Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 32Le petit souper du roi Louis XV

Le maréchal trouva Sa Majesté dans le petit salon, où quelques
courtisans l’avaient suivi, aimant mieux se passer de souper que de laisser
tomber sur d’autres que sur eux le regard distrait de leur souverain.

Mais Louis XV paraissait avoir autre chose à faire ce
soir-là que de regarder ces messieurs. Il congédia tout le monde en annonçant
qu’il ne souperait pas, ou que, s’il soupait, ce serait seul. Alors tous ses
hôtes ayant reçu congé de lui et, craignant de déplaire à Monseigneur le
dauphin s’ils n’assistaient pas à la fête qu’il donnait à la suite de la
répétition, s’envolèrent aussitôt comme une nuée de pigeons parasites, et
prirent leur course vers celui qu’on leur permettait de voir, prêts à affirmer
qu’ils désertaient pour lui le salon de Sa Majesté.

Louis XV, qu’ils quittaient avec tant de rapidité, était
loin de songer à eux. La petitesse de toute cette tourbe de courtisans l’eût
fait sourire dans une autre circonstance ; mais, cette fois,elle n’éveilla
aucun sentiment chez le monarque, si railleur, qu’il n’épargnait aucune
infirmité ni dans l’esprit ni dans le corps de son meilleur ami, en supposant
que Louis XV eût jamais eu un ami.

Non, en ce moment, Louis XV donnait toute son attention à un
carrosse qui stationnait devant la porte des communs de Trianon, et dont le
cocher semblait attendre, pour fouetter ses chevaux, que le poids du maître se
fît sentir dans la caisse dorée.

Ce carrosse était celui de madame du Barry, éclairé par des
flambeaux. Zamore, assis près du cocher, faisait aller en avant et en arrière
ses jambes, comme fait le siège d’une escarpolette.

Enfin madame du Barry, qui sans doute s’était attardée dans
les corridors, dans l’espérance d’y recevoir quelque message du roi, alors
madame du Barry parut au bras de M. d’Aiguillon. On sentait sa colère, ou du
moins son désappointement, à la rapidité de sa démarche. Elle affectait trop de
résolution pour n’avoir pas la tête perdue.

Jean, fort lugubre, et le chapeau tout aplati sous la
pression distraite de son bras, venait après sa sœur ; il n’avait point
assisté à ce spectacle, Monseigneur le dauphin ayant oublié de l’inviter ;
mais il était entré un peu comme un laquais dans l’antichambre,pensif pour le
moins autant qu’Hippolyte, laissant flotter son jabot sur une veste d’argent à
fleurs roses, et ne regardant même pas ses manchettes en lambeaux qui semblaient
se conformer à sa triste pensée.

Jean avait vu sa sœur pâlie et effarée, et il en avait
conclu que le péril était grand. Jean n’était brave en diplomatie que contre
les corps, jamais contre les fantômes.

Le roi vit de sa fenêtre et caché derrière son rideau, défiler
cette procession lugubre qui s’engloutit comme des capucins de cartes dans la
voiture de la comtesse ; puis, la portière fermée, le laquais remonté
derrière la voiture, le cocher secoua ses rênes, et les chevaux partirent au
grand galop.

– Oh ! oh ! dit le roi, sans chercher à me voir, sans
chercher à me parler ? La comtesse est furieuse !

Et il répéta tout haut :

– Oui, la comtesse est furieuse !

Richelieu, qui venait de se glisser dans la chambre comme un
homme attendu, saisit ces dernières paroles.

– Furieuse, sire, dit-il, et de quoi ? de ce que Votre
Majesté se divertit un instant ? Oh ! c’est mal de la part de la
comtesse, cela.

– Duc, répondit Louis XV, je ne me divertis pas ; au contraire,
je suis las et cherche à me reposer. La musique m’énerve ; il eût fallu, si
j’eusse écouté la comtesse, aller souper à Luciennes, manger, boire surtout ;
les vins de la comtesse sont méchants, je ne sais pas avec quels raisins ils
sont fabriqués, mais ils brisent ; ma foi, j’aime mieux me dorloter ici.

– Et Votre Majesté a cent fois raison, dit le duc.

– La comtesse se distraira, d’ailleurs ! Suis-je un si
aimable compagnon ? Elle a beau le dire, je n’en crois rien.

– Ah ! cette fois, Votre Majesté a tort, fit le
maréchal.

– Non, duc, non, en vérité ; je compte mes jours, et je
réfléchis.

– Sire, madame la comtesse comprend qu’elle ne saurait, de
toute façon, avoir meilleure société et c’est ce qui la rend furieuse.

– En vérité, duc, je ne sais comment vous faites ; vous
menez toujours les femmes, vous, comme si vous aviez vingt ans. À cet âge, c’est
l’homme qui choisit ; mais à l’époque où j’en suis, duc…

– Eh bien ! sire ?

– Eh bien, c’est la femme qui fait son calcul.

Le maréchal se mit à rire.

– Allons, sire, dit-il, raison de plus et, si Votre Majesté
croit que la comtesse se distrait, consolons-nous.

