Robinson Crusoé – Tome I

LA POTERIE

Néanmoins je passai outre, et j’emblavai deuxpièces de terre plates et unies aussi proche de ma maison que je lejugeai convenable, et je les entourai d’une bonne clôture dont lespieux étaient faits du même bois que j’avais déjà planté, et quidrageonnait. Je savais qu’au bout d’une année j’aurais une haievive qui n’exigerait que peu d’entretien. Cet ouvrage ne m’occupaguère moins de trois mois, parce qu’une grande partie de ce tempsse trouva dans la saison pluvieuse, qui ne me permettait pas desortir.

C’est au logis, tandis qu’il pleuvait et queje ne pouvais mettre le pied dehors, que je m’occupai de la matièrequi va suivre, observant toutefois que pendant que j’étais àl’ouvrage je m’amusais à causer avec mon perroquet, et à luienseigner à parler. Je lui appris promptement à connaître son nom,et à dire assez distinctement Poll, qui fut le premiermot que j’entendis prononcer dans l’île par une autre bouche que lamienne. Ce n’était point là mon travail, mais cela m’aidaitbeaucoup à le supporter[24]. Alors,comme je l’ai dit, j’avais une grande affaire sur les bras. J’avaissongé depuis long-temps à n’importe quel moyen de me façonnerquelques vases de terre dont j’avais un besoin extrême ; maisje ne savais pas comment y parvenir. Néanmoins, considérant lachaleur du climat, je ne doutais pas que si je pouvais découvrir del’argile, je n’arrivasse à fabriquer un pot qui, séché au soleil,serait assez dur et assez fort pour être manié et contenir deschoses sèches qui demandent à être gardées ainsi ; et, commeil me fallait des vaisseaux pour la préparation du blé et de lafarine que j’allais avoir, je résolus d’en faire quelques-uns aussigrands que je pourrais, et propres à contenir, comme des jarres,tout ce qu’on voudrait y renfermer.

Je ferais pitié au lecteur, ou plutôt je leferais rire, si je disais de combien de façons maladroites je m’ypris pour modeler cette glaise ; combien je fis de vasesdifformes, bizarres et ridicules ; combien il s’en affaissa,combien il s’en renversa, l’argile n’étant pas assez ferme poursupporter son propre poids ; combien, pour les avoir exposéstrop tôt, se fêlèrent à l’ardeur du soleil ; combien tombèrenten pièces seulement en les bougeant, soit avant comme soit aprèsqu’il furent secs ; en un mot, comment, après que j’eustravaillé si rudement pour trouver de la glaise, pour l’extraire,l’accommoder, la transporter chez moi, et la modeler, je ne pusfabriquer, en deux mois environ, que deux grandes machines de terregrotesques, que je n’ose appeler jarres.

Toutefois, le soleil les ayant bien cuites etbien durcies, je les soulevai très-doucement et je les plaçai dansdeux grands paniers d’osier que j’avais faits exprès pour qu’ellesne pussent être brisées ; et, comme entre le pot et le panieril y avait du vide, je le remplis avec de la paille de riz etd’orge. Je comptais, si ces jarres restaient toujours sèches, yserrer mes grains et peut être même ma farine, quand ils seraientégrugés.

Bien que pour mes grands vases je me fussemécompté grossièrement, je fis néanmoins beaucoup de plus petiteschoses avec assez de succès, telles que des pots ronds, desassiettes plates, des cruches et des jattes, que ma main modelaitet que la chaleur du soleil cuisait et durcissait étonnamment.

Mais tout cela ne répondait point encore à mesfins, qui étaient d’avoir un pot pour contenir un liquide et allerau feu, ce qu’aucun de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au boutde quelque temps il arriva que, ayant fait un assez grand feu pourrôtir de la viande, au moment où je la retirais étant cuite, jetrouvai dans le foyer un tesson d’un de mes pots de terre cuit durcomme une pierre et rouge comme une tuile. Je fus agréablementsurpris du voir cela, et je me dis qu’assurément ma poteriepourrait se faire cuire en son entier, puisqu’elle cuisait bien enmorceaux.

