Robinson Crusoé – Tome I

DIEU

Je lui demandai s’il était jamais allé luiparler. Il me répondit que non ; que les jeunes gens n’yallaient jamais, que personne n’y allait que les vieillards, qu’ilnommait leur Oowookakée, c’est-à-dire, je me le fisexpliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que cesvieillards allaient lui dire : Ô ! – c’est ainsi qu’ilappelait faire des prières ; – puisque lorsqu’ils revenaientils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit. Jeremarquai par là qu’il y a des fraudes pieuses même parmi les plusaveugles et les plus ignorants idolâtres du monde, et que lapolitique de faire une religion secrète, afin de conserver auclergé la vénération du peuple, ne se trouve pas seulement dans lecatholicisme, mais peut-être dans toutes les religions de la terre,voire même celles des Sauvages les plus brutes et les plusbarbares.

Je fis mes efforts pour rendre sensible à monserviteur Vendredi la supercherie de ces vieillards,en lui disant que leur prétention d’aller sur les montagnes pourdire Ô ! à leur dieu Benamuckée était uneimposture, que les paroles qu’ils lui attribuaient l’étaient bienplus encore, et que s’ils recevaient là quelques réponses etparlaient réellement avec quelqu’un, ce devait être avec un mauvaisesprit. Alors j’entrai en un long discours touchant le diable, sonorigine, sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, laraison de cette haine, son penchant à se faire adorer dans lesparties obscures du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et lafoule de stratagèmes dont il use pour entraîner le genre humain àsa ruine, enfin l’accès secret qu’il se ménage auprès de nospassions et de nos affections pour adapter ses piéges si bien à nosinclinations, qu’il nous rend nos propres tentateurs, et nous faitcourir à notre perte par notre propre choix.

Je trouvai qu’il n’était pas aussi faciled’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’ill’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. La natureappuyait touts mes arguments pour lui démontrer même la nécessitéd’une grande cause première, d’un suprême pouvoir dominateur, d’unesecrète Providence directrice, et l’équité et la justice du tributd’hommages que nous devons lui payer. Mais rien de tout cela ne seprésentait dans la notion sur le malin esprit sur son origine, sonexistence, sa nature, et principalement son inclination à faire lemal et à nous entraîner à le faire aussi. – Le pauvre garçonm’embarrassa un jour tellement par une question purement naturelleet innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais parlélonguement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de saterrible détestation du péché, du feu dévorant qu’il a préparé pourles ouvriers d’iniquité ; enfin, nousayant touts créés, de son pouvoir de nous détruire, de détruirel’univers en un moment ; et tout ce temps il m’avait écoutéavec un grand sérieux.

Venant ensuite à lui conter que le démon étaitl’ennemi de Dieu dans le cœur de l’homme, et qu’il usait toute samalice et son habileté à renverser les bons desseins de laProvidence et à ruiner le royaume de Christ sur laterre : – « Eh bien ! interrompitVendredi, vous dire Dieu est si fort, si grand ;est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que lediable ? » – « Oui, oui, dis-je,Vendredi ; Dieu est plus fort que le diable. Dieuest au-dessus du diable, et c’est pourquoi nous prions Dieu de lemettre sous nos pieds, de nous rendre capables de résister à sestentations et d’éteindre ses aiguillons de feu. » –« Mais, reprit-il, si Dieu beaucoup plus fort, beaucoup pluspuissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pourfaire lui non plus méchant ? »

