Robinson Crusoé – Tome I

LA CHAMBRE DU CAPITAINE

Durant mon absence j’avais craint que, pour lemoins, mes provisions ne fussent dévorées ; mais, à monretour, je ne trouvai aucune trace de visiteur, seulement un animalsemblable à un chat sauvage était assis sur un des coffres. Lorsqueje m’avançai vers lui, il s’enfuit à une petite distance, puiss’arrêta tout court ; et s’asseyant, très-calme ettrès-insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie delier connaissance avec moi. Je lui présentai mon fusil ; maiscomme il ne savait ce que cela signifiait, il y resta parfaitementindifférent, sans même faire mine de s’en aller. Sur ce je luijetai un morceau de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pasfort prodigue, car ma provision n’était pas considérable.N’importe, je lui donnai ce morceau, et il s’en approcha, leflaira, le mangea, puis me regarda d’un air d’aise pour en avoirencore ; mais je le remerciai, ne pouvant lui en offrirdavantage ; alors il se retira.

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre,encore que j’eusse été contraint d’ouvrir les barils et d’enemporter la poudre par paquets, – car c’étaient de gros tonneaufort lourds, – je me mis à l’ouvrage pour me faire une petite tenteavec la voile, et des perches que je coupai à cet effet. Sous cettetente je rangeai tout ce qui pouvait se gâter à la pluie ou ausoleil, et j’empilai en cercle, à l’entour, touts les coffres ettouts les barils vides, pour la fortifier contre toute attaquesoudaine, soit d’hommes soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec desplanches, la porte de cette tente, et, en dehors, avec une caissevide posée debout ; puis j’étendis à terre un de mes couchers.Plaçant mes pistolets à mon chevet et mon fusil à côté de moi, jeme mis au lit pour la première fois, et dormis très-paisiblementtoute la nuit, car j’étais accablé de fatigue. Je n’avais que fortpeu reposé la nuit précédente, et j’avais rudement travaillé toutle jour, tant à aller quérir à bord toutes ces choses qu’à lestransporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objetsde toutes sortes, qui, sans doute, eût jamais été amassé pour unseul homme, mais je n’étais pas satisfait encore ; je pensaisque tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mondevoir d’en retirer tout ce que je pourrais. Chaque jour, donc,j’allais à bord à mer étale, et je rapportais une chose ou uneautre ; nommément, la troisième fois que je m’y rendis,j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible, touts les petitscordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve pourraccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée.Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à ladernière ; seulement je fus obligé de les couper en morceaux,pour en apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs cen’était plus comme voilure, mais comme simple toile qu’ellesdevaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce futqu’après cinq ou six voyages semblables, et lorsque je pensais quele bâtiment ne contenait plus rien qui valût la peine que j’ytouchasse, je découvris une grande barrique de biscuits[18], trois gros barils de rum oude liqueurs fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleurde farine. Cela m’étonna beaucoup, parce que je ne m’attendais plusà trouver d’autres provisions que celles avariées par l’eau. Jevidai promptement la barrique de biscuits, j’en fis plusieursparts, que j’enveloppai dans quelques morceaux de voile que j’avaistaillés. Et, en un mot, j’apportai encore tout cela heureusement àterre.

Le lendemain je fis un autre voyage. Commej’avais dépouillé le vaisseau de tout ce qui était d’un transportfacile, je me mis après les câbles. Je coupai celui de grande touéeen morceaux proportionnés à mes forces ; et j’en amassai deuxautres ainsi qu’une aussière, et touts les ferrements que je pusarracher. Alors je coupai la vergue de civadière et la vergued’artimon, et tout ce qui pouvait me servir à faire un grandradeau, pour charger touts ces pesants objets, et je partis. Maisma bonne chance commençait alors à m’abandonner : ce radeauétait si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans lapetite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas leconduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, ilchavira, et me jeta dans l’eau avec toute ma cargaison. Quant àmoi-même, le mal ne fut pas grand, car j’étais proche durivage ; mais ma cargaison fut perdue en grande partie,surtout le fer, que je comptais devoir m’être d’un si grand usage.Néanmoins, quand la marée se fut retirée, je portai à terre laplupart des morceaux de câble, et quelque peu du fer, mais avec unepeine infinie, car pour cela je fus obligé de plonger dans l’eau,travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois je ne laissais paschaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter tout ce que jepouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais àterre ; j’étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j’enavais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu’il était possible àun seul homme d’emporter. Et je crois vraiment que si le tempscalme eût continué, j’aurais amené tout le bâtiment, pièce à pièce.Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, jesentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la maréebasse, je m’y rendis ; et quoique je pensasse avoirparfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y crusseplus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni detiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, unepaire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteauxet de fourchettes ; – puis, dans un autre, la valeur au moinsde trente-six livres sterling en espèces d’or et d’argent, soiteuropéennes soit brésiliennes, et entre autres quelques pièces dehuit.

