Robinson Crusoé – Tome I

POOR ROBIN CRUSOE, WHERE AREYOU ?

Alors je me reprochai mon esprit ingrat.Combien de fois avais-je murmuré contre ma conditionsolitaire ! Que n’aurais-je pas donné à cette heure pourremettre le pied sur la plage ? Ainsi nous ne voyons jamais levéritable état de notre position avant qu’il n’ait été renduévident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nosjouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peinepossible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loinde mon île bien-aimée, – telle elle m’apparaissait alors, – emportéau milieu du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deuxlieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant jetravaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent àpeu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma piroguevers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvaitle remous. Dans le milieu de la journée, lorsque le soleil passa auméridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant duSud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quandau bout d’une demi-heure environ il s’éleva au joli frais. En cemoment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si lemoindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égarédans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, jen’aurais su comment gouverner pour mon île si je l’avais une foisperdue de vue. Mais le temps continuant à être beau, je redressaimon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant quepossible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, àpeine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que jem’apperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allaitsurvenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroitsles plus violents. En remarquant la clarté de l’eau, je sentis lecourant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, àun demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches. Cesroches partageaient le courant en deux parties. La plus grandecourait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est ;tandis que l’autre repoussée par l’écueil formait un remous rapidequi portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoirsa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands justeau moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentesextrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors masurprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dansla direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant,je lui tendis ma voile, et courus joyeusement vent arrière, drossépar un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans monchemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nordque le courant qui m’avait d’abord drossé. De sorte qu’enapprochant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale,c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étaisparti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue àl’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passéet qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entredeux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nordqui s’éloignait du premier de deux lieues environ sur l’autre côté,je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout-à-fait calme etdormante. La brise m’étant toujours favorable, je continuai donc degouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un grandsillage, comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieueenviron de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause detout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décritplus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’ellemême un autre remous vers le Nord. Ce remous me parut très-fort etporter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouestmais presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai àtravers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heurej’arrivai à un mille de la côte. L’eau était calme : j’eusbientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, jeremerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes penséesde fuite sur ma pirogue ; et, après m’être rafraîchi avec ceque j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dansune petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et memis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue duvoyage.

J’étais fort embarrassé de savoir commentrevenir à la maison avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers,je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour parle chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait êtrel’autre côté, – l’Ouest, veux-je dire, – je l’ignorais et nevoulais plus courir de nouveaux hasards. Je me déterminai donc,mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté ducouchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégateen sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin.Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvrisune très-bonne baie, profonde d’un mille et allant en serétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là jetrouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était commedans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’yplaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pourregarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peudépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur cerivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et monparasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche.La route était assez agréable, après le trajet que je venais defaire et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où jetrouvai chaque chose comme je l’avais laissé : je lamaintenais toujours en bon ordre : car c’était, ainsi que jel’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je mecouchai à l’ombre pour reposer mes membres. J’étais harassé, jem’endormis bientôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisezmon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché àmon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par monnom : – « Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvreRobinson Crusoé ! Où êtes-vous ? –, Robin Crusoé ?Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? »

J’étais si profondément endormi, fatiguéd’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la premièrepartie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne meréveillai pas entièrement. Je flottais entre le sommeil et leréveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Comme la voixcontinuait de répéter : « Robin Crusoé, RobinCrusoé », – je m’éveillai enfin tout-à-fait,horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais àpeine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Pollperché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était luiqui me parlait. Car c’était justement le langage lamentable quej’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et luil’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt,approcher son bec de mon visage, et crier : –« Pauvre Robin Crusoé, où êtes-vous ? où êtes-vousallé ? comment êtes-vous venu ici ? » – etautres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu quec’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personned’autre, je fus assez long-temps à me remettre. J’étais étonné quecet animal fût venu là, et je cherchais quand et comment il y étaitvenu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’étaitpersonne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis lamain, je l’appelai par son nom, Poll ; etl’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avaithabitude de faire, et continua de me dire : –« Pauvre Robin Crusoé, comment êtes-vous venu là, oùêtes-vous allé ? – » juste comme s’il eût étéenchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi aulogis.

J’avais alors pour quelque temps tout moncontent de courses sur mer ; j’en avais bien assez pourdemeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers quej’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur moncôté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’yamener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étaispayé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœurse serrait et mon sang se glaçait dans mes veines ; et pourl’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ;mais, en supposant que le courant portât contre le rivage avec lamême force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’êtredrossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà.Toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de mapirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pourla faire et de tant de mois pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’unan, d’une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien sel’imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à macondition, et m’étant tout-à-fait consolé en m’abandonnant auxdispensations de la Providence, sauf l’absence de société, jepensais mener une vie réellement heureuse en touts points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai danstouts les travaux mécaniques auxquels mes besoins me forçaient dem’appliquer, et je serais porté à croire, considérant surtoutcombien j’avais peu d’outils que j’aurais pu faire un très-boncharpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespéréeen poterie de terre, et j’imaginai assez bien de la fabriquer avecune roue, ce que je trouvai infiniment mieux et plus commode, parceque je donnais une forme ronde et bien proportionnée aux mêmeschoses que je faisais auparavant hideuses à voir. Mais jamais je nefus plus glorieux, je pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux dequelque découverte, que lorsque je parvins à me façonner une pipe.Quoique fort laide, fort grossière et en terre cuite rouge commemes autres poteries, elle était cependant ferme et dure, etaspirait très-bien, ce dont j’éprouvai une excessive satisfaction,car j’avais toujours eu l’habitude de fumer. À bord de notre navireil se trouvait bien des pipes, mais j’avais premièrement négligé deles prendre, ne sachant pas qu’il y eût du tabac dans l’île, etplus tard, quand je refouillai le bâtiment, je ne pus mettre lamain sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès envannerie ; je tressai, aussi bien que mon invention me lepermettait, une multitude de corbeilles nécessaires, qui, bienqu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne laissaient pas de m’êtrefort commodes pour entreposer bien des choses et en transporterd’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au loin une chèvre,je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je l’habillais, et jela coupais en morceau, que j’apportais au logis, dans unecorbeille ; de même pour une tortue : je l’ouvrais, jeprenais ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui étaitbien suffisant pour moi, je les emportais dans un panier, etj’abandonnais tout le reste. De grandes et profondes corbeilles meservaient de granges pour mon blé que j’égrainais et vannaistoujours aussitôt qu’il était sec, et de grandes mannes meservaient de grainiers.

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