Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 11Les cheveux de la reine

Le roi tenait encore mademoiselle de Taverney par la main en
arrivant sur le palier, et, en arrivant à cette place seulement, il la salua si
courtoisement, si longuement, que Richelieu eut le temps de voir le salut, d’en
admirer la grâce, et de se demander à quelle heureuse mortelle il avait été
adressé.

Son ignorance ne dura pas longtemps. Louis XV prit le bras
de la dauphine, qui avait tout vu et qui avait déjà parfaitement reconnu
Andrée.

– Ma fille, lui dit-il, je viens sans façon vous demander à
souper. J’ai traversé tout le parc, et, en chemin, rencontrant mademoiselle de
Taverney, je l’ai priée de me faire compagnie.

– Mademoiselle de Taverney ! murmura Richelieu, presque
étourdi de ce coup imprévu. Par ma foi ! j’ai trop de bonheur !

– En sorte que non seulement je ne gronderai pas mademoiselle,
qui était en retard, répondit gracieusement la dauphine, mais que je la
remercierai de nous avoir amené Votre Majesté.

Andrée, rouge comme une des belles cerises qui garnissaient
le surtout au milieu des fleurs, s’inclina sans répondre.

– Diable ! diable ! elle est belle, en effet, se
dit Richelieu ; et ce vieux drôle de Taverney n’en disait pas plus sur
elle qu’elle n’en mérite.

Déjà le roi était à table, après avoir reçu le salut de M.
le dauphin. Doué comme son aïeul d’un appétit complaisant, le monarque fit
honneur au service improvisé que le maître d’hôtel plaça devant lui comme par enchantement.

Cependant, tout en mangeant, le roi, qui tournait le dos à
la porte, semblait chercher quelque chose, ou plutôt quelqu’un.

En effet, mademoiselle de Taverney, qui ne jouissait d’aucun
privilège, sa position n’étant pas encore bien fixée auprès de madame la
dauphine, mademoiselle de Taverney, disons-nous, n’était point entrée dans la
salle à manger, et, après sa profonde révérence en réponse à celle du roi, elle
était entrée dans la chambre de madame la dauphine, qui, deux ou trois fois
déjà, lui avait fait faire la lecture, après s’être mise au lit.

Madame la dauphine comprit que c’était sa belle compagne de
route que cherchait le regard du roi.

– Monsieur de Coigny, dit-elle à un jeune officier des
gardes placé derrière le roi, faites donc entrer, je vous prie,mademoiselle de
Taverney. Avec la permission de madame de Noailles, nous dérogerons ce soir à l’étiquette.

M. de Coigny sortit, et un instant après introduisit Andrée,
qui, ne comprenant rien à cette succession de faveurs inaccoutumées, entra
toute tremblante.

– Mettez-vous là, mademoiselle, dit la dauphine, près de
madame la duchesse.

Andrée monta timidement le gradin ; elle était si
troublée, qu’elle eut l’audace de s’asseoir à un pied seulement de la dame d’honneur.

Aussi reçut-elle un coup d’œil si foudroyant de celle-ci, que
la pauvre enfant, comme si elle eut été mise en contact avec une bouteille de
Leyde rudement chargée, recula de quatre pieds au moins.

Le roi Louis XV la regardait et souriait.

– Ah çà ! mais, se dit le duc de Richelieu, ce n’est
presque pas la peine que je m’en mêle, et voilà des choses qui marchent toutes
seules.

Le roi se retourna alors et aperçut le maréchal, tout
préparé à soutenir ce regard.

– Bonjour, monsieur le duc, dit Louis XV ; faites-vous
bon ménage avec madame la duchesse de Noailles ?

– Sire, répliqua le maréchal, madame la duchesse me fait
toujours l’honneur de me maltraiter comme un étourdi.

– Est-ce que vous êtes allé aussi sur la route de Chanteloup,
vous, duc ?

– Moi, sire ? Ma foi, non ; je suis trop heureux
pour cela des bontés de Votre Majesté pour ma maison.

Le roi ne s’attendait pas à ce coup ; il se préparait à
railler, on allait au devant de lui.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait, duc ?

– Sire, Votre Majesté a donné le commandement de ses chevau-légers
à M. le duc d’Aiguillon.

– Oui, c’est vrai, duc.

– Et pour cela il fallait toute l’énergie, toute l’habileté
de Votre Majesté. C’est presque un coup État

On était à la fin du repas ; le roi attendit un moment
et se leva de table.

La conversation eût pu l’embarrasser, mais Richelieu était
décidé à ne pas lâcher sa proie. Aussi, lorsque le roi se mit à causer avec
madame de Noailles, la dauphine et mademoiselle de Taverney,Richelieu manœuvra-t-il
si savamment, qu’il se retrouva en pleine conversation,conversation qu’il
avait dirigée selon son gré.

– Sire, dit-il, Votre Majesté sait que les succès
enhardissent.

– Est-ce pour nous dire que vous êtes hardi, duc ?

– C’est pour demander à Votre Majesté une nouvelle grâce, après
celle que le roi a daigné me faire ; un de mes bons amis, un ancien
serviteur de Votre Majesté, a son fils dans les gendarmes. Le jeune homme est
plein de mérite, mais pauvre. Il a reçu d’une auguste princesse un brevet de
capitaine, mais il lui manque la compagnie.

– La princesse est ma fille ? demanda le roi en se
retournant vers la dauphine.

– Oui, sire, dit Richelieu, et le père de ce jeune homme s’appelle
le baron de Taverney.

– Mon père !… s’écria involontairement Andrée.Philippe !…
C’est pour Philippe, monsieur le duc, que vous demandez une compagnie ?

Puis, honteuse de cet oubli de l’étiquette, Andrée fit un
pas en arrière, rougissante et les mains jointes.

Le roi se retourna pour admirer la rougeur, l’émotion de la
belle enfant ; il revint aussi à Richelieu avec un regard de bienveillance
qui apprit au courtisan combien sa demande était agréable à cause de l’occasion
qu’elle fournissait.

– En effet, dit la dauphine, ce jeune homme est charmant, et
j’avais pris l’engagement de faire sa fortune. Que les princes sont malheureux !
Dieu, quand il leur donne la bonne volonté, leur ôte la mémoire ou le
raisonnement ; ne devais-je pas penser que ce jeune homme était pauvre, que
ce n’était pas assez de lui donner l’épaulette, et qu’il fallait encore lui donner
la compagnie ?

– Eh ! madame, comment Votre Altesse l’eût-elle su ?

– Oh ! je le savais, répliqua vivement la dauphine avec
un geste qui rappela au souvenir d’Andrée la maison si nue, si modeste, et
pourtant si heureuse à son enfance ; oui, je le savais, et j’ai cru avoir
tout fait en donnant un grade à M. Philippe de Taverney. Il s’appelle Philippe,
n’est-ce pas, mademoiselle ?

– Oui, madame.

Le roi regarda toutes ces physionomies si nobles, si ouvertes ;
puis il arrêta les yeux sur celle de Richelieu, qui s’illuminait aussi d’un
reflet de générosité qu’il empruntait sans doute à son auguste voisine.

– Ah ! duc, dit-il à demi-voix, je vais me brouiller
avec Luciennes.

Puis vivement, à Andrée :

– Dites que cela vous fera plaisir, mademoiselle,ajouta-t-il.

– Ah ! sire, fit Andrée en joignant les mains, je vous
en supplie !

– Accordé, alors, dit Louis XV. Vous choisirez une bonne
compagnie à ce pauvre jeune homme, duc, et j’en ferai les fonds si déjà elle n’est
toute payée et toute vacante.

Cette bonne action réjouit tous les assistants ; elle
valut au roi un céleste sourire d’Andrée, elle valut à Richelieu un remerciement
de cette belle bouche, à qui, dans sa jeunesse, il eût demandé plus encore, ambitieux
et avare comme il était.

Quelques visiteurs arrivèrent successivement ; parmi
eux le cardinal de Rohan, qui, depuis l’installation de la dauphine à Trianon, faisait
assidûment sa cour.

Mais le roi, pendant toute la soirée, n’eut de bons égards
et d’agréables paroles que pour Richelieu. Il se fit même accompagner de lui
lorsqu’il prit congé de la dauphine pour retourner à son Trianon.Le vieux
maréchal suivit le roi avec des tressaillements de joie.

Tandis que Sa Majesté regagnait avec le duc et ses deux officiers
les allées sombres qui aboutissent au palais, Andrée avait été congédiée par la
dauphine.

– Vous avez besoin d’écrire cette bonne nouvelle à Paris, avait
dit la princesse ; vous pouvez vous retirer, mademoiselle.

Et, précédée d’un valet de pied qui portait une lanterne, la
jeune fille traversait l’esplanade de cent pas qui séparait Trianon des
communs.

Devant elle aussi, de buisson en buisson, bondissait dans
les feuillages une ombre qui suivait chaque mouvement de la jeune fille avec
des yeux étincelants : c’était Gilbert.

Lorsque Andrée fut arrivée au perron et qu’elle commença à
monter les marches de pierre, le valet retourna aux antichambres de Trianon.

Alors Gilbert, se glissant à son tour dans le vestibule, arriva
aux cours des écuries, et, par un petit escalier roide comme une échelle, grimpa
dans sa mansarde, située en face des fenêtres de la chambre d’Andrée, dans un
angle des bâtiments.

Il vit de là Andrée appeler à l’aide une femme de chambre de
madame de Noailles, qui avait sa chambre dans le même corridor.Mais, lorsque
cette fille entra dans la chambre d’Andrée, les rideaux de la fenêtre tombèrent
comme un voile impénétrable entre les ardents désirs du jeune homme et l’objet
de ses idées.

Au palais, il ne restait plus que M. de Rohan, redoublant de
galanterie auprès de madame la dauphine, qui le traitait assez froidement.

Le prélat finit par craindre d’être indiscret, d’autant plus
qu’il avait déjà vu M. le dauphin se retirer. Il prit donc congé de Son Altesse
royale avec les marques du plus profond et du plus tendre respect.

Au moment où il montait en carrosse, une femme de chambre de
la dauphine s’approcha de lui et entra presque dans sa voiture.

– Voici, dit-elle.

Et elle lui mit dans la main un petit papier soyeux dont le
contact fit frissonner le cardinal.

– Voici, répliqua-t-il vivement en mettant dans la main de
cette femme une bourse lourde, et qui, vide, eût été un salaire honorable.

Le cardinal, sans perdre de temps, commanda au cocher de
partir pour Paris, et de demander de nouveaux ordres à la barrière.

Pendant tout le chemin, dans l’obscurité de la voiture, il
palpa et baisa comme un amant enivré le contenu de ce papier.

Une fois à la barrière :

– Rue Saint-Claude, dit-il.

Bientôt après, il traversait la cour mystérieuse et
retrouvait ce petit salon où se tenait Fritz, l’introducteur aux silencieuses façons.

Balsamo se fit attendre un quart d’heure. Il parut enfin et
donna au cardinal, pour cause de son retard, l’heure avancée, qui pouvait lui
permettre de croire qu’aucune visite ne lui viendrait plus.

En effet, il était près de onze heures du soir.

– C’est vrai, monsieur le baron, dit le cardinal, et je vous
demande pardon de ce dérangement. Mais vous souvenez-vous de m’avoir dit, un
jour, que pour être assuré de certains secrets… ?

– Il me fallait les cheveux de la personne dont nous
parlions ce jour-là, interrompit Balsamo, qui avait vu déjà le petit papier aux
mains du naïf prélat.

– Précisément, monsieur le baron.

– Et vous m’apportez ces cheveux, monseigneur ? Très
bien.

– Les voici.

– Croyez-vous qu’il sera possible de les ravoir après l’expérience ?

– À moins que le feu n’ait été nécessaire… auquel cas…

– Sans doute, sans doute, dit le cardinal ; mais alors
je pourrai m’en procurer d’autres. Puis-je avoir une solution ?

– Aujourd’hui ?

– Je suis impatient, vous le savez.

– Il faut d’abord essayer, monseigneur.

Balsamo prit les cheveux et monta précipitamment chez Lorenza.

– Je vais donc savoir, se disait-il en chemin, le secret de
cette monarchie ; je vais donc savoir le dessein caché de Dieu.

Et, de l’autre côté de la muraille, avant même d’avoir
ouvert la porte mystérieuse, il endormit Lorenza. La jeune femme le reçut donc
avec un tendre embrassement.

Balsamo s’arracha avec peine de ses bras. Il eût été
difficile de dire quelle chose était plus douloureuse au pauvre baron, ou des
reproches de la belle Italienne quand elle était éveillée, ou de ses caresses
quand elle dormait.

Enfin, étant parvenu à dénouer la chaîne que les deux beaux
bras de la jeune femme avaient jetée à son cou :

– Ma Lorenza chérie, lui dit-il en lui mettant le papier
dans la main, peux tu me dire à qui sont ces cheveux ?

Lorenza les prit et les appuya sur sa poitrine, puis contre
son front ; quoique ses deux yeux fussent ouverts, c’était parla poitrine
et le front qu’elle voyait pendant son sommeil.

– Oh ! dit-elle, c’est une illustre tête que celle à
qui on les a dérobés.

– N’est-ce pas ?… Une tête heureuse ? Dis !

– Elle peut l’être.

– Cherche bien, Lorenza.

– Oui, elle peut l’être ; il n’y a pas d’ombre encore
sur sa vie.

– Cependant elle est mariée…

– Oh ! fit Lorenza avec un doux sourire.

– Eh bien quoi ? et que veut dire ma Lorenza ?

– Elle est mariée, cher Balsamo, ajouta la jeune femme, et
cependant…

– Et cependant ?

– Et cependant…

Lorenza sourit encore.

– Moi aussi, je suis mariée, dit-elle.

– Sans doute.

– Et cependant…

Balsamo regarda Lorenza avec un profond étonnement ;
malgré le sommeil de la jeune femme, une pudibonde rougeur s’étendait sur son
visage.

– Et cependant ? répéta Balsamo. Achève.

Elle jeta de nouveau ses bras autour du cou de son amant, et,
cachant sa tête dans sa poitrine :

– Et cependant je suis vierge, dit-elle.

– Et cette femme, cette princesse, cette reine, s’écria Balsamo,
toute mariée qu’elle est ?…

– Cette femme, cette princesse, cette reine, répéta Lorenza,
elle est aussi pure et aussi vierge que moi ; plus pure, plus vierge même,
car elle n’aime pas comme moi.

– Oh ! fatalité ! murmura Balsamo. Merci, Lorenza,
je sais tout ce que je voulais savoir.

Il l’embrassa, serra précieusement les cheveux dans sa poche,
et, coupant à Lorenza une petite mèche de ses cheveux noirs, il la brûla aux
bougies et en recueillit la cendre dans le papier qui avait enveloppé les
cheveux de la dauphine.

Alors il redescendit, et, tout en marchant, réveilla la
jeune femme.

Le prélat, tout ému d’impatience, attendait, doutait.

– Eh bien, monsieur le comte ? dit-il.

– Eh bien, monseigneur…

– L’oracle ?…

– L’oracle a dit que vous pouviez espérer.

– Il a dit cela ? s’écria le prince transporté.

– Concluez, du moins, comme il vous plaira, monseigneur,l’oracle
ayant dit que cette femme n’aimait pas son mari.

– Oh ! fit M. de Rohan avec un transport de joie.

– Quant aux cheveux, dit Balsamo, il m’a fallu les brûler
pour obtenir la révélation par l’essence ; en voici les cendres que je
vous rends scrupuleusement après les avoir recueillies, comme si chaque
parcelle valait un million.

– Merci, monsieur, merci, je ne pourrai jamais m’acquitter
envers vous.

– Ne parlons pas de cela, monseigneur. Une seule recommandation,
dit-il : n’allez pas avaler les cendres dans du vin, comme font
quelquefois les amoureux ; c’est d’une sympathie si dangereuse que votre
amour deviendrait incurable, tandis que le cœur de l’amante se refroidirait !

– Ah ! je n’aurai garde, dit le prélat presque
épouvanté. Adieu, monsieur le comte, adieu.

Vingt minutes après, le carrosse de Son Éminence croisait au
coin de la rue des Petits-Champs la voiture de M. de Richelieu,qu’elle faillit
renverser dans un de ces trous énormes creusés par la construction d’une
maison.

Les deux seigneurs se reconnurent.

– Eh ! prince ! dit Richelieu avec un sourire.

– Eh ! duc ! répliqua M. Louis de Rohan avec un
doigt sur la bouche.

Et ils furent transportés en sens inverse.

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