À la vue de cet argent je souris en moi-même,et je m’écriai : – « Ô drogue ! à quoies-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas lapeine que je me baisse pour te prendre ! Un seul de cescouteaux est plus pour moi que cette somme.[19] Jen’ai nul besoin de toi ; demeure donc où tu es, et va au fondde la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on lasauve. » – Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayantenveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, jesongeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, jem’apperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait àfraîchir. Au bout d’un quart d’heure il souffla un bon frais de lacôte. Je compris de suite qu’il était inutile d’essayer à faire unradeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était departir avant qu’il y eût du flot, qu’autrement je pourrais bien nejamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l’eau, et je traversaià la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, maisavec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j’avaissur moi, et du clapotage de la mer ; car le vent força sibrusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fûthaute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans mapetite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse.Il fit un gros temps toute la nuit ; et, le matin, quand jeregardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peusurpris ; mais je me remis aussitôt par cette consolanteréflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucunediligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile ;et, qu’au fait, il y était resté peu de choses que j’eusse putransporter quand même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtimentet de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois auxdébris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, ilen dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peud’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’àchercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre lesSauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces,s’il y en avait dans l’île. J’avais plusieurs sentiments touchantl’accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j’avaisà me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou unetente sur le sol. Bref je résolus d’avoir l’un et l’autre, et detelle sorte, qu’à coup sûr la description n’en sera point hors depropos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étaisn’était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement,parce que c’était un terrain bas et marécageux, proche de la mer,que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrementencore parce qu’il n’y avait point d’eau douce près de là. Je medéterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans lechoix de ce site : 1° la salubrité, et l’eau doucedont je parlais tout-à-l’heure ; 2° l’abri contre la chaleurdu soleil ; 3° la protection contre toutes créatures rapaces,soit hommes ou bêtes ; 4° la vue de la mer, afin que si Dieuenvoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiterpour ma délivrance ; car je ne voulais point encore en bannirl’espoir de mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunit tout cesavantages, je trouvai une petite plaine située au pied d’unecolline, dont le flanc, regardant cette esplanade, s’élevait à piccomme la façade d’une maison, de sorte que rien ne pouvait venir àmoi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait unenfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à la porte d’unecave ; mais il n’existait réellement aucune caverne ni aucunchemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cettecavité, que je résolus de m’établir. La plaine n’avait pas plus decent verges de largeur sur une longueur double, et formait devantma porte un boulingrin qui s’en allait mourir sur la plage en pentedouce et irrégulière. Cette situation était au Nord-Nord-Ouest dela colline, de manière que chaque jour j’étais à l’abri de lachaleur, jusqu’à ce que le soleil déclinât à l’Ouest quart Sud, ouenviron ; mais, alors, dans ces climats, il n’est pas éloignéde son coucher.

Avant de dresser ma tente, je traçai devant lecreux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dixverges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un boutjusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées degros pieux que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussentsolides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe,s’élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi ;entre les deux rangs il n’y avait pas plus de six poucesd’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câbles quej’avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur lesautres, dans l’entre-deux de la double palissade, jusqu’à sonsommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j’ajoutai d’autres pieuxd’environ deux pieds et demi, s’appuyant contre les premiers etleur servant de contrefiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bêten’aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de tempset de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, lesporter à pied-d’œuvre et les enfoncer en terre.

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