Cette découverte fit que je m’appliquai àrechercher comment je pourrais disposer mon feu pour y cuirequelques pots. Je n’avais aucune idée du four dont les potiers seservent, ni de leurs vernis, et j’avais pourtant du plomb pour enfaire. Je plaçai donc trois grandes cruches et deux ou trois autrespots, en pile les uns sur les autres, sur un gros tas de cendreschaudes, et j’allumai un feu de bois tout à l’entour. J’entretinsle feu sur touts les côtés et sur le sommet, jusqu’à ce que j’eussevu mes pots rouges de part en part et remarqué qu’ils n’étaientpoint fendus. Je les maintins à ce degré pendant cinq ou six heuresenviron, au bout desquelles j’en apperçus un qui, sans être fêlé,commençait à fondre et à couler. Le sable, mêlé à la glaise, seliquéfiait par la violence de la chaleur, et se serait vitrifié sij’eusse poursuivi. Je diminuai donc mon brasier graduellement,jusqu’à ce que mes pots perdissent leur couleur rouge. Ayant veillétoute la nuit pour que le feu ne s’abattît point trop promptement,au point du jour je me vis possesseur de trois excellentes… jen’ose pas dire cruches, et deux autres pots aussi bien cuits que jepouvais le désirer. Un d’entre eux avait été parfaitement verni parla fonte du gravier.

Après cette épreuve, il n’est pas nécessairede dire que je ne manquai plus d’aucun vase pour mon usage ;mais je dois avouer que leur forme était fort insignifiante, commeon peut le supposer. Je les modelais absolument comme les enfantsqui font des boulettes de terre grasse, ou comme une femme quivoudrait faire des pâtés sans avoir jamais appris à pâtisser.

Jamais joie pour une chose si minime n’égalacelle que je ressentis en voyant que j’avais fait un pot quipourrait supporter le feu ; et à peine eus-je la patienced’attendre qu’il soit tout-à-fait refroidi pour le remettre sur lefeu avec un peu d’eau dedans pour bouillir de la viande, ce qui meréussit admirablement bien. Je fis un excellent bouillon avec unmorceau de chevreau ; cependant je manquais de gruau et deplusieurs autres ingrédients nécessaires pour le rendre aussi bonque j’aurais pu l’avoir.

J’eus un nouvel embarras pour me procurer unmortier de pierre où je pusse piler ou écraser mon grain ;quant à un moulin, il n’y avait pas lieu de penser qu’avec le seulsecours de mes mains je parvinsse jamais à ce degré d’industrie.Pour suppléer à ce besoin, j’étais vraiment très-embarrassé, car detouts les métiers du monde, le métier de tailleur de pierre étaitcelui pour lequel j’avais le moins de dispositions ;d’ailleurs je n’avais point d’outils pour l’entreprendre. Je passaiplusieurs jours à chercher une grande pierre assez épaisse pour lacreuser et faire un mortier ; mais je n’en trouvai pas, si cen’est dans de solides rochers, et que je ne pouvais ni tailler niextraire. Au fait, il n’y avait point de roches dans l’île d’unesuffisante dureté, elles étaient toutes d’une nature sablonneuse etfriable, qui n’aurait pu résister aux coups d’un pilon pesant, etle blé n’aurait pu s’y broyer sans qu’il s’y mêlât du sable. Aprèsavoir perdu ainsi beaucoup de temps à la recherche d’une pierre, jerenonçai, et je me déterminai à chercher un grand billot de boisdur, que je trouvai beaucoup plus aisément. J’en choisis un si grosqu’à peine pouvais-je le remuer, je l’arrondis et je le façonnai àl’extérieur avec ma hache et mon herminette ; ensuite, avecune peine infinie, j’y pratiquai un trou, au moyen du feu, commefont les Sauvages du Brésil pour creuser leurs pirogues. Je fisenfin une hie ou grand pilon avec de ce bois appelé boisde fer, et je mis de côté ces instruments en attendantma prochaine récolte, après laquelle je me proposai de moudre mongrain, au plutôt de l’égruger, pour faire du pain.

