Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 31L’écrin

M. de Taverney n’attendit pas longtemps. Richelieu, ayant
demandé au valet de chambre de Sa Majesté ce que le roi avait laissé sur sa
toilette, ressortit bientôt avec un objet que le baron ne put distinguer d’abord
sous l’enveloppe de soie qui le couvrait.

Mais le maréchal tira son ami d’inquiétude, il l’entraîna du
côté de la galerie.

– Baron, dit-il aussitôt qu’il se vit seul avec lui, tu m’as
paru douter quelquefois de mon amitié pour toi ?

– Pas depuis notre réconciliation, répliqua Taverney.

– Alors tu as douté de ta fortune et de celle de tes enfants ?

– Oh ! pour cela, oui.

– Eh bien, tu avais tort. Ta fortune et celle de tes enfants
se fait avec une rapidité qui devrait te donner le vertige.

– Bah ! fit Taverney, qui entrevoyait une partie de la
vérité, mais qui ne se fût pas livré à Dieu et, par conséquent, se gardait bien
du diable ; comment la fortune de mes enfants se fait-elle si vite ?

– Mais nous avons déjà M. Philippe capitaine, avec une
compagnie payée par le roi.

– Oh ! c’est vrai… et je te le dois.

– Nullement. Ensuite nous allons avoir mademoiselle de
Taverney marquise peut-être.

– Allons donc ! s’écria Taverney ; comment, ma
fille ?…

– Écoute, Taverney, le roi est plein de goût ; la
beauté, la grâce et la vertu, lorsqu’elles sont accompagnées du talent, enchantent
Sa Majesté… Or, mademoiselle de Taverney réunit tous ces avantages à un point
éminent… Le roi est donc enchanté de mademoiselle de Taverney.

– Duc, répliqua Taverney en prenant un air de dignité plus
que grotesque pour le maréchal, duc, comment expliques-tu ce mot :
enchanté ?

Richelieu n’aimait pas la prétention ; il répliqua
sèchement à son ami :

– Baron, je ne suis pas fort sur la linguistique, je sais
même fort peu l’orthographe. Enchanté, pour moi, a toujours signifié content
outre mesure, voilà… Si tu es marri outre mesure de voir ton roi content de la
beauté, du talent, du mérite de tes enfants, tu n’as qu’à parler…je m’en vais
retourner près de Sa Majesté.

Et Richelieu pivota sur ses talons avec une aisance toute juvénile.

– Duc, tu ne m’as pas bien compris, s’écria le baron en l’arrêtant.
Vertubleu ! tu es vif.

– Pourquoi me dis-tu que tu n’es pas content ?

– Eh ! je n’ai pas dit cela.

– Tu me demandes des commentaires sur le bon plaisir du roi…
La peste soit du sot !

– Encore un coup, duc, je n’ai pas ouvert la bouche de cela.
Il est bien certain que je suis content, moi.

– Ah ! toi… Eh bien, qui sera mécontent ?… Ta
fille ?

– Eh ! eh !

– Mon cher, tu as élevé ta fille comme un sauvage que tu es.

– Mon cher, mademoiselle ma fille s’est élevée toute seule ;
tu comprends bien que je n’ai pas été m’exténuer à cela. J’avais assez de vivre
dans mon trou de Taverney… La vertu lui est poussée toute seule.

– Et l’on dit que les gens de campagne savent arracher les
mauvaises herbes. Bref, ta fille est une bégueule.

– Tu te trompes, c’est une colombe.

Richelieu fit la grimace.

– Eh bien, la pauvre enfant n’a qu’à chercher un bon mari, car
les occasions de fortune lui deviendront rares avec ce défaut-là.

Taverney regarda le duc avec inquiétude.

– Heureusement pour elle, continua-t-il, que le roi est si
éperdument amoureux de la du Barry, que jamais il ne fera attention sérieusement
à d’autres.

L’inquiétude de Taverney se changea en angoisses.

– Ainsi, continua Richelieu, ta fille et toi, vous pouvez
vous rassurer. Je vais faire à Sa Majesté les objections nécessaires et le roi
n’y tiendra pas le moins du monde.

– Mais à quoi, bon Dieu ? s’écria Taverney tout pâle, en
secouant le bras de son ami.

– À faire un petit présent à mademoiselle Andrée, mon cher
baron.

– Un petit présent !… Qu’est-ce donc ? dit
Taverney plein de convoitise et d’espoir.

– Oh ! presque rien, fit négligemment Richelieu ;
ceci… tiens.

Et il développa un écrin de la soie.

– Un écrin ?

– Une misère… un collier de quelques milliers de livres que
Sa Majesté, flattée de lui avoir entendu chanter sa chanson favorite, voulait
faire accepter à la chanteuse ; c’est dans l’ordre. Mais,puisque ta fille
est effarouchée, n’en parlons plus.

– Duc, tu n’y penses pas, ce serait offenser le roi.

– Sans doute que ce serait offenser le roi ; mais
est-ce que ce n’est pas toujours le propre de la vertu d’offenser quelqu’un ou
quelque chose ?

– Enfin, duc, songes-y, dit Taverney, l’enfant n’est pas si
déraisonnable.

– C’est-à-dire que c’est toi et non pas l’enfant qui parle ?

– Oh ! mais je sais si bien ce qu’elle dira ou fera !

– Les Chinois sont bien heureux, dit Richelieu.

– Pourquoi cela ? dit Taverney stupéfait.

– Parce qu’ils ont beaucoup de canaux et de rivières dans
leur pays.

– Duc, tu changes la conversation, ne me mets pas au désespoir ;
parle moi.

– Je te parle, baron, et ne change pas du tout la conversation.

– Pourquoi parler des Chinois ? quel rapport leurs
rivières ont-elles avec ma fille ?

– Un fort grand… Les Chinois, te disais-je, ont le bonheur
de pouvoir noyer, sans qu’on leur dise rien, les filles qui sont trop
vertueuses.

– Allons, voyons, duc, dit Taverney, il faut être juste
aussi. Suppose que tu aies une fille.

– Pardieu ! j’en ai une… et si l’on vient me dire qu’elle
est trop vertueuse, celle-là… c’est qu’on sera bien méchant !

– Enfin, tu l’aimerais mieux autrement, n’est-ce pas ?

– Oh ! moi, je ne me mêle plus de mes enfants lorsqu’ils
ont passé huit ans.

– Au moins, écoute-moi. Si le roi me chargeait d’aller
offrir un collier à ta fille et que ta fille se plaignît à toi ?

– Oh ! mon ami, pas de comparaison… Moi, j’ai toujours
vécu à la cour ; toi, tu as vécu en Huron : cela ne peut se ressembler.
Ce qui est vertu pour toi pour moi est sottise ; rien n’est plus
disgracieux, vois-tu, sache-le pour ta gouverne, que de venir dire aux gens :
« Que feriez-vous en telle ou telle circonstance ? »Et puis tu
te trompes dans tes comparaisons, mon cher. Il ne s’agit pas du tout que j’aille
offrir un collier à ta fille.

– Tu me l’as dit…

– Moi, je n’en ai pas dit un mot. J’ai annoncé que le roi m’avait
ordonné de prendre chez lui un écrin pour mademoiselle de Taverney,dont la
voix lui a plu ; mais je n’ai pas dit une fois que Sa Majesté m’eut chargé
de l’offrir à la jeune personne.

– Alors, vraiment, dit le baron au désespoir, je ne sais
plus où donner de la tête. Je ne comprends pas un mot, tu parles par énigmes.
Pourquoi donner ce collier, si ce n’est pour le donner ?pourquoi t’en
charger, si ce n’est pour que tu le remettes ?

Richelieu poussa un grand cri, comme s’il apercevait une
araignée.

– Ah ! fit-il, pouah ! pouah ! le Huron !
fi ! la vilaine bête !

– Qui cela, donc ?

– Mais toi, mon bon ami ; toi, mon féal… Tu tombes de
la lune, mon pauvre baron.

– Je ne sais plus…

– Non, tu ne sais rien. Mon cher, quand un roi fait un présent
à une femme, et qu’il charge M. de Richelieu de cette commission,le présent
est noble et la commission bien faite, rappelle-toi cela… Je ne remets pas les
écrins, mon cher ; c’était la charge de M. Lebel. As-tu connu M. Lebel ?

– Qui donc charges-tu alors ?

– Mon ami, dit Richelieu en frappant l’épaule de Taverney et
en accompagnant ce geste amical d’un sourire diabolique, lorsque j’ai affaire à
une aussi admirable vertu que mademoiselle Andrée, je suis moral comme pas un ;
lorsque j’approche une colombe, comme tu dis, rien en moi ne sent le corbeau ;
lorsque je suis député vers une demoiselle, je parle au père… Je te parle, Taverney,
et te remets l’écrin pour que tu le donnes à ta fille… Maintenant,veux-tu ?…

Il tendit l’écrin.

– Ou ne veux-tu pas ?

Il retira sa main.

– Oh ! mais, mais, s’écria le baron, dis donc cela tout
de suite ; dis que c’est moi qui suis chargé par Sa Majesté de remettre ce
présent : il est tout légitime et devient tout paternel, il s’épure.

– Il faudrait pour cela que tu soupçonnasses Sa Majesté de
mauvaises intentions, dit Richelieu sérieusement. Or, tu ne l’oserais, n’est-ce
pas ?

– Dieu m’en préserve ! Mais le monde… c’est-à-dire ma
fille…

Richelieu haussa les épaules.

– Prends-tu, oui ou non ? dit-il.

Taverney allongea rapidement sa main.

– Comme cela, tu es moral ? dit-il au duc avec un
sourire jumeau de celui que Richelieu venait de lui adresser.

– Ne trouves-tu pas, baron, dit le maréchal, qu’il soit d’une
moralité pure de faire entremettre le père, le père qui purifie tout, comme tu
le disais, entre l’enchantement du monarque et le charme de ta fille ?…
Que M. Jean-Jacques Rousseau de Genève, qui rôdait par ici tout à l’heure, nous
juge ; il te dira que feu Joseph était impur auprès de moi.

Richelieu prononça ce peu de mots avec un flegme, une noblesse
saccadée, un précieux qui imposèrent silence aux observations de Taverney, et l’aidèrent
à croire qu’il devait être convaincu.

Il saisit donc la main de son illustre ami et la serrant :

– Grâce à ta délicatesse, dit-il, ma fille va pouvoir
accepter ce présent.

– Source et origine de cette fortune dont je te parlais au début
de notre ennuyeuse discussion sur la vertu.

– Merci, cher duc, merci de tout mon cœur.

– Un mot ; cache bien soigneusement aux amis de du
Barry là nouvelle de cette faveur. Madame du Barry serait capable de quitter le
roi et de s’enfuir.

– Le roi nous en voudrait ?

– Je ne sais, mais la comtesse ne nous en saurait pas gré.
Quant à moi, je serais perdu… sois discret.

– Ne crains rien. Mais porte bien mes humbles remerciements
au roi.

– Et ceux de ta fille, je n’y manquerai pas… Mais tu n’es
pas au bout de la faveur… C’est toi qui remercieras le roi, mon cher ; Sa
Majesté t’invite à souper ce soir.

– Moi ?

– Toi, Taverney ; nous sommes en famille. Sa Majesté, toi,
moi, nous causerons de la vertu de ta fille. Adieu, Taverney, je vois du Barry
avec M. d’Aiguillon ; il ne faut pas qu’on nous aperçoive ensemble.

Il dit et, léger comme un page, il disparut au bout de la
galerie, laissant Taverney, avec son écrin, pareil à un enfant saxon qui se
réveille avec les jouets que Noël lui a mis dans la main pendant qu’il dormait.

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