Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 2Le courrier

Il était six heures du soir.

Dans cette chambre de la rue Saint-Claude, où nous avons
déjà introduit nos lecteurs, Balsamo était assis près de Lorenza éveillée, et
essayait par la persuasion d’adoucir cet esprit rebelle à toutes les prières.

Mais la jeune femme le regardait de travers, comme Didon
regardait Énée prêt à partir, ne parlait que pour faire des reproches, et n’étendait
la main que pour repousser.

Elle se plaignait d’être prisonnière, d’être esclave, et de
ne plus respirer, de ne plus voir le soleil. Elle enviait le sort des plus
pauvres créatures, des oiseaux, des fleurs. Elle appelait Balsamo son tyran.

Puis, passant du reproche à la colère, elle mettait en lambeaux
les riches étoffes que son mari lui avait données pour égayer par des semblants
de coquetterie la solitude qu’il lui imposait.

De son côté, Balsamo lui parlait avec douceur et la
regardait avec amour. On voyait que cette faible et irritable créature prenait
une énorme place dans son cœur, sinon dans sa vie.

– Lorenza, lui disait-il, mon enfant chéri, pourquoi montrer
cet esprit d’hostilité et de résistance ? pourquoi ne pas vivre avec moi, qui
vous aime au delà de toute expression, comme une compagne douce et dévouée ?
Alors vous n’auriez plus rien à désirer ; alors vous seriez libre de vous
épanouir au soleil comme ces fleurs dont vous parliez tout à l’heure, d’étendre
vos ailes comme ces oiseaux dont vous enviez le sort ; alors nous irions
tous deux partout ensemble ; alors vous reverriez non seulement ce soleil
qui vous charme tant, mais encore les soleils factices des hommes,ces
assemblées où vont les femmes de ce pays ; vous seriez heureuse selon vos
goûts, en me rendant heureux à ma manière. Pourquoi ne voulez-vous pas de ce
bonheur, Lorenza, qui, avec votre beauté, votre richesse, rendrait tant de
femmes jalouses ?

– Parce que vous me faites horreur, répondit la fière jeune
femme.

Balsamo attacha sur Lorenza un regard empreint à la fois de
colère et de pitié.

– Vivez donc ainsi que vous vous condamnez à vivre, dit-il, et,
puisque vous êtes si fière, ne vous plaignez pas.

– Je ne me plaindrais pas non plus si vous me laissiez seule,
je ne me plaindrais pas si vous ne vouliez point me forcer à vous parler.
Restez hors de ma présence, ou, quand vous viendrez dans ma prison,ne me dites
rien, et je ferai comme ces pauvres oiseaux du Sud que l’on tient en cage :
ils meurent, mais ils ne chantent pas.

Balsamo fit un effort sur lui-même.

– Allons, Lorenza, dit-il, de la douceur, de la résignation ;
lisez donc une fois dans mon cœur, dans ce cœur qui vous aime au-dessus de tout
chose. Voulez-vous des livres ?

– Non.

– Pourquoi cela ? Des livres vous distrairont.

– Je veux prendre un tel ennui, que j’en meure.

Balsamo sourit ou plutôt essaya de sourire.

– Vous êtes folle, dit-il, vous savez bien que vous ne mourrez
pas, tant que je serai là pour vous soigner et vous guérir si vous tombez
malade.

– Oh ! s’écria Lorenza, vous ne me guérirez pas le jour
où vous me trouverez étranglée aux barreaux de ma fenêtre avec cette écharpe.

Balsamo frissonna.

– Le jour, continua-t-elle exaspérée, où j’aurai ouvert ce
couteau et où je me le serai plongé dans le cœur.

Balsamo, pâle et couvert d’une sueur glacée, regarda Lorenza,
et, d’une voix menaçante :

– Non, dit-il, Lorenza, vous avez raison, ce jour-là, je ne
vous guérirai point, je vous ressusciterai.

Lorenza poussa un cri d’effroi. elle ne connaissait pas de
bornes au pouvoir de Balsamo ; elle crut à sa menace.

Balsamo était sauvé.

Tandis qu’elle s’abîmait dans cette nouvelle cause de son
désespoir, qu’elle n’avait pas prévue, et que sa raison vacillante se voyait
enfermée dans un cercle infranchissable de tortures, la sonnette d’appel agitée
par Fritz retentit à l’oreille de Balsamo.

Elle tinta trois fois rapidement et à coups égaux.

– Un courrier, dit-il.

Puis, après un court intervalle, un autre coup retentit.

– Et pressé, dit-il.

– Ah ! fit Lorenza, vous allez donc me quitter !

