Robinson Crusoé – Tome I

LA SAVANE

Ces paroles étaient tout-à-fait applicables àma situation ; elles firent quelque impression sur mon espritau moment où je les lus, moins pourtant qu’elles n’en firent par lasuite ; car le mot délivrance n’avait pas de son pour moi, sije puis m’exprimer ainsi. C’était chose si éloignée et à monsentiment si impossible, que je commençai à parler comme firent lesenfants d’Israël quand il leur fut promis de la chair à manger –« Dieu peut-il dresser une table dans ledésert ? » – moi je disais : –« Dieu lui-même peut-il me tirer de celieu ? » – Et, comme ce ne fut qu’après de longuesannées que quelque lueur d’espérance brilla, ce doute prévalaittrès-souvent dans mon esprit ; mais, quoi qu’il en soit, cesparoles firent une très-grande impression sur moi, et je méditaisur elles fréquemment. Cependant il se faisait tard, et le tabacm’avait, comme je l’ai dit, tellement appesanti la tête qu’il meprit envie de dormir, de sorte que, laissant ma lampe allumée dansma grotte de crainte que je n’eusse besoin de quelque chose pendantla nuit, j’allai me mettre au lit ; mais avant de me coucher,je fis ce que je n’avais fait de ma vie, je m’agenouillai et jepriai Dieu d’accomplir pour moi la promesse de me délivrer si jel’invoquais au jour de ma détresse. Après cette prière brusque etincomplète je bus le rum dans lequel j’avais fait tremperle tabac ; mais il en était si chargé et si fort que ce ne futqu’avec beaucoup de peine que je l’avalai. Là-dessus je me mis aulit et je sentis aussitôt cette potion me porter violemment à latête ; mais je tombai dans un si profond sommeil que je nem’éveillai que le lendemain vers trois heures de l’après-midi,autant que j’en pus juger par le soleil ; je dirai plus, jesuis à peu près d’opinion que je dormis tout le jour, toute la nuitsuivante et une partie du surlendemain ; car autrement je nesais comment j’aurais pu oublier une journée dans mon calcul desjours de la semaine, ainsi que je le reconnus quelques annéesaprès. Si j’avais commis cette erreur en traçant et retraçant lamême ligne, j’aurais dû oublier plus d’un jour. Un fait certain,c’est que j’eus ce mécompte, et que je ne sus jamais d’où il étaitprovenu.

Quoi qu’il en soit, quand je me réveillai jeme trouvai parfaitement rafraîchi, et l’esprit dispos et joyeux.Lorsque je fus levé je me sentis plus fort que la veille ; monestomac était mieux, j’avais faim ; bref, je n’eus pas d’accèsle lendemain, et je continuai d’aller de mieux en mieux. Ceci sepassa le 29.

Le 30. – C’était mon bon jour, mon jourd’intermittence. Je sortis avec mon mousquet, mais j’eus le soin dene point trop m’éloigner. Je tuai un ou deux oiseaux de mer, assezsemblables à des oies sauvages ; je les apportai aulogis ; mais je ne fus point tenté d’en manger, et je mecontentai de quelques œufs de tortue, qui étaient fort bons. Lesoir je réitérai la médecine, que je supposais m’avoir fait dubien, – je veux dire le tabac infusé dans du rum, –seulement j’en bus moins que la première fois ; je n’en mâchaipoint et je ne pris pas de fumigation. Néanmoins, le jour suivant,qui était le 1er juillet, je ne fus pas aussi bien queje l’avais espéré, j’eus un léger ressentiment de frisson, mais cene fut que peu de chose.

JUILLET

Le 2. – Je réitérai ma médecine des troismanières ; je me l’administrai comme la première fois, et jedoublai la quantité de ma potion.

Le 3. – La fièvre me quitta pour tout debon ; cependant je ne recouvrai entièrement mes forces quequelques semaines après. Pendant cette convalescence, je réfléchisbeaucoup sur cette parole : – « Je tedélivrerai ; » – et l’impossibilité de madélivrance se grava si avant en mon esprit qu’elle lui défendittout espoir. Mais, tandis que je me décourageais avec de tellespensées, tout-à-coup j’avisai que j’étais si préoccupé de ladélivrance de ma grande affliction, que je méconnaissais la faveurque je venais de recevoir, et je m’adressai alors moi-même cesquestions : – « N’ai-je pas été miraculeusement délivréd’une maladie, de la plus déplorable situation qui puisse être etqui était si épouvantable pour moi ? Quelle attention ai-jefait à cela ? Comment ai-je rempli mes devoirs ? Dieu m’adélivré et je ne l’ai point glorifié ; c’est-à-dire je n’aipoint été reconnaissant, je n’ai point confessé cettedélivrance ; comment en attendrais-je une plus grandeencore ? »

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur ; jeme jetai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de m’avoirsauvé de cette maladie.

Le 4. – Dans la matinée je pris la Bible, et,commençant par le Nouveau-Testament, je m’appliquai sérieusement àsa lecture, et je m’imposai la loi d’y vaquer chaque matin etchaque soir, sans m’astreindre à certain nombre de chapitres, maisen poursuivant aussi long-temps que je le pourrais. Au bout dequelque temps que j’observais religieusement cette pratique, jesentis mon cœur sincèrement et profondément contrit de laperversité de ma vie passée. L’impression de mon songe se raviva,et ces paroles : – « Toutes ces choses ne t’ontpoint amené à repentance » – m’affectèrent réellementl’esprit. C’est cette repentance que je demandais instamment àDieu, lorsqu’un jour, lisant la Sainte Écriture, je tombaiprovidentiellement sur ce passage : – « Il estexalté prince et sauveur pour donner repentance et pour donnerrémission. » – Je laissai choir le livre, et, élevantmon cœur et mes mains vers le Ciel dans une sorte d’extase de joie,je m’écriai : – « Jésus fils de David, Jésus, toisublime prince et sauveur, donne moirepentance ! »

Ce fut là réellement la première fois de mavie que je fis une prière ; car je priai alors avec lesentiment de ma misère et avec une espérance toute biblique fondéesur la parole consolante de Dieu, et dès lors je conçus l’espoirqu’il m’exaucerait.

Le passage – « Invoque-moi et je tedélivrerai », – me parut enfin contenir un sens que jen’avais point saisi ; jusque-là je n’avais eu notion d’aucunechose qui pût être appelée délivrance, si ce n’estl’affranchissement de la captivité où je gémissais ; car, bienque je fusse dans un lieu étendu, cependant cette île étaitvraiment une prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot.Mais alors j’appris à voir les choses sous un autre jour : jejetai un regard en arrière sur ma vie passée avec une tellehorreur, et mes péchés me parurent si énormes, que mon âmen’implora plus de Dieu que la délivrance du fardeau de ses fautes,qui l’oppressait. Quant à ma vie solitaire, ce n’était plusrien ; je ne priais seulement pas Dieu de m’en affranchir, jen’y pensais pas : tout mes autres maux n’étaient rien au prixde celui-ci. J’ajoute enfin ceci pour bien faire entendre àquiconque lira cet écrit qu’à prendre le vrai sens des choses,c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’uncrime que d’une affliction.

Mais laissons cela, et retournons à monjournal.

Quoique ma vie fût matériellement toujoursaussi misérable, ma situation morale commençait cependant às’améliorer. Mes pensées étant dirigées par une constante lecturede l’Écriture Sainte, et par la prière vers des choses d’une natureplus élevée, j’y puisais mille consolations qui m’avaient étéjusqu’alors inconnues ; et comme ma santé et ma vigueurrevenaient, je m’appliquais à me pourvoir de tout ce dont j’avaisbesoin et à me faire une habitude de vie aussi régulière qu’ilm’était possible.

Du 4 au 14. – Ma principale occupation fut deme promener avec mon fusil à la main ; mais je faisais mespromenades fort courtes, comme un homme qui rétablit ses forces ausortir d’une maladie ; car il serait difficile d’imaginercombien alors j’étais bas, et à quel degré de faiblesse j’étaisréduit. Le remède dont j’avais fait usage était tout-à-faitnouveau, et n’avait peut-être jamais guéri de fièvresauparavant ; aussi ne puis-je recommander à qui que ce soitd’en faire l’expérience : il chassa, il est vrai, mes accès defièvre, mais il contribua beaucoup à m’affaiblir, et me laissa pourquelque temps des tremblements nerveux et des convulsions danstouts les membres.

J’appris aussi en particulier de cette épreuveque c’était la chose la plus pernicieuse à la santé que de sortirdans la saison pluvieuse, surtout si la pluie était accompagnée detempêtes et d’ouragans. Or, comme les pluies qui tombaient dans lasaison sèche étaient toujours accompagnées de violents orages, jereconnus qu’elles étaient beaucoup plus dangereuses que celles deseptembre et d’octobre.

Il y avait près de dix mois que j’étais danscette île infortunée ; toute possibilité d’en sortir semblaitm’être ôtée à toujours, et je croyais fermement que jamais créaturehumaine n’avait mis le pied en ce lieu. Mon habitation étant alorsà mon gré parfaitement mise à couvert, j’avais un grand désird’entreprendre une exploration plus complète de l’île, et de voirsi je ne découvrirais point quelques productions que je neconnaissais point encore.

Ce fut le 15 que je commençai à faire cettevisite exacte de mon île. J’allai d’abord à la crique dont j’aidéjà parlé, et où j’avais abordé avec mes radeaux. Quand j’eus faitenviron deux mille en la côtoyant, je trouvai que le flot de lamarée ne remontait pas plus haut, et que ce n’était plus qu’unpetit ruisseau d’eau courante très-douce et très-bonne. Commec’était dans la saison sèche, il n’y avait presque point d’eau danscertains endroits, ou au moins point assez pour que le courant fûtsensible.

Sur les bords de ce ruisseau je trouvaiplusieurs belles savanes ou prairies unies, douces et couvertes deverdures. Dans leurs parties élevées proche des hautes terres, qui,selon toute apparence, ne devaient jamais être inondées, jedécouvris une grande quantité de tabacs verts, qui jetaient degrandes et fortes tiges. Il y avait là diverses autres plantes queje ne connaissais point, et qui peut-être avaient des vertus que jene pouvais imaginer.

Je me mis à chercher le manioc, dont la racineou cassave sert à faire du pain aux Indiens de tout ceclimat ; il me fut impossible d’en découvrir. Je vis d’énormesplantes d’agave ou d’aloès, mais je n’en connaissais pas encore lespropriétés. Je vis aussi quelques cannes à sucre sauvages, et,faute de culture, imparfaites. Je me contentai de ces découvertespour cette fois, et je m’en revins en réfléchissant au moyen parlequel je pourrais m’instruire de la vertu et de la bonté desplantes et des fruits que je découvrirais ; mais je n’en vinsà aucune conclusion ; car j’avais si peu observé pendant monséjour au Brésil, que je connaissais peu les plantes des champs, oudu moins le peu de connaissance que j’en avais acquis ne pouvaitalors me servir de rien dans ma détresse.

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