Je fus étrangement surpris à cette question.Au fait, bien que je fusse alors un vieil homme, je n’étaispourtant qu’un jeune docteur, n’ayant guère les qualités requisesd’un casuiste ou d’un résolveur de difficultés. D’abord,ne sachant que dire, je fis semblant de ne pas l’entendre, et luidemandai ce qu’il disait. Mais il tenait trop à une réponse pouroublier sa question, et il la répéta de même, dans son langagedécousu. J’avais eu le temps de me remettre un peu ; je luidis : – « Dieu veut le punir sévèrement à la fin :il le réserve pour le jour du jugement, où il sera jeté dansl’abyme sans fond, pour demeurer dans le feu éternel. » – Cecine satisfit pas Vendredi ; il revint à la chargeen répétant mes paroles : – « Réservé à la fin ! moipas comprendre ; mais pourquoi non tuer le diable maintenant,pourquoi pas tuer grand auparavant ? » – « Tupourrais aussi bien me demander, repartis-je, pourquoi Dieu ne noustue pas, toi et moi, quand nous faisons des choses méchantes quil’offensent ; il nous conserve pour que nous puissions nousrepentir et puissions être pardonnés. Après avoir réfléchi unmoment à cela : – « Bien, bien, dit-iltrès-affectueusement, cela est bien ; ainsi vous, moi, diable,touts méchants, touts préserver, touts repentir, Dieu pardonnertouts. » – Je retombai donc encore dans une surprise extrême,et ceci fut une preuve pour moi que bien que les simples notions dela nature conduisent les créatures raisonnables à la connaissancede Dieu et de l’adoration ou hommage dû à son essence suprême commela conséquence de notre nature, cependant la divine révélationseule peut amener à la connaissance de Jésus-Christ,et d’une rédemption opérée pour nous, d’un Médiateur, d’unenouvelle alliance, et d’un Intercesseur devant le trône de Dieu.Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer cesnotions dans l’âme ; par conséquent l’Évangile de NotreSeigneur et Sauveur Jésus-Christ, – j’entends laparole divine, – et l’Esprit de Dieu promis à son peuple pour guideet sanctificateur, sont les instructeurs essentiels de l’âme deshommes dans la connaissance salutaire de Dieu et les voies dusalut.

J’interrompis donc le présent entretien entremoi et mon serviteur en me levant à la hâte, comme si quelqueaffaire subite m’eût appelé dehors ; et, l’envoyant alors bienloin, sous quelque prétexte, je me mis à prier Dieu ardemment de merendre capable d’instruire salutairement cet infortuné Sauvage enpréparant par son Esprit le cœur de cette pauvre ignorante créatureà recevoir la lumière de l’Évangile, en la réconciliant à lui, etde me rendre capable de l’entretenir si efficacement de la paroledivine, que ses yeux pussent être ouverts, sa conscience convaincueet son âme sauvée. – Quand il fut de retour, j’entrai avec lui dansune longue dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveurdu monde, et sur la doctrine de l’Évangile annoncée de la part duCiel, c’est-à-dire la repentance envers Dieu et la foi en notreSauveur Jésus. Je lui expliquai de mon mieux pourquoinotre divin Rédempteur n’avait pas revêtu la nature des Anges, maisbien la race d’Abraham, et comment pour cette raison les Angestombés étaient exclus de la Rédemption, venue seulement pour lesbrebis égarées de la maison d’Israël.

 

Il y avait, Dieu le sait, plus de sincéritéque de science dans toutes les méthodes que je pris pourl’instruction de cette malheureuse créature, et je dois reconnaîtrece que tout autre, je pense, éprouvera en pareil cas, qu’en luiexposant les choses d’une façon évidente, je m’instruisis moi-mêmeen plusieurs choses que j’ignorais ou que je n’avais pasapprofondies auparavant, mais qui se présentèrent naturellement àmon esprit quand je me pris à les fouiller pour l’enseignement dece pauvre Sauvage. En cette occasion je mis même à la recherche deces choses plus de ferveur que je ne m’en étais senti de ma vie. Sibien que j’aie réussi ou non avec cet infortuné, je n’en avais pasmoins de fortes raisons pour remercier le Ciel de me l’avoirenvoyé. Le chagrin glissait plus légèrement sur moi ; monhabitation devenait excessivement confortable ; et quand jeréfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j’avais étécondamné, je n’avais pas été seulement conduit à tourner mesregards vers le Ciel et à chercher le bras qui m’avait exilé, maisque j’étais devenu un instrument de la Providence pour sauver lavie et sans doute l’âme d’un pauvre Sauvage, et pour l’amener à lavraie science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afinqu’il pût connaître le Christ Jésus, afin qu’il pûtconnaître celui qui est la vie éternelle ; quand, dis-je, jeréfléchissais sur toutes ces choses, une joie secrètes’épanouissait dans mon âme, et souvent même je me félicitaisd’avoir été amené en ce lieu, ce que j’avais tant de fois regardécomme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent pum’advenir.

Dans cet esprit de reconnaissance j’achevai lereste de mon exil. Mes conversations avec Vendrediemployaient si bien mes heures, que je passai les trois années quenous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, sitoutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appeléebonheur parfait. Le Sauvage était alors un bon Chrétien, un bienmeilleur Chrétien que moi ; quoique, Dieu en soit béni !j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également pénitents,et des pénitents consolés et régénérés. – Nous avions la parole deDieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nouseussions été en Angleterre.

Je m’appliquais constamment à lire l’Écritureet à lui expliquer de mon mieux le sens de ce que je lisais ;et lui, à son tour, par ses examens et ses questions sérieuses, merendait, comme je le disais tout-à-l’heure, un docteur bien plushabile dans la connaissance des deux Testaments que je ne l’auraisjamais été si j’eusse fait une lecture privée. Il est encore unechose, fruit de l’expérience de cette portion de ma vie solitaire,que je ne puis passer sous silence : oui, c’est un bonheurinfini et inexprimable que la science de Dieu et la doctrine dusalut par Jésus-Christ soient si clairement exposéesdans les Testaments, et qu’elles soient si faciles à être reçues etentendues, que leur simple lecture put me donner assez le sentimentde mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de larepentance sincère de mes péchés, et pour me porter, en m’attachantà un Sauveur, source de vie et de salut, à pratiquer une réforme età me soumettre à touts les commandements de Dieu, et cela sansaucun maître où précepteur, j’entends humain. Cette simpleinstruction se trouva de même suffisante pour éclairer mon pauvreSauvage et pour en faire un Chrétien tel, que de ma vie j’en ai peuconnu qui le valussent.

Quant aux disputes, aux controverses,aux pointilleries, aux contestations qui furent soulevées dans lemonde touchant la religion, soit subtilités de doctrine, soitprojets de gouvernement ecclésiastique, elles étaient pour noustout-à-fait chose vaine, comme, autant que j’en puis juger, ellesl’ont été pour le reste du genre humain. Nous étions sûrementguidés vers le Ciel par les Écritures ; et nous étionséclairés par l’Esprit consolateur de Dieu, nous enseignant et nousinstruisant par sa parole, nous conduisant à toute vérité et nousrendant l’un et l’autre soumis et obéissants aux enseignements desa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire le moindre usagede la connaissance la plus approfondie des points disputés enreligion qui répandirent tant de troubles sur la terre, quand bienmême nous eussions pu y parvenir. – Mais il me faut reprendre lefil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.

 

Après que Vendredi et moi eûmesfait une plus intime connaissance, lorsqu’il put comprendre presquetout ce que je lui disais et parler couramment, quoiqu’en mauvaisanglais, je lui fis le récit de mes aventures ou de celles qui serattachaient à ma venue dans l’île ; comment j’y avais vécu etdepuis combien de temps. Je l’initiai au mystère, – car c’en étaitun pour lui, – de la poudre et des balles, et je lui appris àtirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un plaisirextrême ; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreaususpendu, semblable à ceux où l’on porte en Angleterre les couteauxde chasse ; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je misune hachette, qui non-seulement était une bonne arme en quelquesoccasions, mais une arme beaucoup plus utile dans une fouled’autres.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer