Robinson Crusoé – Tome I

RÉDACTION DU JOURNAL

Mais ce dont je pouvais faire usage était seulprécieux pour moi. J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mesbesoins, que m’importait tout le reste ! Si j’avais tué dugibier au-delà, de ma consommation, il m’aurait fallu l’abandonnerau chien ou aux vers. Si j’avais semé plus de blé qu’il neconvenait pour mon usage, il se serait gâté. Les arbres que j’avaisabattus restaient à pourrir sur la terre ; je ne pouvais lesemployer qu’au chauffage, et je n’avais besoin de feu que pourpréparer mes aliments.

En un mot la nature et l’expériencem’apprirent, après mûre réflexion, que toutes les bonnes choses del’univers ne sont bonnes pour nous que suivant l’usage que nous enfaisons, et qu’on n’en jouit qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on lesamasse pour les donner aux autres, et pas plus. Le ladre le plusrapace de ce monde aurait été guéri de son vice de convoitise, s’ilse fût trouvé à ma place ; car je possédais infiniment plusqu’il ne m’était loisible de dépenser. Je n’avais rien à désirer sice n’est quelques babioles qui me manquaient et qui pourtantm’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme je l’ai déjàconsigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en argent,environ trente-six livres sterling : hélas ! cette tristevilenie restait là inutile ; je n’en avais que faire, et jepensais souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers unepoignée pour quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudremon blé ; voire même que je donnerais le tout pour sixpenny de semence de navet et de carotted’Angleterre, ou pour une poignée de pois et de fèves et unebouteille d’encre. En ma situation je n’en pouvais tirer niavantage ni bénéfice : cela restait là dans un tiroir, celapendant la saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de magrotte. J’aurais eu ce tiroir plein de diamants, que c’eût été lamême chose, et ils n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, àcause de leur inutilité.

J’avais alors amené mon état de vie à être ensoi beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été premièrement, etbeaucoup plus heureux pour mon esprit et pour mon corps. Souvent jem’asseyais pour mon repas avec reconnaissance, et j’admirais lamain de la divine Providence qui m’avait ainsi dressé une tabledans le désert. Je m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant dema condition que le côté sombre, et à considérer ce dont jejouissais plutôt que ce dont je manquais. Cela me donnaitquelquefois de secrètes consolations ineffables. J’appuie ici surce fait pour le bien inculquer dans l’esprit de ces gens mécontentsqui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur adonnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leur convoitise versdes choses qu’il ne leur a point départies. Touts nos tourments surce qui nous manque me semblent procéder du défaut de gratitude pource que nous avons.

Une autre réflexion m’était d’un grand usageet sans doute serait de même pour quiconque tomberait dans unedétresse semblable à la mienne : je comparais ma conditionprésente à celle à laquelle je m’étais premièrement attendu, voiremême avec ce qu’elle aurait nécessairement été, si la bonneprovidence de Dieu n’avait merveilleusement ordonné que le navireéchouât près du rivage, d’où non-seulement j’avais pu l’atteindre,mais où j’avais pu transporter tout ce que j’en avais tiré pour monsoulagement et mon bien-être ; et sans quoi j’aurais manquéd’outils pour travailler, d’armes pour ma défense et de poudre etde plomb pour me procurer ma nourriture.

Je passais des heures entières, je pourraisdire des jours entiers à me représenter sous la plus vive couleurce qu’il aurait fallu que je fisse, si je n’avais rien sauvé dunavire ; à me représenter que j’aurais pu ne rien attraperpour ma subsistance, si ce n’est quelques poissons et quelquestortues ; et toutefois, comme il s’était écoulé un temps assezlong avant que j’en eusse rencontré que nécessairement j’aurais dûpérir tout d’abord ; ou que si je n’avais pas péri j’aurais dûvivre comme un vrai Sauvage ; enfin à me représenter que, sij’avais tué une chèvre ou un oiseau par quelque stratagème, jen’aurais pu le dépecer ou l’ouvrir, l’écorcher, le vider ou ledécouper ; mais qu’il m’aurait fallu le ronger avec mes dentset le déchirer avec mes griffes, comme une bête.

Ces réflexions me rendaient très-sensible à labonté de la Providence envers moi et très-reconnaissant de macondition présente, malgré toutes ses misères et toutes sesdisgrâces. Je dois aussi recommander ce passage aux réflexions deceux qui sont sujets à dire dans leur infortune : –« Est-il une affliction semblable à lamienne ? » – Qu’ils considèrent combien est pirele sort de tant de gens, et combien le leur aurait pu être pire sila Providence l’avait jugé convenable.

Je faisais encore une autre réflexion quim’aidait aussi à repaître mon âme d’espérances ; je comparaisma condition présente avec celle que j’avais méritée et que j’avaisdroit d’attendre de la justice divine. J’avais mené une viemauvaise, entièrement dépouillée de toute connaissance et de toutecrainte de Dieu. J’avais été bien éduqué par mon père et mamère ; ni l’un ni l’autre n’avaient manqué de m’inspirer debonne heure un religieux respect de Dieu, le sentiment de mesdevoirs et de ce que la nature et ma fin demandaient de moi ;mais, hélas ! tombé bientôt dans la vie de marin, de toutesles vies la plus dénuée de la crainte de Dieu, quoiqu’elle soitsouvent face à face avec ses terreurs ; tombé, dis-je, debonne heure dans la vie et dans la société de marins, tout le peude religion que j’avais conservé avait été étouffé par lesdérisions de mes camarades, par un endurcissement et un mépris desdangers, par la vue de la mort devenue habituelle pour moi, par monabsence de toute occasion de m’entretenir si ce n’était avec mespareils, ou d’entendre quelque chose qui fût profitable ou quitendit au bien.

J’étais alors si dépourvu de tout ce qui estbien, du moindre sentiment de ce que j’étais ou devais être, quedans les plus grandes faveurs dont j’avais joui, – telles que mafuite de Sallé, l’accueil du capitaine portugais, le succès de maplantation au Brésil, la réception de ma cargaison d’Angleterre, –je n’avais pas eu une seule fois ces mots : –« Merci, ô mon Dieu ! » – ni dans lecœur ni à la bouche. Dans mes plus grandes détresses je n’avaisseulement jamais songé à l’implorer ou à lui dire : –« Seigneur, ayez pitié de moi ! » – Jene prononçais le nom de Dieu que pour jurer et blasphémer.

J’eus en mon esprit de terribles réflexionsdurant quelques mois, comme je l’ai déjà remarqué, surl’endurcissement et l’impiété de ma vie passée ; et, quand jesongeais à moi, et considérais quelle providence particulière avaitpris soin de moi depuis mon arrivée dans l’île, et combien Dieum’avait traité généreusement, non-seulement en me punissant moinsque ne le méritait mon iniquité, mais encore en pourvoyant siabondamment à ma subsistance, je concevais alors l’espoir que monrepentir était accepté et que je n’avais pas encore lassé lamiséricorde de Dieu.

J’accoutumais mon esprit non-seulement à larésignation aux volontés de Dieu dans la disposition descirconstances présentes, mais encore à une sincère gratitude de monsort, par ces sérieuses réflexions que, moi, qui étais encorevivant, je ne devais pas me plaindre, puisque je n’avais pas reçule juste châtiment de mes péchés ; que je jouissais de biendes faveurs que je n’aurais pu raisonnablement espérer en celieu ; que, bien loin de murmurer contre ma condition, jedevais en être fort aise, et rendre grâce chaque jour du painquotidien qui n’avait pu m’être envoyé que par une suite deprodiges ; que je devais considérer que j’avais été nourri parun miracle aussi grand que celui d’Élie nourri par lescorbeaux ; voire même par une longue série de miracles !enfin, que je pourrais à peine dans les parties inhabitées du mondenommer un lieu où j’eusse pu être jeté plus à mon avantage ;une place où, comme dans celle-ci, j’eusse été privé de toutesociété, ce qui d’un côté faisait mon affliction, mais où aussi jen’eusse trouvé ni bêtes féroces, ni loups, ni tigres furieux pourmenacer ma vie ; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dontj’eusse pu manger pour ma perte, ni Sauvages pour me massacrer etme dévorer.

En un mot, si d’un côté ma vie était une vied’affliction, de l’autre c’était une vie de miséricorde ; etil ne me manquait pour en faire une vie de bien-être que lesentiment de la bonté de Dieu et du soin qu’il prenait en cettesolitude d’être ma consolation de chaque jour. Puis ensuite jefaisais une juste récapitulation de toutes ces choses, je secouaismon âme, et je n’étais plus mélancolique.

Il y avait déjà si long-temps que j’étais dansl’île, que bien des choses que j’y avais apportées pour monsoulagement étaient ou entièrement finies ou très-usées et proched’être consommées.

Mon encre, comme je l’ai dit plus haut, tiraità sa fin depuis quelque temps, il ne m’en restait que très-peu, quede temps à autre j’augmentais avec de l’eau, jusqu’à ce qu’elledevint si pâle qu’à peine laissait-elle quelque apparence de noirsur le papier. Tant qu’elle dura j’en fis usage pour noter lesjours du mois où quelque chose de remarquable m’arrivait. Cemémorial du temps passé me fait ressouvenir qu’il y avait unétrange rapport de dates entre les divers événements qui m’étaientadvenus, et que si j’avais eu quelque penchant superstitieux àobserver des jours heureux et malheureux j’aurais eu lieu de leconsidérer avec un grand sentiment de curiosité.

D’abord, – je l’avais remarqué, – le même jouroù je rompis avec mon père et mes parents et m’enfuis à Hull pourm’embarquer, ce même jour, dans la suite, je fus pris par lecorsaire de Sallé et fait esclave.

Le même jour de l’année où j’échappai dunaufrage dans la rade d’Yarmouth, ce même jour, dans la suite, jem’échappai de Sallé dans un bateau.

Le même jour que je naquis, c’est-à-dire le 20septembre, le même jour ma vie fut sauvée vingt-six ans après,lorsque je fus jeté sur mon île. Ainsi ma vie coupable et ma viesolitaire ont commencé toutes deux le même jour.

La première chose consommée après mon encrefut le pain, je veux dire le biscuit que j’avais tiré du navire. Jel’avais ménagé avec une extrême réserve, ne m’allouant qu’une seulegalette par jour durant à peu près une année. Néanmoins je fus unan entier sans pain avant que d’avoir du blé de mon crû. Et granderaison j’avais d’être reconnaissant d’en avoir, sa venue étant,comme on l’a vu, presque miraculeuse.

Mes habits aussi commençaient à s’user ;quant au linge je n’en avais plus depuis long-temps, exceptéquelques chemises rayées que j’avais trouvées dans les coffres desmatelots, et que je conservais soigneusement, parce que souvent jene pouvais endurer d’autres vêtements qu’une chemise. Ce fut uneexcellente chose pour moi que j’en eusse environ trois douzainesparmi les hardes des marins du navire, où se trouvaient aussiquelques grosses houppelandes de matelots, que je laissais enréserve parce qu’elles étaient trop chaudes pour les porter. Bienqu’il est vrai les chaleurs fussent si violentes que je n’avais pasbesoin d’habits, cependant je ne pouvais aller entièrement nu etquand bien même je l’eusse voulu, ce qui n’était pas. Quoique jefusse tout seul, je n’en pouvais seulement supporter la pensée.

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