Il prit la main froide de la jeune femme.

– Encore une fois, dit-il, et la dernière, vivons en bonne intelligence,
vivons fraternellement, Lorenza ; puisque la destinée nous a liés l’un à l’autre,
faisons-nous de la destinée une amie et non un bourreau.

Lorenza ne répondit rien. Son œil fixe et morne semblait
chercher dans l’infini une pensée qui lui échappait éternellement,et qu’elle
ne trouvait plus peut-être pour l’avoir trop poursuivie, comme il arrive à ceux
dont la vue a trop ardemment sollicité la lumière après avoir vécu dans les
ténèbres et que le soleil a aveuglés.

Balsamo lui prit la main et la lui baisa sans qu’elle donnât
signe d’existence.

Puis il fit un pas vers la cheminée.

À l’instant même, Lorenza sortit de sa torpeur et fixa avidement
ses yeux sur lui.

– Oui, murmura-t-il, tu veux savoir par où je sors, pour sortir
un jour après moi, pour fuir comme tu m’en as menacé ; et voilà pourquoi
tu te réveilles, voilà pourquoi tu me suis du regard.

Et, passant sa main sur son front, comme s’il s’imposait à
lui-même une contrainte pénible, il étendit cette même main vers la jeune femme,
et d’un ton impératif, en lui lançant son regard et son geste comme un trait
vers la poitrine et les yeux :

– Dormez, dit-il.

Cette parole était à peine prononcée, que Lorenza plia comme
une fleur sur sa tige ; sa tête, vacillante un instant,s’inclina et alla
s’appuyer sur le coussin du sofa. Ses mains, d’une blancheur mate,glissèrent à
ses côtés, en effleurant sa robe soyeuse.

Balsamo s’approcha, la voyant si belle, et appuya ses lèvres
sur ce beau front.

Alors toute la physionomie de Lorenza s’éclaircit, comme si
un souffle sorti des lèvres de l’Amour même avait écarté de son front le nuage
qui le couvrait ; sa bouche s’entrouvrit frémissante, ses yeux nagèrent
dans de voluptueuses larmes, et elle soupira comme durent soupirer ces anges
qui, aux premiers jours de la création, se prirent d’amour pour les enfants des
hommes.

Balsamo la regarda un instant, comme un homme qui ne peut s’arracher
à sa contemplation ; puis, comme le timbre retentissait de nouveau, il s’élança
vers la cheminée, poussa un ressort, et disparut derrière les fleurs.

Fritz l’attendait au salon avec un homme vêtu d’une veste de
coureur et chaussé de bottes épaisses armées de longs éperons.

La physionomie vulgaire de cet homme annonçait un homme du
peuple, son œil seul recélait une parcelle de feu sacré qu’on eût dit lui avoir
été communiquée par une intelligence supérieure à la sienne.

Sa main gauche était appuyée sur un fouet court et noueux,tandis
que sa main droite figurait des signes que Balsamo, après un court examen, reconnut,
et auxquels, muet lui-même, il répondit en effleurant son front du doigt
indicateur.

La main du postillon monta aussitôt à sa poitrine, où elle
traça un nouveau caractère qu’un indifférent n’eût pas reconnu,tant il
ressemblait au geste que l’on fait pour attacher un bouton.

À ce dernier signe, le maître répondit par l’exhibition d’une
bague qu’il portait au doigt.

Devant ce symbole redoutable, l’envoyé plia un genou.

– D’où viens-tu ? dit Balsamo.

– De Rouen, maître.

– Que fais-tu ?

– Je suis courrier au service de madame de Grammont.

– Qui t’a placé chez elle ?

– La volonté du grand Cophte.

– Quel ordre as-tu reçu en entrant à son service ?

– De n’avoir pas de secrets pour le maître.

– Où vas-tu ?

– À Versailles.

– Qu’y portes-tu ?

– Une lettre.

– À qui ?

– Au ministre.

– Donne.

Le courrier tendit à Balsamo une lettre qu’il venait de
tirer d’un sac de cuir attaché derrière son dos.

– Dois-je attendre ? demanda-t-il.

– Oui.

– J’attends.

– Fritz !

L’Allemand parut.

– Cache Sébastien dans l’office.

– Oui, maître.

– Il sait mon nom ! murmura l’adepte avec une superstitieuse
frayeur.

– Il sait tout, lui répliqua Fritz en l’entraînant. Balsamo
resta seul : il regarda le cachet bien pur et bien profond de cette lettre,
que le coup d’œil suppliant du courrier semblait lui avoir recommandé de
respecter le plus possible.

Puis, lent et pensif, il remonta vers la chambre de Lorenza
et ouvrit la porte de communication.

Lorenza dormait toujours, mais fatiguée, mais énervée par l’inaction.
Il lui prit la main qu’elle serra convulsivement, et il appliqua sur son cœur
la lettre du courrier, toute cachetée qu’elle était.

– Voyez-vous ? lui dit-il.

– Oui, je vois, répondit Lorenza.

– Quel est l’objet que je tiens à la main ?

– Une lettre.

– Pouvez-vous la lire ?

– Je le puis.

– Lisez-la donc, alors.

Alors Lorenza, les yeux fermés, la poitrine haletante, récita
mot à mot les lignes suivantes, que Balsamo écrivait sous sa dictée à mesure qu’elle
parlait :

« Cher frère,

« Comme je l’avais prévu, mon exil me sera au moins bon
à quelque chose. J’ai quitté ce matin le président de Rouen ;il est à
nous, mais timide. Je l’ai pressé en votre nom. Il se décide enfin,et les
remontrances de sa compagnie seront avant huit jours à Versailles.

« Je pars immédiatement pour Rennes, afin d’activer un
peu Caradeuc et La Chalotais, qui s’endorment.

« Notre agent de Caudebec se trouvait à Rouen. Je l’ai
vu. L’Angleterre ne s’arrêtera pas en chemin ; elle prépare une verte
notification au cabinet de Versailles.

« X… m’a demandé s’il fallait la produire. J’ai
autorisé.

« Vous recevrez les derniers pamphlets de Thévenot, de
Morande et de Delille contre la du Barry. Ce sont des pétards qui feraient
sauter une ville.

« Une mauvaise rumeur m’était venue : il y avait
de la disgrâce dans l’air. Mais vous ne m’avez pas encore écrit, et j’en ris.
Cependant, ne me laissez pas dans le doute et répondez-moi courrier par
courrier.

« Votre message me trouvera à Caen, où j’ai
quelques-uns de nos messieurs à pratiquer.

« Adieu, je vous embrasse.

« Duchesse de
Grammont. »

Lorenza s’arrêta après cette lecture.

– Vous ne voyez rien autre chose ? demanda Balsamo.

– Je ne vois rien.

– Pas de post-scriptum ?

– Non.

Balsamo, dont le front s’était déridé à mesure qu’elle
lisait, reprit à Lorenza la lettre de la duchesse.

– Pièce curieuse, dit-il, que l’on me payerait bien cher.Oh !
comment écrit-on de pareilles choses ! s’écria-t-il. Oui, ce sont les
femmes qui perdent toujours les hommes supérieurs. Ce Choiseul n’a pu être
renversé par une armée d’ennemis, par un monde d’intrigues, et voilà que le
souffle d’une femme l’écrase en le caressant. Oui, nous périssons tous par la
trahison ou la faiblesse des femmes… Si nous avons un cœur, et dans ce cœur une
fibre sensible, nous sommes perdus.

Et, en disant ces mots, Balsamo regardait avec une tendresse
inexprimable Lorenza palpitante sous ce regard.

– Est-ce vrai, lui dit-il, ce que je pense ?

– Non, non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle ardemment. Tu
vois bien que je t’aime trop, moi, pour te nuire comme toutes ces femmes sans
raison et sans cœur.

Balsamo se laissa enlacer par les bras de son enchanteresse.

Tout à coup un double tintement de la sonnette de Fritz résonna
deux fois.

– Deux visites, dit Balsamo.

Un violent coup de sonnette acheva la phrase télégraphique
de Fritz.

Et, se dégageant des bras de Lorenza, Balsamo sortit de la
chambre, laissant la jeune femme toujours endormie.

Il rencontra le courrier sur son chemin : celui-ci
attendait les ordres du maître.

– Voilà la lettre, dit-il.

– Qu’en faut-il faire ?

– La remettre à son adresse.

– C’est tout ?

– C’est tout.

L’adepte regarda l’enveloppe et le cachet, et, les voyant
aussi intacts qu’il les avait apportés, manifesta sa joie et disparut dans les
ténèbres.

– Quel malheur de ne pas garder un pareil autographe !
dit Balsamo, et quel malheur surtout de ne pas pouvoir le faire passer par des
mains sûres entre les mains du roi !

Fritz apparut alors devant lui.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– Une femme et un homme.

– Sont-ils déjà venus ici ?

– Non.

– Les connais-tu ?

– Non.

– La femme est-elle jeune ?

– Jeune et jolie.

– L’homme ?

– Soixante à soixante-cinq ans.

– Où sont-ils ?

– Au salon.

Balsamo entra.

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