Robinson Crusoé – Tome I

TRANSLATION DES PRISONNIERS

Quand nous eûmes porté toutes ces choses àterre, – les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient étéenlevés auparavant, comme je l’ai dit, – nous fîmes un grand trouau fond de la chaloupe, afin que, s’ils venaient en assez grandnombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

À dire vrai, je ne me figurais guère que nousfussions capables de recouvrer le navire ; mais j’avais monbut. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je nedoutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporteraux Îles-sous-le-Vent et de recueillir en chemin nos amis lesEspagnols ; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré lachaloupe si avant sur la grève, que la marée haute ne pûtl’entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grandpour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songerà ce que nous avions à faire ; et, tandis que nous concertionsnos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmesle navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler lachaloupe à bord ; mais la chaloupe ne bougea pas, et il seremit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

À la fin, quand il s’apperçut que ses signauxet ses coups de canon n’aboutissaient à rien et que la chaloupe nese montrait pas, nous le vîmes, – à l’aide de mes longues-vues, –mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers lerivage ; et tandis qu’elle s’approchait nous reconnûmesqu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes, munis d’armes àfeu.

Comme le navire mouillait à peu près à deuxlieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet,d’examiner l’embarcation, ses hommes d’équipage et même leursfigures ; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu àl’Est de l’autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à lamême place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout leloisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie etle caractère de touts les hommes qui se trouvaient dansl’embarcation ; il m’assura qu’il y avait parmi eux troishonnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurémententraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblaitêtre le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaientaussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sansaucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfinil redoutait véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pournous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gensdans notre position étaient au-dessus de la crainte ; que,puisque à peu près toutes les conditions possibles étaientmeilleures que celle où nous semblions être, nous devionsaccueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme unaffranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait descirconstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chosedigne d’être tentée. – « Et qu’est devenue, sir,continuai-je, votre créance que j’avais été conservé ici à desseinde vous sauver la vie, créance qui vous avait exalté il y a peu detemps ? Pour ma part, je ne vois qu’une chose malencontreusedans toute cette affaire. » – « Eh quelleest-elle ? » dit-il. – « C’est, répondis-je, qu’il ya parmi ces gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtesgarçons qu’il faudrait épargner. S’ils avaient été touts le rebutde l’équipage, j’aurais cru que la providence de Dieu les avaitséparés pour les livrer entre nos mains ; car faites fondlà-dessus : tout homme qui mettra le pied sur le rivage seranôtre, et vivra ou mourra suivant qu’il agira enversnous. »

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme etd’un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmesvigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d’uneembarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nosprisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitementassurés.

Il y en avait deux dont le capitaine étaitmoins sûr que des autres : je les fis conduire parVendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne,où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d’êtreentendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir desbois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils leslaissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions,et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leurrendrait leur liberté dans un jour ou deux ; mais que, s’ilstentaient de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde.Ils protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leuremprisonnement avec patience, et parurent très-reconnaissants de cequ’on les traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de lalumière ; car Vendredi leur avait donné pour leurbien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisionsnous-mêmes. – Ils avaient la persuasion qu’il se tiendrait ensentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieuxtraités : deux d’entre eux, à la vérité, avaient les brasliés, parce que le capitaine n’osait pas trop s’y fier ; maisles deux autres avaient été pris à mon service, sur larecommandation du capitaine et sur leur promesse solemnelle devivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les troisbraves garçons, nous étions sept hommes bien armés ; et je nemettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dixarrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit, qu’ily avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent à l’endroit oùgisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grèveet mirent pied à terre en la hâlant après eux ; ce qui me fitgrand plaisir à voir : car j’avais craint qu’ils ne lalaissassent à l’ancre, à quelque distance du rivage, avec du mondededans pour la garder, et qu’ainsi il nous fût impossible de nousen emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ilsfirent, ce fut de courir touts à l’autre embarcation ; et ilfut aisé de voir qu’ils tombèrent dans une grande surprise en latrouvant dépouillée, – comme il a été dit, – de tout ce qui s’ytrouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi surcela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grandscris pour essayer s’ils ne pourraient point se faire entendre deleurs compagnons ; mais c’était peine inutile. Alors ils seserrèrent touts en cercle et firent une salve demousqueterie ; nous l’entendîmes, il est vrai les échos enfirent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers quiétaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaiententendre, et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissenttrès-bien, n’avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de cesilence, qu’ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, dese rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter queleurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. Enconséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrenttouts à bord.

