Robinson Crusoé – Tome I

ROBINSON ET XURY VAINQUEURS D’UNLION

Je savais que touts les vaisseaux qui fontvoile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes-Orientales,touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toutel’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer unbâtiment, soit que je dusse périr.

Quand j’eus suivi cette résolution pendantenviron dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai àm’appercevoir que la côte était habitée, et en deux ou troisendroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaientsur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussidistinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout-à-fait nus.J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux ; maisXury fut meilleur conseiller, et me dit : – « Pasaller ! Pas aller ! » Je halai cependant plus prèsdu rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendantquelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaientpoint d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long etmince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancerfort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance,mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, etparticulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils mefirent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercherquelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile ;je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, eten moins d’une demi-heure revinrent, apportant avec eux deuxmorceaux de viande sèche et du grain, productions de leur contrée.Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était ; pourtant nousétions fort désireux de le recevoir ; mais comment yparvenir ? Ce fut là notre embarras. Je n’osais pas aller àterre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ilsprirent un détour excellent pour nous touts ; ils déposèrentles provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grandedistance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis ilsse rapprochèrent de nous.

N’ayant rien à leur donner en échange, nousleur faisions des signes de remerciements, quand tout-à-coups’offrit une merveilleuse occasion de les obliger. Tandis que nousétions arrêtés près de la côte, voici venir des montagnes deuxénormes créatures se poursuivant avec fureur. Était-ce le mâle quipoursuivait la femelle ? Étaient-ils en ébats ou enrage ? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ouétrange ? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour ledernier, parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que lanuit, et parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée,surtout les femmes. L’homme qui portait la lance ou le dard ne pritpoint la fuite à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, cesdeux créatures coururent droit à la mer, et, ne montrant nulleintention de se jeter sur un seul de ces Nègres, elles seplongèrent dans les flots et se mirent à nager çà et là, comme sielles y étaient venues pour leur divertissement. Enfin un de cesanimaux commença à s’approcher de mon embarcation plus près que jene m’y serais attendu d’abord ; mais j’étais en garde contrelui, car j’avais chargé mon mousquet avec toute la promptitudepossible, et j’avais ordonné à Xury de charger les autres. Dèsqu’il fut à ma portée, je fis feu, et je le frappai droit à latête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il reparut etplongea et replongea, semblant lutter avec la vie ce qui était eneffet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et péritjuste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortelsqu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.

Il serait impossible d’exprimer l’étonnementde ces pauvres gens au bruit et au feu de mon mousquet.Quelques-uns d’entre eux faillirent à en mourir d’effroi, et, commemorts, tombèrent contre terre dans la plus grande terreur. Maisquand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé sous l’eau, et que jeleur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent ducœur ; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sarecherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir ;et, à l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai auxNègres pour le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouvaque c’était un léopard des plus curieux, parfaitement moucheté etsuperbe. Les Nègres levaient leurs mains dans l’admiration depenser ce que pouvait être ce avec quoi je l’avais tué.

L’autre animal, effrayé par l’éclair et ladétonation de mon mousquet, regagna la rive à la nage et s’enfuitdirectement vers les montagnes d’où il était venu, et je ne pus, àcette distance, reconnaître ce qu’il était. Je m’apperçus bientôtque les Nègres étaient disposés à manger la chair du léopard ;aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de mapart ; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir qu’ilspouvaient le prendre ils en furent très-reconnaissants. Aussitôtils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau de boisaffilé, aussi promptement, même plus promptement que nous nepourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sachair ; j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leurabandonner ; mais, par mes signes, leur demandant la peau,qu’ils me donnèrent très-franchement, en m’apportant en outre unegrande quantité de leurs victuailles, que j’acceptai, quoiqu’ellesme fussent inconnues. Alors je leur fis des signes pour avoir del’eau, et je leur montrai une de mes jarres en la tournant sensdessus dessous, pour faire voir qu’elle était vide et que j’avaisbesoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils appelèrent quelques-unsdes leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terrequi, je le suppose, était cuite au soleil. Ainsi que précédemment,ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage. J’y envoyai Xury avecmes jarres, et il les remplit toutes trois. Les femmes étaientaussi complètement nues que les hommes.

