Robinson Crusoé – Tome I

SOUVENIR D’ENFANCE

Peu de temps après je m’apperçus que mon encreallait bientôt me manquer ; je me contentai donc d’en useravec un extrême ménagement, et de noter seulement les événementsles plus remarquables de ma vie, sans continuer un mémorialjournalier de toutes choses.

La saison sèche et la saison pluvieusecommençaient déjà à me paraître régulières ; je savais lesdiviser et me prémunir contre elles en conséquence. Mais j’achetaichèrement cette expérience, et ce que je vais rapporter est l’écolela plus décourageante que j’aie faite de ma vie. J’ai raconté plushaut que j’avais mis en réserve le peu d’orge et de riz que j’avaiscru poussés spontanément et merveilleusement ; il pouvait bieny avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies étantpassées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa positionméridionale, je crus alors le temps propice pour faire messemailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux queje pus avec ma pelle de bois, et, l’ayant divisée en deux portions,je me mis à semer mon grain. Mais, pendant cette opération, il mevint par hasard à la pensée que je ferais bien de ne pas tout semeren une seule fois, ne sachant point si alors le temps étaitfavorable ; je ne risquai donc que les deux tiers de mesgrains, réservant à peu près une poignée de chaque sorte. Ce futplus tard une grande satisfaction pour moi que j’eusse fait ainsi.De touts les grains que j’avais semés pas un seul ne leva ;parce que, les mois suivants étant secs, et la terre ne recevantpoint de pluie, ils manquèrent d’humidité pour leur germination.Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison pluvieuse, où ilsjetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être nouvellementsemés.

Voyant que mes premières semences necroissaient point, et devinant facilement que la sécheresse enétait cause, je cherchai un terrain, plus humide pour faire unnouvel essai. Je bêchai donc une pièce de terre proche de manouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon grain en février, unpeu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain, ayant pour l’humecterles mois pluvieux de mars et d’avril, poussa très-agréablement etdonna une fort bonne récolte. Mais, comme ce n’était seulementqu’une portion du blé que j’avais mis en réserve, n’ayant pas oséaventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en résultatqu’une très-petite moisson, qui ne montait pas en tout àdemi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passermaître : je savais alors positivement quelle était la saisonpropre à ensemencer, et que je pouvais faire en une année deuxsemailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis unepetite découverte qui me fut très-utile par la suite. Aussitôt queles pluies furent passées et que le temps commença à se rassurer,ce qui advint vers le mois de novembre, j’allai faire un tour à matonnelle, où, malgré une absence de quelques mois, je trouvai toutabsolument comme je l’avais laissé. Le cercle ou la double haie quej’avais faite était non-seulement ferme et entière, mais les pieuxque j’avais coupés sur quelques arbres qui s’élevaient dans lesenvirons, avaient touts bourgeonné et jeté de grandes branches,comme font ordinairement les saules, qui repoussent la premièreannée après leur étêtement. Je ne saurais comment appeler lesarbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et cependantenchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai, et jeles amenai à croître aussi également que possible. On ne sauraitcroire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haieformait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre ;cependant ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, lacouvrirent bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrageassez touffue et assez épaisse pour loger dessous durant toute lasaison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autrespieux pour me faire, semblable à celle-ci, une haie en demi-cercleautour de ma muraille, j’entends celle de ma premièredemeure ; j’exécutai donc ce projet et je plantai un doublerang de ces arbres ou de ces pieux à la distance de huit verges demon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt, et formèrent unbeau couvert pour mon habitation ; plus tard ils me servirentaussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons del’année pouvaient en général se diviser, non en été et en hiver,comme en Europe, mais en temps de pluie et de sécheresse, quigénéralement se succèdent ainsi :

Moitié de Février, Mars, moitiéd’Avril :

Pluie, le soleil étant dans son procheéquinoxe.

Moitié d’Avril, Mai, Juin, Juillet, moitiéd’Août :

Sécheresse, le soleil étant alors au Nord dela ligne.

Moitié d’Août, Septembre, moitiéd’Octobre :

Pluie, le soleil étant revenu.

Moitié d’Octobre, Novembre, Décembre, Janvier,moitié de Février :

Sécheresse, le soleil étant au Sud de laligne.