À cette vue le capitaine fut terriblementsurpris et même stupéfié ; il pensait qu’ils allaientrejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurscompagnons comme perdus ; et qu’ainsi il lui fallaitdécidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance derecouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de sedéconcerter.

À peine s’étaient-ils éloignés que nous lesvîmes revenir au rivage mais avec de nouvelles mesures de conduite,sur lesquelles sans doute ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ilslaissèrent trois hommes dans l’embarcation, et que les autresdescendirent à terre et s’enfoncèrent dans le pays pour chercherleurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, etnous en étions à ne savoir que faire ; car nous saisir dessept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d’aucun avantage sinous laissions échapper le bateau ; parce qu’il regagnerait lenavire, et qu’alors à coup sûr le reste de l’équipage lèveraitl’ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions lebâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède qued’attendre et de voir ce qu’offrirait l’issue des choses. – Aprèsque les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommesrestés dans l’esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, etmirent à l’ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossiblede parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaientserrés touts ensemble et marchaient vers le sommet de la petiteéminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, etnous les pouvions voir parfaitement sans en être apperçus. Nousaurions été enchantés qu’ils vinssent plus près de nous, afin defaire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent davantage pour quenous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de lacolline d’où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et lesbois qui s’étendaient au Nord-Ouest, dans la partie la plus bassede l’île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoirplus. Là, n’osant pas sans doute s’aventurer loin du rivage, nis’éloigner l’un de l’autre, ils s’assirent touts ensemble sous unarbre pour délibérer. S’ils avaient trouvé bon d’aller là pour s’yendormir, comme avait fait la première bande, c’eût été notreaffaire ; mais ils étaient trop remplis de l’appréhension dudanger pour s’abandonner au sommeil, bien qu’assurément ils nepussent se rendre compte de l’espèce de péril qu’ils avaient àcraindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage ausujet de leur délibération. – « Ils vont peut-être, disait-il,faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendrede leurs compagnons ; fondons touts sur eux juste au moment oùleurs mousquets seront déchargés ; à coup sûr ils demanderontquartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion desang. » – J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle fûtexécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assailliravant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint, pas, et nousdemeurâmes encore long-temps fort irrésolus sur le parti à prendre.Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu’il n’y avait rienà faire avant la nuit ; qu’alors, s’ils n’étaient pasretournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouvermoyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagèmepour attirer à terre ceux restés dans l’esquif.

Nous avions attendu fort long-temps, quoiquetrès-impatients de les voir s’éloigner et fort mal à notre aise,quand, après d’interminables consultations, nous les vîmes touts selever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terriblesappréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ilsavaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la pertede leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les apperçus se diriger vers lerivage, j’imaginai, – et cela était réellement, – qu’ilsrenonçaient à leurs recherches et se décidaient à s’en retourner. Àcette seule appréhension le capitaine, à qui j’avais communiquécette pensée, fut près de tomber en défaillance ; mais,sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m’avisaid’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et ausecond du capitaine d’aller de l’autre côté de la crique à l’Ouest,vers l’endroit où étaient parvenus les Sauvages lorsque je sauvaiVendredi ; sitôt qu’ils seraient arrivés à unepetite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandaide crier aussi fort qu’ils pourraient, et d’attendre jusqu’à ce queles matelots les eussent entendus ; puis, dès que les matelotsleur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenanthors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, deprendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avantdans l’île que possible ; puis enfin de revenir vers moi parcertaines routes que je leur indiquai.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer