Robinson Crusoé – Tome I

LA CAPITULATION

Ils étaient justement sur le point d’entrerdans la chaloupe, quand Vendredi et le second semirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirenttout en courant le long du rivage à l’Ouest, du côté de la voixqu’ils avaient entendue ; mais tout-à-coup ils furent arrêtéspar la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser,et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre bord commeje l’avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que,la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pourainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommesqui la montaient, et n’en laissèrent seulement que deux, aprèsl’avoir amarrée au tronc d’un petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. LaissantVendredi et le second du capitaine à leur besogne,j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant entapinois au-delà de la crique, nous surprîmes les deux matelotsavant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur le rivage,l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottaitentre le sommeil et le réveil ; et, comme il allait se lever,le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma,et cria à l’autre, qui était dans l’esquif : –« Rends-toi ou tu es mort. »

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments poursoumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et soncamarade étendu mort. D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un destrois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que lereste de l’équipage. Aussi non-seulement il se décida facilement àse rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi etle second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec lesautres mutins qu’en criant et répondant, ils les entraînèrent d’unecolline à une autre et d’un bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils leseussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent quelorsqu’ils furent certains qu’ils ne pourraient regagner lachaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ilsrevinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à fairequ’à les épier dans l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoirbon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retourde Vendredi qu’ils arrivèrent à leur chaloupe ;mais long-temps auparavant nous pûmes entendre les plus avancéscrier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindrequ’ils étaient las et écloppés et ne pouvaient marcher plusvite : fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe. – ilserait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ilsvirent qu’elle était ensablée dans la crique, que la marée s’étaitretirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous lesentendions s’appeler l’un l’autre de la façon la plus lamentable,et se dire entre eux qu’ils étaient dans une île ensorcelée ;que, si elle était habitée par des hommes, ils seraient toutsmassacrés ; que si elle l’était par des démons ou des esprits,ils seraient touts enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, etappelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leursnoms ; mais point de réponse. Un moment après nous pouvionsles voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et làen se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ilsallaient s’asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils ensortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assezlong-temps dura ce manége.

Mes gens auraient bien désiré que je leurpermisse de tomber brusquement sur eux dans l’obscurité ; maisje ne voulais les assaillir qu’avec avantage, afin de les épargneret d’en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n’exposeraucun de mes hommes à la mort, car je savais l’ennemi bien armé. Jerésolus donc d’attendre pour voir s’ils ne se sépareraientpoint ; et, à dessein de m’assurer d’eux, je fis avancer monembuscade, et j’ordonnai à Vendredi et au capitaine dese glisser à quatre pieds, aussi à plat ventre qu’il leur seraitpossible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux leplus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaientdans cette posture quand le maître d’équipage, qui avait été leprincipal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le pluslâche et le plus abattu de touts, tourna ses pas de leur côté, avecdeux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé ensentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu’il avait àpeine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper àcoup sûr ; car jusque là il n’avait qu’entendu sa voix ;et, dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur sespieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur laplace ; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui,mais il n’expira qu’une ou deux heures après ; le troisièmeprit la fuite.

À cette détonation, je m’approchaiimmédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes,savoir : moi, généralissime ; Vendredi, monlieutenant-général ; le capitaine et ses deux compagnons, etles trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié desarmes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité,de sorte qu’on ne pouvait juger de notre nombre. – J’ordonnai aumatelot qu’ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alorsun des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d’essayer si jepourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termesd’accommodement ; – ce qui nous réussit à souhait ; – caril était en effet naturel de croire que, dans l’état où ils étaientalors, ils capituleraient très-volontiers. Ce matelot se mit donc àcrier de toute sa force à l’un d’entre eux : –« Tom Smith ! TomSmith ! » – Tom Smith réponditaussitôt : – « Est-ce toi,Robinson ? » – Car il paraît qu’il avaitreconnu sa voix. – « Oui, oui, reprit l’autre. Au nom de Dieu,Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sansquoi vous êtes touts morts à l’instant. »

– À qui faut-il nous rendre ? répliquaSmith ; où sont-ils ? » – « Ilssont ici, dit Robinson : c’est notre capitaineavec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Lemaître d’équipage est tué, Will Frye blessé, et moi jesuis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtes toutsperdus. »

– « Nous donnera-t-on quartier ? ditTom Smith, si nous nous rendons ? » –« Je vais le demander, si vous promettez de vousrendre, » répondit Robinson. – Il s’adressa doncau capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier :– « Toi, Smith, tu connais ma voix ; si vousdéposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez toutsla vie sauve, hormis Will Atkins. »

Sur ce, Will Atkinss’écria : – Au nom de Dieu ! capitaine, donnez-moiquartier ! Qu’ai-je fait ? Ils sont touts aussi coupablesque moi. » – Ce qui, au fait, n’était pas vrai ; car ilparaît que ce Will Atkins avait été le premier à sesaisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu’il l’avaitcruellement maltraité en lui liant les mains et en l’accablantd’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le somma de se rendre àdiscrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur :c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaient toutsgouverneur.

Bref, ils déposèrent touts les armes etdemandèrent la vie ; et j’envoyai pour les garrotter l’hommequi avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grandearmée de cinquante d’hommes, laquelle, y compris les trois endétachement, se composait en tout de huit hommes, s’avança et fitmain basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un desmiens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupeet de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eutalors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leurreprocha l’infamie de leurs procédés à son égard, et l’atrocité deleur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misèreet à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent touts fort repentants etimplorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu’ils n’étaient passes prisonniers, mais ceux du gouverneur de l’île ; qu’ilsavaient cru le jeter sur le rivage d’une île stérile et déserte,mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée,dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendretouts, si tel était son plaisir ; mais que, comme il leuravait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait enAngleterre pour y être traités comme la justice le requérait,hormis Atkins, à qui le gouverneur lui avait enjointde dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemainmatin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sapart, elle produisit cependant tout l’effet désiré.Atkins se jeta à genoux et supplia le capitained’intercéder pour lui auprès du gouverneur, et touts les autres leconjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés enAngleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment denotre délivrance était venu, et que ce serait une chose très-facileque d’amener ces gens à s’employer de tout cœur à recouvrer levaisseau. Je m’éloignai donc dans l’ombre pour qu’ils ne pussentvoir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j’appelai à moi lecapitaine. Quand j’appelai, comme si j’étais à une bonne distance,un de mes hommes reçut l’ordre de parler à son tour, et il dit aucapitaine : – « Capitaine, le commandant vousappelle. » – Le capitaine répondit aussitôt : –« Dites à son Excellence que je viens à l’instant. » –Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurent touts que legouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je luicommuniquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouvaparfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice eten assurer le succès, je lui dis qu’il fallait que nousséparassions les prisonniers, et qu’il prît Atkins etdeux autres d’entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés,à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis àVendredi et aux deux hommes qui avaient été débarquésavec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à uneprison ; et c’était au fait un horrible lieu, surtout pour deshommes dans leur position.

Je fis conduire les autres à ma tonnelle,comme je l’appelais, et dont j’ai donné une description complète.Comme elle était enclose, et qu’ils avaient les bras liés, la placeétait assez sûre, attendu que de leur conduite dépendait leursort.

À ceux-ci dans la matinée j’envoyai lecapitaine pour entrer en pourparler avec eux ; en un mot, leséprouver et me dire s’il pensait qu’on pût ou non se fier à euxpour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla del’outrage qu’ils lui avaient fait, de la condition dans laquelleils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leureût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis augibet si on les envoyait en Angleterre ; mais que s’ilsvoulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle derecouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leurgrâce.

On devine avec quelle hâte une semblableproposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ilstombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plusénergiques imprécations qu’ils lui seraient fidèles jusqu’à ladernière goutte de leur sang ; que, lui devant la vie, ils lesuivraient en touts lieux, et qu’ils le regarderaient comme leurpère tant qu’ils vivraient.

– « Bien, reprit le capitaine ; jem’en vais reporter au gouverneur ce que vous m’avez dit, et voir ceque je puis faire pour l’amener à donner son consentement. » –Il vint donc me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il lesavait trouvés, et m’affirma qu’il croyait vraiment qu’ils seraientfidèles.

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