La saison pluvieuse durait plus ou moinslong-temps, selon les vents qui venaient à souffler ; maisc’était une observation générale que j’avais faite. Comme j’avaisappris à mes dépens combien il était dangereux de se trouver dehorspar les pluies, j’avais le soin de faire mes provisions à l’avance,pour n’être point obligé de sortir ; et je restais à la maisonautant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas detravaux, – même très-convenables à cette situation, – car j’avaisgrand besoin de bien des choses, dont je ne pouvais me fournir quepar un rude labeur et une constante application. Par exemple,j’essayai de plusieurs manières à me tresser un panier ; maisles baguettes que je me procurais pour cela étaient si cassantes,que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très-grandavantage pour moi que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêterchez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarderfaire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairementles petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuterses ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main ; j’avaisdonc acquis par ce moyen une connaissance parfaite des procédés dumétier : il ne me manquait que des matériaux. Je réfléchisenfin que les rameaux de l’arbre sur lequel j’avais coupé mespieux, qui avaient drageonné, pourraient bien être aussi flexiblesque le saule, le marsault et l’osier d’Angleterre, et je résolus dem’en assurer.

Conséquemment le lendemain j’allai à ma maisonde campagne, comme je l’appelais, et, ayant coupé quelques petitesbranches, je les trouvai aussi convenables que je pouvais ledésirer. Muni d’une hache, je revins dans les jours suivants, pouren abattre une bonne quantité que je trouvai sans peine, car il yen avait là en grande abondance. Je les mis en dedans de monenceinte ou de mes haies pour les faire sécher, et dès qu’ellesfurent propres à être employées, je les portai dans ma grotte, où,durant la saison suivante, je m’occupai à fabriquer, – aussi bienqu’il m’était possible, un grand nombre de corbeilles pour porterde la terre, ou pour transporter ou conserver divers objets dontj’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites très-élégamment,elles me furent pourtant suffisamment utiles ; aussi, depuislors, j’eus l’attention de ne jamais m’en laisser manquer ;et, à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais denouvelle. Je fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, poury serrer mon grain, au lieu de l’ensacher, quand je viendrais àfaire une bonne moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui meprit un temps infini, je me tourmentai l’esprit pour voir s’il neserait pas possible que je suppléasse à deux autres besoins. Pourtous vaisseaux qui pussent contenir des liquides, je n’avais quedeux barils encore presque pleins de rum, quelquesbouteilles de verre de médiocre grandeur, et quelques flaconscarrés contenant des eaux et des spiritueux. Je n’avais passeulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce fût,excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui étaittrop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau deviande pour moi seul. La seconde chose que j’aurais bien désiréavoir, c’était une pipe à tabac ; mais il m’était impossibled’en fabriquer une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assezbonne invention pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute lasaison sèche à planter mes seconds rangs de palis ou de pieux,quand une autre affaire vint me prendre plus de temps que je n’enavais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grandeenvie d’explorer toute l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’auruisseau, puis jusqu’au lieu où j’avais construit ma tonnelle, etd’où j’avais une belle percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté del’île. Je résolus donc d’aller par la traverse jusqu’à cerivage ; et, prenant mon mousquet, ma hache, mon chien, uneplus grande provision de poudre que de coutume, et garnissant monhavresac de deux biscuits et d’une grosse grappe de raisin, jecommençai mon voyage. Quand j’eus traversé la vallée où se trouvaitsituée ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut, je découvris la mer àl’Ouest, et, comme il faisait un temps fort clair, je distinguaiparfaitement une terre : était-ce une île ou le continent, jene pouvais le dire ; elle était très-haute et s’étendait fortloin de l’Ouest à l’Ouest-Sud-Ouest, et me paraissait ne pas êtreéloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce ?Tout ce qu’il m’était permis de savoir, c’est qu’elle devaitnécessairement faire partie de L’Amérique. D’après toutes mesobservations, je conclus qu’elle confinait aux possessionsespagnoles, qu’elle était sans doute toute habitée par desSauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu à subir un sortpire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux dispositions de laProvidence, qui, je commençais à le reconnaître et à le croire,ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que jetranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désird’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi surcette découverte, je pensai que si cette terre faisait partie dulittoral espagnol, je verrais infailliblement, une fois ou uneautre passer et repasser quelques vaisseaux ; et que, si lecas contraire échéait, ce serait une preuve que cette côte faisaitpartie de celle qui s’étend entre le pays espagnol et leBrésil ; côte habitée par la pire espèce des Sauvages, car ilssont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent jamais demassacrer et de dévorer tout ceux qui tombent entre leursmains.

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