– Je ne dis pas qu’elle se distrait, duc ; je dis qu’elle
finira par chercher des distractions.

– Ah ! je n’oserais pas dire à Votre Majesté que cela
ne se soit jamais vu.

Le roi, fort agité, se leva.

– Qui ai-je encore là ? demanda-t-il.

– Mais tout votre service, sire.

Le roi réfléchit un instant.

– Mais vous, dit-il, avez-vous quelqu’un ?

– J’ai Rafté.

– Bon !

– Que doit-il faire, sire ?

– Eh bien, duc, il faudrait qu’il s’informât si madame du
Barry retourne réellement à Luciennes.

– La comtesse est partie, ce me semble.

– Ostensiblement, oui.

– Mais où Votre Majesté veut-elle qu’elle aille ?

– Qui sait ? La jalousie la rend folle, duc.

– Sire, ne serait-ce pas plutôt Votre Majesté ?

– Comment, quoi ?

– Que la jalousie…

– Duc !

– En vérité, ce serait humiliant pour nous tous, sire.

– Moi, jaloux ! s’écria Louis XV avec un rire forcé ;
en vérité, duc, parlez vous sérieusement ?

En effet, Richelieu ne le croyait pas. Il faut même avouer
qu’il était très près de la vérité en pensant, au contraire, que le roi ne
désirait savoir si madame du Barry était bien réellement à Luciennes que pour
être sur qu’elle ne reviendrait pas à Trianon.

– Ainsi, dit-il tout haut, c’est convenu, sire, j’envoie
Rafté à la découverte ?

– Envoyez, duc.

– Maintenant, que fait Votre Majesté avant de souper ?

– Rien ; nous soupons tout de suite. Avez-vous prévenu
la personne en question ?

– Oui, elle est dans l’antichambre de Votre Majesté.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Elle a fait de grands remerciements.

– Et la fille ?

– On ne lui a pas encore parlé.

– Duc, madame du Barry est jalouse et elle pourrait bien revenir.

– Ah ! sire, ce serait de trop mauvais goût, et je
crois la comtesse incapable d’une pareille énormité.

– Duc, elle est capable de tout dans ces moments-là, et surtout
quand la haine se joint à la jalousie. Elle vous exècre : je ne sais pas
si vous êtes prévenu de cela ?

Richelieu s’inclina.

– Je sais qu’elle me fait cet honneur, sire.

– Elle exècre aussi M. de Taverney.

– Si Votre Majesté voulait bien compter, je suis sûr qu’il
est une troisième personne qu’elle exècre encore plus que moi,encore plus que
le baron.

– Qui donc ?

– Mademoiselle Andrée.

– Ah ! fit le roi, je trouve cela assez naturel.

– Alors…

– Oui, mais cela n’empêche point, duc, qu’il faut veiller à
ce que madame du Barry ne fasse point quelque esclandre cette nuit.

– Tout au contraire, et cela prouve la nécessité de cette mesure.

– Voici le maître d’hôtel ; chut ! Donnez vos
ordres à Rafté et venez me rejoindre dans la salle à manger avec qui vous savez.

Louis XV se leva et passa dans la salle à manger, tandis que
Richelieu sortait par la porte opposée.

Cinq minutes après, il rejoignait le roi, accompagné du baron.

Le roi donna gracieusement le bonsoir à Taverney.

Le baron était homme d’esprit ; il répondit de cette
façon particulière à certaines gens, et qui fait que les rois et les princes, vous
reconnaissant pour être de leur monde, sont à l’instant même à l’aise avec
vous.

On se mit à table et l’on soupa.

Louis XV était un mauvais roi, mais un homme charmant ;
sa compagnie, lorsqu’il le voulait bien, était pleine d’attraits pour les
buveurs, les causeurs et les voluptueux.

Le roi, enfin, avait beaucoup étudié la vie sous ses côtés
agréables.

Il mangea de bon appétit, commanda qu’on fît boire ses
convives et mit la conversation sur la musique.

Richelieu prit la balle au bond.

– Sire, dit Richelieu, si la musique met les hommes d’accord,
comme dit notre maître de ballet et comme semble le penser Votre Majesté, en
dira-t elle autant des femmes ?

– Oh ! duc, dit le roi, ne parlons pas des femmes.
Depuis la guerre de Troie jusqu’à nos jours, les femmes ont toujours opéré un
effet contraire à la musique ; vous surtout, vous avez de trop grands
comptes à régler avec elles pour aimer à voir mettre une pareille conversation
sur le tapis ; il y en a une entre autres, et ce n’est pas la moins
dangereuse de toutes, avec laquelle vous êtes à couteaux tirés.

– La comtesse, sire ! y a-t-il de ma faute ?

– Sans doute.

– Ah ! par exemple, Votre Majesté m’expliquera, je l’espère…

– En deux mots et avec grand plaisir, dit le roi goguenardant.

– J’écoute, sire.

– Comment ! elle vous offre le portefeuille de je ne
sais quel département, et vous refusez, parce que, dites-vous, elle n’est pas
absolument populaire ?

– