Enfances célèbres

LE PETIT BOSSU.

Je recommande à tous mes jeunes lecteurs quiiront à Londres en été, de ne pas manquer de visiter Windsor, et depasser au moins un jour dans la belle forêt qui entoure cettevieille résidence royale. Notre forêt de Saint-Germain et notreparc de Versailles ne sauraient donner une idée de cet immense boismajestueux, dont les arbres géants étendent leurs racines à traversde vertes pelouses toutes fleuries ; même aux jours de lacanicule on respire sous ces ombrages une fraîcheur parfumée, on ysent une paix profonde, et sans les oiseaux qui chantent par voléeset le frissonnement des cimes des arbres, la nature y sembleraitmuette. De même qu’on se croirait bien loin de toute civilisation,si parfois sur les belles routes sablées qui traversent la forêt nepassait tout à coup une élégante calèche pleine de lords et deladies.

Par une matinée du mois d’août de 1698, unevoiture de voyage traversait la partie la plus sauvage de la forêtde Windsor ; aux bagages juchés sur l’impériale, on voyait quece n’était point d’une simple promenade qu’il s’agissait pour lafamille enfermée dans cette voiture, la course rapide des chevauxavait un but qu’on voulait atteindre au plus vite. Les voyageurs nesemblaient pas s’intéresser aux beautés de la nature qui sedéroulaient autour d’eux. Quoique la température fût tiède et l’airembaumé, les glaces et même une partie des stores restaientbaissés. – Il y avait dans le fond de cette voiture une lady d’unetrentaine d’années qui soutenait dans ses bras un jeune garçon,dont la tête se cachait à demi sous la mante de soie de cette damefort belle, qu’on devinait être sa mère à la manière dont ellecaressait, de ses blanches mains, les boucles blondes de l’enfantsilencieux. Celui-ci avait onze ans et paraissait à peine en avoirsept, tant il était chétif et délicat. Sa taille, tout à faitdéviée, eût paru même fort disgracieuse sans son petit habit develours à la confection duquel l’amour maternel avait apporté descombinaisons ingénieuses qui dissimulaient la taille contrefaite dupauvre enfant.

Sur le devant de la voiture était assis ungentilhomme, à la mine fière et sévère, qui ne souriait que lorsqueson regard s’arrêtait sur l’enfant qui semblait endormi.

« Le voilà qui repose, dit la mère ;comme il a souffert dans cette école des méchancetés de sescamarades ; il a raison, notre cher petit Alexandre, nousdevons désormais vivre dans la solitude et dérober son infirmité àtous les yeux.

– La solitude me plaira autant qu’à notrefils, répliqua le gentilhomme, car je ne serai plus exposé àrencontrer, comme dans les rues de Londres, cette foule deprotestants maudits et quelques-uns de ces vieux scélérats,créatures de Cromwell, qui ont fait décapiter notre roiCharles Ier. »

Le gentilhomme ôta son chapeau en prononçantce nom, et la dame s’inclina.

« Je gage, reprit le père, que c’estparce que notre enfant était bon catholique et fils d’un partisandes Stuarts, que ses compagnons d’école l’ont maltraité ! Lesmisérables ! l’injurier ! lui, si intelligent ! sigrand déjà par l’esprit, l’appeler bossu ! »

À ce mot, comme s’il eût été piqué par le dardd’une vipère, l’enfant bondit ; il abandonna le sein de samère et se plaça debout entre elle et son père.

« Oui, dit-il, en serrant avec rage sespetits poings, ils m’ont appelé bossu ! et cela en public, lejour de la distribution des prix de l’école, devant leurs parentsassemblés. Oh ! je suis sûr, mon père, que si vous aviez étélà, vous auriez tiré l’épée. Mais vous étiez en voyage avec mamère, et vous n’avez pu venger votre fils. »

Tandis qu’il parlait ainsi, son petit corps seredressait, ses yeux jetaient des flammes, son visage était beaud’indignation.

« Calme-toi, disait la mère, tu sais bienqu’ils étaient jaloux parce que tu avais eu tous les prix.

– Oui, ils étaient jaloux, continual’enfant, jaloux surtout de cette églogue de Théocrite que j’avaistraduite en vers anglais, et que mon maître voulut me faire réciteren public. Mais quand je m’approchai du bord de l’estrade, vêtu dece joli costume de berger que ma bonne tante m’avait fait avec tantde soin et qui, je le croyais, m’allait si bien, leurs voixformèrent un murmure moqueur et ils s’écrièrent tous :Oh ! le petit bossu ! le petit bossu !