J’étais alors fourni d’eau, de racines et degrains tels quels ; je pris congé de mes bons Nègres, et, sansm’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze joursenviron, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bienavant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues.Comme la mer était très-calme, je me mis au large pour gagner cettepointe. Enfin, la doublant à deux lieues de la côte, je visdistinctement des terres à l’opposite ; alors je conclus, aufait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le Cap-Vert, etde l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois ellesétaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallaitque je fisse ; car si j’avais été surpris par un coup de vent,il m’eût été impossible d’atteindre ni l’un ni l’autre.

Dans cette perplexité, comme j’étais fortpensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury labarre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçons’écria : – « Maître ! maître ! un vaisseauavec une voile ! » La frayeur avait mis hors de lui-mêmece simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un desvaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite, tandis que nousétions, comme je ne l’ignorais pas, tout-à-fait hors de sonatteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non-seulement je visimmédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il étaitPortugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des Nègressur la côte de Guinée ; mais quand j’eus remarqué la routequ’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autredestination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre.Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plusprès, résolu de lui parler s’il était possible.

Avec toute la voile que je pouvais faire, jevis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passéavant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcéà tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’apperçut sansdoute à l’aide de ses lunettes d’approche ; et, reconnaissantque c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir àquelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que jel’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord lepavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresseet je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées,car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eûtpas entendu la détonation. À ces signaux, le navire mit pour moicomplaisamment à la cape et capéa. En trois heures environ je lejoignis.

On me demanda en portugais, puis en espagnol,puis en français, qui j’étais ; mais je ne comprenais aucunede ces langues. À la fin, un matelot écossais qui se trouvait àbord m’appela, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais,et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures deSallé ; alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçuttrès-obligeamment avec touts mes bagages.

J’étais dans une joie inexprimable, commechacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que jeregardais comme tout-à-fait misérable et désespérée, et jem’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que jepossédais pour prix de ma délivrance. Mais il me réponditgénéreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce quej’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil. –« Car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fortaise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois ou uneautre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vousconduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, sij’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez defaim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée.Non, non, Senhor Inglez[8],c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y conduire par purecommisération ; et ces choses-là vous y serviront à payervotre subsistance et votre traversée de retour. »

Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissementde ses promesses, qu’il avait été charitable dans sespropositions ; car il défendit aux matelots de toucher à riende ce qui m’appartenait ; il prit alors le tout en sa garde etm’en donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse toutrecouvrer ; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.

Quant à ma chaloupe, elle était fortbonne ; il le vit, et me proposa de l’acheter pour l’usage deson navire, et me demanda ce que j’en voudrais avoir. Je luirépondis qu’il avait été, à mon égard, trop généreux en touteschoses, pour que je me permisse de fixer aucun prix, et que je m’enrapportais à sa discrétion. Sur quoi, il me dit qu’il me ferait, desa main, un billet de quatre-vingts pièces de huit payable auBrésil ; et que, si arrivé là, quelqu’un m’en offraitdavantage, il me tiendrait compte de l’excédant. Il me proposa enoutre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à lesaccepter ; non que je répugnasse à le laisser au capitaine,mais à vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé sifidèlement à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eusfait savoir ma raison, il la reconnut juste, et me proposa pouraccommodement, de donner au jeune garçon une obligation de lerendre libre au bout de dix ans s’il voulait se faire chrétien. Surcela, Xury consentant à le suivre, je l’abandonnai aucapitaine.

Nous eûmes une très-heureuse navigationjusqu’au Brésil, et nous arrivâmes à la Bahia de Todos osSantos, ou Baie de Touts les Saints, environ vingt-deux joursaprès. J’étais alors, pour la seconde fois, délivré de la plusmisérable de toutes les conditions de la vie, et j’avais alors àconsidérer ce que prochainement je devais faire de moi.

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