le seul voyage où je puis dire avoir étéheureux dans toutes mes spéculations, et je le dois à l’intégritéet à l’honnêteté de mon ami le capitaine ; en outre j’y acquisaussi une suffisante connaissance des mathématiques et des règlesde la navigation ; j’appris à faire l’estime d’un vaisseau età prendre la hauteur ; bref à entendre quelques-unes deschoses qu’un homme de mer doit nécessairement savoir. Autant moncapitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant je prenais deplaisir à étudier ; et en un mot ce voyage me fit tout à lafois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinqlivres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour àLondres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirentde pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.

Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâcesaussi ; je fus surtout continuellement malade et jeté dans uneviolente calenture[4] par lachaleur excessive du climat : notre principal trafic sefaisant sur la côte depuis le quinzième degré de latitudeseptentrionale jusqu’à l’équateur.

Je voulais alors me faire marchand de Guinée,et pour mon malheur, mon ami étant mort peu de temps après sonarrivée, je résolus d’entreprendre encore ce voyage, et jem’embarquai sur le même navire avec celui qui, la première fois, enavait été le contremaître, et qui alors en avait obtenu lecommandement. Jamais traversée ne fut plus déplorable ; carbien que je n’emportasse pas tout-à-fait cent livres sterling de manouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées à la veuvede mon ami, qui fut très-fidèle dépositaire, je ne laissai pas detomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant versles Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique, futsurpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui nousdonna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour leparer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues enpurent déployer et nos mâts en purent charrier ; mais, voyantque le pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heuresil nous joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navireavait douze canons et l’écumeur en avait dix-huit.

Environs à trois heures de l’après-midi, ilentra dans nos eaux, et nous attaqua par méprise, juste en traversde notre hanche, au lieu de nous enfiler par notre poupe, comme ille voulait. Nous pointâmes huit de nos canons de ce côté, et luienvoyâmes une bordée qui le fit reculer, après avoir répondu ànotre feu et avoir fait faire une mousqueterie à près de deux centshommes qu’il avait à bord. Toutefois, tout notre monde se tenantcouvert, pas un de nous n’avait été touché. Il se prépara à nousattaquer derechef, et nous, derechef, à nous défendre ; maiscette fois, venant à l’abordage par l’autre flanc. Il jeta soixantehommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent et hachèrent nosagrès. Nous les accablâmes de coups de demi-piques, de coups demousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux fois nousles chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste endroitde notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de noshommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre,et nous fûmes touts conduits prisonniers à Sallé, port appartenantaux Maures.

Là, je reçus des traitements moins affreux queje ne l’avais appréhendé d’abord. Ainsi que le reste de l’équipage,je ne fus point emmené dans le pays à la Cour de l’Empereur ;le capitaine du corsaire me garda pour sa part de prise ; et,comme j’étais jeune, agile et à sa convenance, il me fit sonesclave.

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