Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 13Métamorphoses

Nicole ne se sentait plus d’aise ; quitter Taverney
pour se rendre à Paris n’avait pas été pour elle un triomphe aussi grand que de
quitter Paris pour Trianon.

Elle fut tellement gracieuse avec le cocher de M. de Richelieu,
que la réputation de la nouvelle femme de chambre était faite le lendemain dans
toutes les remises et dans toutes les antichambres un peu aristocratiques de
Versailles et de Paris.

Lorsqu’on arriva au pavillon de Hanovre, M. de Richelieu
prit la petite par la main et la conduisit lui-même au premier étage, où l’attendait
M. Rafté, écrivant force lettres pour le compte de monseigneur.

Parmi toutes les attributions de M. le maréchal, la guerre
jouant le plus grand rôle, le Rafté, en théorie du moins, était devenu un si
habile homme de guerre, que Polybe et le chevalier de Folard, s’ils eussent
vécu, se fussent tenus très heureux de recevoir un de ces petits mémoires sur
les fortifications et les manœuvres comme Rafté en écrivait chaque semaine.

M. Rafté était donc occupé à rédiger un projet de guerre
contre les Anglais dans la Méditerranée, lorsque le maréchal entra et lui dit :

– Tiens, Rafté, regarde-moi cette enfant.

Rafté regarda.

– Très aimable, monseigneur, dit-il avec un mouvement de
lèvres des plus significatifs.

– Oui, mais sa ressemblance ?… Rafté, c’est de sa ressemblance
que je parle.

– Eh ! c’est vrai ; ah ! diable !

– Tu trouves, n’est-ce pas ?

– C’est extraordinaire ; voilà qui fera sa ruine ou sa
fortune.

– Sa ruine, d’abord, mais nous allons y mettre bon ordre.
Elle a les cheveux blonds, comme vous voyez, Rafté ; mais ce n’est pas une
grande affaire, n’est-ce pas ?

– Il ne s’agit que de les lui faire noirs, monseigneur,répliqua
Rafté, qui avait pris l’habitude de compléter la pensée de son maître, et
souvent même de penser entièrement pour lui.

– Viens à ma toilette, petite, dit le maréchal ;
monsieur, qui est un habile homme, va faire de toi la plus belle et la plus méconnaissable
soubrette de France.

En effet, dix minutes après, Rafté, à l’aide d’une composition
dont le maréchal usait chaque semaine pour teindre en noir ses cheveux blancs
sous sa perruque, coquetterie qu’il prétendait révéler encore souvent dans les
ruelles de sa connaissance, Rafté teignit d’un noir de jais les beaux cheveux
blond cendré de Nicole ; puis il passa sur ses sourcils épais et blonds
une épingle noircie au feu d’une bougie ; il donna ainsi à sa physionomie
enjouée un rehaut si fantasque, à ses yeux vifs et clairs un feu si ardent, et
quelquefois si sombre, que l’on eût dit une fée sortant, par la force de l’évocation,
d’un étui magique où la retenait son enchanteur.

– Maintenant, ma toute belle, dit Richelieu après avoir
donné un miroir à Nicole stupéfaite, regardez comme vous êtes charmante et
surtout comme vous êtes peu la Nicole de tout à l’heure. Vous n’avez plus de
ruine à craindre, mais une fortune à faire.

– Oh ! monseigneur, s’écria la jeune fille.

– Oui, et pour cela il ne s’agit que de s’entendre.

Nicole rougissait et baissait les yeux ; la rusée s’attendait
sans doute à des paroles comme M. de Richelieu savait si bien les dire.

Le duc comprit et, pour couper court à tout malentendu :

– Asseyez-vous dans ce fauteuil, ma chère enfant, dit-il, à
côté de M. Rafté. Ouvrez vos oreilles bien grandes, et écoutez-moi…Oh !
M. Rafté ne nous gêne pas, n’ayez pas peur ; il nous donnera son avis au
contraire. Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, balbutia Nicole, honteuse de s’être ainsi
méprise par vanité.

La conversation de M. de Richelieu avec Rafté et Nicole dura
une grande heure ; après quoi, le duc envoya la petite personne se coucher
avec les filles de chambre de l’hôtel.

Rafté se remit à son mémoire militaire, M. de Richelieu se
mit au lit après avoir feuilleté des lettres qui l’avertissaient de toutes les
menées des parlements de province contre M. d’Aiguillon et la cabale du Barry.

Le lendemain au matin, une de ses voitures sans armoiries
conduisit Nicole à Trianon, la déposa près de la grille avec son petit paquet
et disparut.

Nicole, le front haut, l’esprit libre et l’espoir dans les
yeux, vint, après s’être informée, heurter à la porte des communs.

Il était dix heures du matin. Andrée, déjà levée et habillée,
écrivait à son père pour l’informer de cet heureux événement de la veille, dont
M. de Richelieu, comme nous l’avons dit, s’était fait le messager.

Nos lecteurs n’ont pas oublié qu’un perron de pierre conduit
des jardins à la chapelle du petit Trianon ; que, sur le palier de cette
chapelle, un escalier monte à droite au premier étage, c’est-à-dire aux
chambres des dames de service, chambres qu’un long corridor éclairé sur les
jardins borde comme une allée.

La chambre d’Andrée était la première à gauche dans ce
corridor. Elle était assez spacieuse, bien éclairée sur la grande cour des
écuries, et précédée d’une petite chambre flanquée de deux cabinets à droite et
à gauche.

Cette chambre, insuffisante si l’on considère le train ordinaire
des commensaux d’une cour brillante, devenait une charmante cellule, très
habitable et très riante comme retraite, après les agitations du monde qui
peuplait le palais. Là pouvait se réfugier une âme ambitieuse pour dévorer les affronts
ou les mécomptes de la journée ; là aussi pouvait se reposer,dans le silence
et la solitude c’est-à-dire dans l’isolement des grandeurs, une âme humble et
mélancolique.

En effet, plus de supériorité, plus de devoirs, plus de représentation,
quand on avait une fois franchi ce perron et gravi cet escalier de la chapelle.
Autant de calme qu’au couvent, autant de liberté matérielle que dans la vie de
prison. L’esclave au palais rentrait maître dans sa chambre des communs.

Une âme douce et fière comme celle d’Andrée trouvait son
compte en tous ces petits calculs, non pas qu’elle vint se reposer d’une
ambition déçue ou des fatigues d’une fantaisie inassouvie ;mais Andrée
pouvait penser plus à l’aise dans l’étroit quadrilatère de sa chambre que dans
les riches salons de Trianon, sur ces dalles que son pied foulait avec tant de
timidité qu’on eût dit de la terreur.

De là, de ce coin obscur où elle se sentait bien à sa place,
la jeune fille regardait sans trouble toutes les grandeurs qui pendant le jour avaient
ébloui ses yeux. Au milieu de ses fleurs, avec son clavecin,entourée de livres
allemands, qui sont une si douce compagnie aux gens qui lisent avec le cœur, Andrée
défiait le sort de lui envoyer un chagrin ou de lui ôter une joie.

– Ici, disait-elle, lorsque, le soir, après ses devoirs accomplis,
elle revenait prendre son peignoir à larges plis et respirer de toute son âme
comme de tous ses poumons, ici je possède à peu près tout ce que je posséderai
jusqu’à ma mort. Peut-être me verrai-je un jour plus riche, mais jamais je ne
me trouverai plus pauvre ; il y aura toujours des fleurs, de la musique et
une belle page pour recréer les isolés.

Andrée avait obtenu la permission de déjeuner chez elle lorsque
bon lui semblait. Cette faveur lui était précieuse. Elle pouvait,de cette
façon, demeurer jusqu’à midi dans sa chambre, à moins que la dauphine ne la fît
demander pour quelque lecture ou quelque promenade matinale. Ainsi libre, dans
les beaux jours elle partait le matin avec un livre et traversait seule les
grands bois qui vont de Trianon à Versailles, puis, après deux heures de promenade,
de méditation et de rêverie, elle rentrait pour déjeuner, n’ayant aperçu
souvent ni un seigneur, ni un laquais, ni un homme, ni une livrée.

La chaleur commençait-elle à filtrer sous les épais ombrages,
Andrée avait sa petite chambre si fraîche, avec le double air de la fenêtre et
de la porte du corridor. Un petit sofa recouvert d’étoffe d’indienne, quatre
chaises pareilles, son chaste lit à ciel rond, d’où tombaient des rideaux de la
même étoffe que le meuble, deux vases de Chine sur la cheminée, une table
carrée à pieds de cuivre : voilà de quoi se composait ce petit univers, aux
confins duquel Andrée bornait toutes ses espérances, limitait tousses désirs.

Nous disions donc que la jeune fille était assise dans sa
chambre et s’occupait d’écrire à son père lorsqu’un petit coup,discrètement
frappé à la porte du corridor, éveilla son attention.

Elle leva la tête en voyant la porte s’ouvrir, et poussa un
léger cri d’étonnement lorsque le visage radieux de Nicole apparut sortant de
la petite antichambre.

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