Robinson Crusoé – Tome I

VENDREDI

En peu de temps je commençai à lui parler et àlui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nomserait Vendredi ; c’était le jour où je lui avaissauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je luienseignai également à m’appeler maître, àdire oui et non, et jelui appris ce que ces mots signifiaient. – Je lui donnai ensuite dulait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, j’y trempaimon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fît de même : ils’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fortbon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui ;mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu’il fallait mesuivre et que je lui donnerais des vêtements ; il parut charméde cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par lelieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désignaexactement et me montra les marques qu’il avait faites pour lereconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer etles manger. Là-dessus je parus fort en colère ; je luiexprimai mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cettepensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’ilfit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l’emmenai alors surle sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaientpartis ; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitementla place où ils avaient été, mais aucune apparence d’eux ni deleurs canots. Il était donc positif qu’ils étaient partis et qu’ilsavaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucunerecherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisaitpas : ayant alors plus de courage et conséquemment plus decuriosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui misune épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches, dont je letrouvai très-adroit à se servir ; je lui donnai aussi à porterun fusil pour moi ; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmesvers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoirde plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai mon sang se glaça dansmes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’étaitvraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fitrien à Vendredi. La place était couverte d’ossementshumains, la terre teinte de sang ; çà et là étaient desmorceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mottoutes les traces d’un festin de triomphe qu’ils avaient fait làaprès une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinqmains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et unefoule d’autres parties du corps. Vendredi me fitentendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatreprisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui,en se désignant lui-même, était le quatrième ; qu’il y avaiteu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin, – dont, cesemble, il était le sujet ; – qu’un grand nombre deprisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux parceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsique l’avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi deramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait,de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pourles réduire en cendres. Je m’apperçus que Vendrediavait encore un violent appétit pour cette chair, et que sonnaturel était encore cannibale ; mais je lui montrai tantd’horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit,qu’il n’osa pas le découvrir : car je lui avais faitparfaitement comprendre que s’il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu’il eut fait cela, nous nous enretournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec monserviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une pairede caleçons de toile que j’avais tirée du coffre du pauvrecanonnier dont il a été fait mention, et que j’avais trouvée dansle bâtiment naufragé : avec un léger changement, elle lui allatrès-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvreaussi bien que me le permit mon savoir : j’étais devenu alorsun assez bon tailleur ; puis je lui donnai un bonnettrès-commode et assez fashionable que j’avais fait avecune peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour lemoment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtuque son maître. À la vérité, il eut d’abord l’air fort empêché danstoutes ces choses : ses caleçons étaient portés gauchement,ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous lesbras ; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignaitqu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il finitpar s’en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à mahuche je commençai à examiner où je pourrais le loger.Afin qu’il fût commodément pour lui et cependanttrès-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dansl’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de ladernière et en dehors de la première. Comme il y avait là uneouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserieet une porte de planches que je posai dans le passage, un peu endedans de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir àl’intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deuxéchelles ; de sorte que Vendredi n’aurait puvenir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement sans faire, engrimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablementréveillé ; car ce retranchement avait alors une toiture faitede longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre lerocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargéesd’une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que desroseaux. À la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ousortir avec mon échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, sielle eût été forcée à l’extérieur, ne se serait point ouverte, maisserait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenaistoutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n’avais pas besoin de tant deprécautions, car jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plusaimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sansobstination, sans volonté, complaisant et affectueux, sonattachement pour moi était celui d’un enfant pour son père. J’osedire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en touteoccasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit cela hors dedoute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n’étaitpas nécessaire d’user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d’observer, etavec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sasagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, dedétacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sontapplicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leuravait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmesaffections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, lesmêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le mêmesens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes lescapacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été donnéesà nous-mêmes ; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyerl’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussidisposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bonusage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfoistrès-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi quegénéralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notreintelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction etl’Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par laconnaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il àDieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millionsd’âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait unmeilleur usage que nous ?

De là j’étais quelquefois entraîné si loin queje m’attaquais à la souveraineté de la Providence, et quej’accusais en quelque sorte sa justice d’une disposition assezarbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres,et cependant attendre de touts les mêmes devoirs. Mais aussitôt jecoupais court à ces pensées et les réprimais par cetteconclusion : que nous ignorons selon quelle lumière et quelleloi seront condamnées ces créatures ; que Dieu étant par sonessence infiniment saint et équitable, si elles étaientsentenciées, ce ne pourrait être pour ne l’avoir point connu, maispour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture,était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propreconscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n’enfût point manifeste pour nous ; qu’enfin nous sommes toutscomme l’argile entre les mains du potier, à qui nul vasen’a droit de dire : Pourquoi m’as tu faitainsi ?

Mais retournons à mon nouveau compagnon.J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à fairetout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, maissurtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai lemeilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constammentassidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faireentendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer aveclui. Alors ma vie commençait à être si douce que je medisais : si je n’avais pas à redouter les Sauvages, volontiersje demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour auchâteau je pensai que, pour détourner Vendredi de sonhorrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, jedevais lui faire goûter d’autre viande : je l’emmenai donc unmatin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuerun cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter aulogis ; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée àl’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessusj’arrêtai Vendredi. Holà ! ne bouge pas, luidis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant jemis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Lepauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grandedistance le Sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginercomment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Iltremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensaile voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau surlequel j’avais fait feu ou ne s’apperçut pas que je l’avais tué,mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessélui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire delui ; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mesgenoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien,sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincreque je ne voulais point lui faire de mal : je le pris par lamain et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt lechevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir.Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir commentcet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au mêmeinstant j’apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, ungrand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredicomprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi enlui montrant l’oiseau ; c’était, au fait, un perroquet, bienque je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc leperroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet,pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendreque je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence jefis feu ; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vittomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, ildemeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il étaitépouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans monfusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mortet de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi quece fût, de près ou de loin.

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