Robinson Crusoé – Tome I

SÉJOUR SUR LA COLLINE

La raison pour laquelle je ne pouvais allertout-à-fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plusinsupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelquesvêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir desampoules sur la peau ; mais quand je portais une chemise, levent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvaisdoublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à allerau soleil sans un bonnet ou un chapeau : ses rayons dardent siviolemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête,ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaientaussitôt que je m’étais couvert.

À ces fins je commençai de songer à mettre unpeu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais desvêtements. J’avais usé toutes mes vestes : il me fallait alorsessayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandeset les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me misdonc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car jefaisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtirdeux ou trois casaques, dont j’espérais me servir long-temps. Quantaux caleçons, ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraimentpitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de toutsles animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire.Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unesétaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes àrien ; mais d’autres me furent réellement très-profitables. Lapremière chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec lepoil tourné en dehors pour rejeter la pluie ; et je m’enacquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement toutentier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouvertsaux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient meservir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouerqu’ils étaient très-méchamment faits ; si j’étais mauvaischarpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils mefurent d’un fort bon usage ; et quand j’étais en course, s’ilvenait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étantextérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et depeines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grandbesoin et grande envie, J’en avais vu faire au Brésil, où ils sontd’une très-grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y fontsentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour lemoins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur.En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi uneexcellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris unepeine infinie, et je fus extrêmement long-temps sans rien pouvoirfaire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteintmon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à mafantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. Laprincipale difficulté fut de le rendre fermant ; car sij’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujoursfallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable.Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréaitassez ; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sortequ’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien lesoleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avecplus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps leplus frais. Quand je n’en avais pas besoin je le fermais et leportais sous mon bras.

Je vivais ainsi très-confortablement ;mon esprit s’était calmé en se résignant à la volonté de Dieu, etje m’abandonnais entièrement aux dispositions de sa providence.Cela rendait même ma vie meilleure que la vie sociale ; carlorsque je venais à regretter le manque de conversation, je medisais : – « Converser ainsi mutuellement avec mespropres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancementset mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grandejouissance de la société des hommes ? »

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinqannées, rien d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le mêmecours dans la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant.Outre la culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récoltede mes raisins, – je gardais de l’un et de l’autre toujours assezpour avoir devant moi une provision d’un an ; – outre cetravail annuel, dis-je, et mes sorties journalières avec mon fusil,j’eus une occupation principale, la construction d’une piroguequ’enfin je terminai, et que, par un canal que je creusai large desix pieds et profond de quatre, j’amenai dans la crique, éloignéed’un demi-mille environ. Pour la première, si démesurément grande,que j’avais entreprise sans considérer d’abord, comme je l’eusse dûfaire, si je pourrais la mettre à flot, me trouvant toujours dansl’impossibilité de l’amener jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’àelle, je fus obligé de la laisser où elle était, comme uncommémoratif pour m’enseigner à être plus sage la prochaine fois.Au fait, cette prochaine fois, bien que je n’eusse pu trouver unarbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu où je ne pouvaisconduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance d’environ undemi-mille, ni voyant point la chose impraticable, je ne vouluspoint l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail, dontje ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir unebarque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

Cependant quand ma petite pirogue futterminée, sa dimension ne répondit point du tout au dessein quej’avais eu en vue en entreprenant la première, c’est-à-dire degagner la terre ferme, éloignée d’environ quarante milles. Lapetitesse de mon embarcation mit donc fin à projet, et je n’ypensai plus ; mais je résolus de faire le tour de l’île.J’étais allé sur un seul point de l’autre côté, en prenant latraverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà narré, et lesdécouvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient rendutrès-curieux de voir les autres parties des côtes. Comme alors rienne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cettereconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérerplus sûrement et plus régulièrement, j’adaptai un petit mât à mapirogue, et je fis une voile de quelques pièces de celles du naviremises en magasin et que j’avais en grande quantité par-deversmoi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fisl’essai de ma barque, et je trouvai qu’elle cinglait très-bien. Àses deux extrémités je construisis alors de petits équipets et depetits coffres pour enfermer mes provisions, mes munitions, et lesgarantir de la pluie et des éclaboussures de la mer ; puis jecreusai une longue cachette où pouvait tenir mon mousquet, et je larecouvris d’un abattant pour le garantir de toute humidité.

À la poupe je plaçais mon parasol, fiché dansune carlingue comme un mât, pour me défendre de l’ardeur du soleilet me servir de tendelet ; équipé de la sorte, je faisais detemps en temps une promenade sur mer, mais je n’allais pas loin etne m’éloignais pas de la crique. Enfin, impatient de connaître lacirconférence de mon petit Royaume, je me décidai à faire cevoyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquaideux douzaines de mes pains d’orge, que je devrais plutôt appelerdes gâteaux, – un pot de terre empli de riz sec, dont je faisaisune grande consommation, une petite bouteille de rum, unemoitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en procurerdavantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont j’ai déjàfait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des matelots.Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour mecouvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de monRègne ou de ma Captivité, comme il vous plaira, que je me mis enroute pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’yétais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pastrès-large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai ungrand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les unsau-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc desable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; desorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cettepointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur lepoint de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, nesachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, etpar-dessus tout comment je pourrais revenir. Je jetai donc l’ancre,car je m’en étais fait une avec un morceau de grappin brisé quej’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris monmousquet, j’allai à terre, et je gravis sur une colline quisemblait commander ce cap. Là j’en découvris toute l’étendue, et jerésolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence,j’apperçus un rapide, je dirai même un furieux courant qui portaità l’Est et qui serrait la pointe. J’en pris une ample connaissance,parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant unefois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagnermon île. Vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter surcette colline, je crois que les choses se seraient ainsipassées ; car le même courant régnait du l’autre côté del’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance. Jereconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la terre. Jen’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier courant,pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cettecolline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est,contrariait le courant et formait de violents brisants contre lecap. Il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à causedu ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étantabattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai. Que cecisoit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! Àpeine eus-je atteint le cap, – je n’étais pas éloigné de la terrede la longueur de mon embarcation, – que je me trouvai dans deseaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’unmoulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ceque je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus enplus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Commeil n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisaisavec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à mecroire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés del’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ilsdevaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait demoi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avaisdevant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’êtresubmergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim.J’avais trouvé, il est vrai sur le rivage une grosse tortue dontj’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avaisune grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mespots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à êtredrossé au milieu du vaste Océan, où j’avais l’assurance de ne pointrencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues toutau moins ?

Je compris alors combien il est facile à laprovidence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition del’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et isoléecomme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur quesouhaitât mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, jetendais mes bras vers elle. – « Heureuxdésert, m’écriais-je, je ne te verrai doncplus ! Ô misérable créature ! Oùvas-tu ? »

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