Ma difficulté suivante fut celle de faire unsas ou blutoir pour passer ma farine et la séparer du son et de labale, sans quoi je ne voyais pas possibilité que je pusse avoir dupain ; cette difficulté était si grande que je ne voulais pasmême y songer, assuré que j’étais de n’avoir rien de ce qu’il fautpour faire un tamis ; j’entends ni canevas fin et clair, niétoffe à bluter la farine à travers. J’en restai là pendantplusieurs mois ; je ne savais vraiment que faire. Le linge quime restait était en haillons ; j’avais bien du poil de chèvre,mais je ne savais ni filer ni tisser ; et, quand même jel’eusse su, il me manquait les instruments nécessaires. Je netrouvai aucun remède à cela. Seulement je me ressouvins qu’il yavait parmi les hardes de matelots que j’avais emportées du navirequelques cravates de calicot ou de mousseline. J’en pris plusieursmorceaux, et je fis trois petits sas, assez propre à leur usage. Jefus ainsi pourvu pour quelques années. On verra en son lieu ce quej’y substituai plus tard.

J’avais ensuite à songer à la boulangerie, etcomment je pourrais faire le pain quand je viendrais à avoir dublé ; d’abord je n’avais point de levain. Comme rien nepouvait suppléer à cette absence, je ne m’en embarrassai pasbeaucoup. Quant au four, j’étais vraiment en grande peine.

À la fin je trouvai l’expédient quevoici : je fis quelques vases de terre très-larges et peuprofonds, c’est-à-dire qui avaient environ deux pieds de diamètreet neuf pouces seulement de profondeur ; je les cuisis dans lefeu, comme j’avais fait des autres, et je les mis ensuite à part.Quand j’avais besoin de cuire, j’allumais d’abord un grand feu surmon âtre, qui était pavé de briques carrées de ma proprefabrique ; je n’affirmerais pas toutefois qu’elles fussentparfaitement carrées.

Quand le feu de bois était à peu près tombé encendres et en charbons ardents, je les éparpillais sur l’âtre, defaçon à le couvrir entièrement, et je les y laissais jusqu’à cequ’il fût très-chaud. Alors j’en balayais toutes les cendres, jeposais ma miche ou mes miches que je couvrais d’une jatte de terre,autour de laquelle je relevais les cendres pour conserver etaugmenter la chaleur. De cette manière, aussi bien que dans lemeilleur four du monde, je cuisais mes pains d’orge, et devins entrès-peu de temps un vrai pâtissier ; car je fis des gâteauxde riz et des poudings. Toutefois je n’allaipoint jusqu’aux pâtés : je n’aurais rien eu à y mettre,supposant que j’en eusse fait, si ce n’est de la chair d’oiseaux etde la viande de chèvre.

On ne s’étonnera point de ce que toutes ceschoses me prirent une grande partie de la troisième année de monséjour dans l’île, si l’on considère que dans l’intervalle detoutes ces choses j’eus à faire mon labourage et une nouvellemoisson. En effet, je récoltai mon blé dans sa saison, je letransportai au logis du mieux que je pouvais, et je le conservai enépis dans une grande manne jusqu’à ce que j’eusse le temps del’égrainer, puisque je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.

L’accroissement de mes récoltes me nécessitaréellement alors à agrandir ma grange. Je manquais d’emplacementpour les serrer ; car mes semailles m’avaient rapporté aumoins vingt boisseaux d’orge et tout au moins autant de riz ;si bien que dès lors je résolus de commencer à en user àdiscrétion : mon biscuit depuis long-temps était achevé. Jerésolus aussi de m’assurer de la quantité qu’il me fallait pourtoute mon année, et si je ne pourrais pas ne faire qu’une seulesemaille.

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