– Tais-toi, reprit la mère, tu nous asdéjà dit tout cela, ne le répète pas, n’y pensons plus ; penseà ta bonne tante que nous allons retrouver dans notre joli cottagede Benfield : elle a tout préparé pour te recevoir ; ellea mis dans ta chambre les livres que tu aimes, elle a ajouté desoiseaux nouvellement arrivés des Indes à ta volière ; puisvois comme la nature est belle, poursuivait la mère, qui avait levéles stores de la voiture, et montrait du geste à l’enfant les longsarceaux de verdure sous lesquels la voiture roulait toujours ;nous allons trouver notre parterre en fleurs, notre troupeaupaissant sur les pentes des gazons verts. Nos belles vachesfamilières viendront manger le pain que leur tendra ta main.Allons, souris, mon cher petit poëte, et oublie lesméchants !

– Vous avez raison, ma bonne mère,répliqua l’enfant d’un air grave ; je veux aussi m’oubliermoi-même ; c’est-à-dire ce corps défectueux qui fait rirequand je passe ; je ne veux songer qu’aux facultés de mon âme,les développer, les accroître ; je veux enfin qu’un jour lesœuvres de mon esprit me placent bien au-dessus de ceux qui meraillent. Dès demain, mon père, nous commencerons de fortesétudes.

– Oui, mon fils, reprit le gentilhomme,j’ai prévenu notre bon et savant voisin, le curé Deann, et, deconcert, nous t’apprendrons à fond le grec et le latin.

– Oui, oui, afin que je puisse lire tousles poëtes de l’antiquité, et devenir un poëte moi-même, réponditl’enfant, qui avait repris toute sa sérénité. Voyez, s’écria-t-il,en se penchant à la portière, ce daim effaré qui court à notreapproche avec tant de vitesse, il s’est précipité dans ces fourrésde verdure et il a disparu.

– Voilà un sujet d’églogue, dit le père,nous conviendrons ainsi de petits thèmes sur lesquels tut’exerceras à faire des vers.

– Oh ! quelle heureuse idée, ditl’enfant en sautant au cou de son père. »

Cependant la voiture approchait du cottage, etbientôt elle entra dans une grande allée d’ormes, au bout delaquelle on apercevait la blanche maison. Miss Lydia, la bonnetante du petit Alexandre et sœur de son père, attendait debout surle seuil de la porte : c’était une excellente fille dequarante ans, qui n’avait jamais voulu se marier pour prendre soinde son cher neveu. Un grand chapeau de paille rond se rabattait surson placide visage, et une robe d’indienne lilas très-propre ettrès-fine, dessinait sa taille un peu forte. Aussitôt qu’elleentendit le bruit des roues, elle retrouva ses jambes de vingt anspour courir dans l’avenue, et la voiture s’étant arrêtée, elle pritl’enfant dans ses bras et l’emporta comme un trésor bien àelle.

Tandis que le père et la mère faisaientdécharger et ranger les bagages, elle conduisait le petit Alexandreà la basse-cour, au vivier, puis dans sa jolie chambre tout à côtéde la sienne, pour qu’elle pût veiller la nuit sur son sommeil, etenfin dans la salle à manger, où s’étalaient déjà sur la tabledressée toutes les friandises anglaises confectionnées par missLydia ; c’étaient de belles jattes de crème mousseuse, despoudings blancs et des poudings noirs, des galettes au gingembre età l’anis, des flans saupoudrés de safran et de cannelle pilée, desconfitures au verjus et à l’épinette. Douceurs quiparaîtraient peut-être un peu aventurées à des palais français,mais qui font les délices des enfants de Londres.

On se mit à table, et Alexandre, oubliant sespréoccupations d’études et de savoir, savoura en vrai gourmand tousles mets préparés par la bonne tante Lydia.

Dès le lendemain, le curé Deann, anciencondisciple du gentilhomme, et qui vivait retiré dans une ferme desenvirons, fut mandé au cottage de Benfield ; on tint conseilet il fut décidé que les journées de l’enfant se partageraiententre les exercices du corps et ceux de l’intelligence ; aprèsles heures d’études, il ferait de longues promenades dans la forêt,soit à pied, soit sur un joli petit poney que son père avait achetépour lui.

L’enfant se soumettait à ces promenades parcequ’il pouvait, tout en les faisant, composer des vers et lesréciter tout haut en face de la nature silencieuse qui semblaitl’écouter. C’était surtout les vers d’Homère et de Virgile qu’il seplaisait à déclamer de la sorte. Il aimait à marier l’harmonie deces belles langues antiques aux bruissements mélodieux des cimesdes vieux arbres.

Un an s’était à peine écoulé que l’enfantfortifié par le grand air avait une carnation rose et des yeux vifsqui annonçaient la santé et presque la force. Sa taille seulerestait chétive, et quand il se regardait par hasard dans un miroirou dans un courant d’eau, il se disait tristement :« Oh ! je serai toujours le petit bossu ! »Mais relevant aussitôt fièrement la tête : « Eh !qu’importe ! ajoutait-il, si je suis un grandpoëte. »

L’Iliade l’enflammait tellement qu’ils’exerça, à l’insu de son instituteur et de son père, à mettre enscène quelques-uns des personnages d’Homère. C’est ainsi qu’à l’âgede douze ans il fit sur Ajax une espèce de tragédie en versanglais, reflets souvent très-beaux, très-justes et très-concis desvers d’Homère. Quand il eut terminé cet essai et qu’il le lut unsoir en famille à la veillée, ce furent de la part du père et dumaître un étonnement et une admiration qu’ils ne purent contenir.Quant à la mère et à la tante, leur enthousiasme éclata par leslarmes et les caresses dont elles couvrirent le jeune poëte.

« Voici le jour de sa naissance quiapproche, dit la tante, et il faudrait pourtant bien le fêterdignement, ce cher enfant, qui sera la gloire de safamille. »

Le père proposa de convier toutes les famillesde la noblesse qui habitaient dans les environs, et de leur lire,pour l’anniversaire du jour de la naissance de son fils, cettetragédie d’Ajax.

Le bon curé, la mère et la tante, applaudirentà cette idée.

« Père, répliqua l’enfant, ce sera bienfroid. Si M. le curé peut trouver, dans ses connaissances etdans ses élèves, les acteurs nécessaires, ne vaudrait-il pas mieuxtransformer cette salle en salle de spectacle, et y jouer matragédie ! C’est moi qui remplirai le personnaged’Ajax !

– Quelle idée ! répliqua la mèreavec crainte.

– Oh ! je vous comprends, repritl’enfant un peu tristement, vous avez peur que je ne fasserire ; rassurez-vous, on ne verra plus ma taille, onn’entendra que mes vers, et cette fois, je suis tellement sûr demoi, que je veux que mes anciens compagnons d’école, qui m’ontraillé, assistent tous à cette représentation. »

Les désirs de l’enfant n’étaient jamaiscombattus par cette famille qui l’adorait ; il fut donc décidéqu’une grande fête serait donnée au mois de mai, dans le riantcottage de Benfield. Le bon curé se chargea des répétitions de latragédie d’Ajax, le père des invitations, la tante de lalente et savante confection du lunch splendide qui devaitêtre servi à l’aristocratique compagnie. Quant à la tendre mère,elle se préoccupa avec un soin plein d’anxiété du costume d’Ajax,que devait revêtir son petit Alexandre, elle imagina des chaussurespour le grandir, et une sorte de cuirasse qui dissimulerait larondeur des épaules.

Lorsque ce beau jour de mai arriva, lescarrosses armoriés accoururent de toutes parts dans les avenues decette grande forêt de Windsor. Les oiseaux chantaient sous lefeuillage naissant, et semblaient souhaiter la bienvenue auxinvités. Pas un des anciens compagnons d’école du petit Alexandren’avait manqué à l’appel. Il y avait là plusieurs lords etplusieurs écrivains célèbres de l’époque, de belles ladies et dejolies misses. Toute la compagnie commença par prendre lelunch, car en Angleterre, bien manger est un plaisir qu’onne dédaigne pas ; nous aurions pu ajouter bien boire,mais nous ne voulions pas faire d’épigramme. De la salle à mangertoute la compagnie passa au salon boisé qui servait de salle despectacle ; dans le fond était une estrade qui simulait lascène, et devant laquelle tombait un rideau de tapisserie deBeauvais. Ce rideau s’ouvrit aux sons de la musique, et l’onaperçut Ajax sous sa tente. Celui qui représentait le héros grecparut bien un peu petit et délicat, mais à peine eut-il parlé qu’onn’entendit plus que sa voix. Les vers qu’il récitait étaient unécho de la grandeur et de l’héroïsme d’Homère ; c’étaitquelque chose de nouveau dans la poésie anglaise ; l’oreilleen était charmée et l’âme saisie.

Les personnes les plus considérables del’assistance donnèrent le signal des applaudissements ; lesanciens compagnons du petit Alexandre battirent des mains à leurtour. Ce fut un véritable triomphe.

À la fin de la pièce on redemanda l’auteur etl’acteur, il se fit un peu attendre ; mais les crisredoublèrent. Enfin il reparut dépouillé de son costume et de sescothurnes élevés ; sa tête était expressive et belle, mais soncorps grêle laissait apercevoir sa difformité ; il se tournavers le groupe de ses compagnons :

« Hélas ! murmura-t-il, je suistoujours le petit bossu !

– Non ! non ! dirent-ils tous àl’unisson, vous êtes un grand poëte ! » Et l’assistanceentière cria à ébranler la salle :

« Vive Alexandre Pope ! »

Un écho de la forêt répéta comme un suprêmeapplaudissement :

« Vive Alexandre Pope ! »

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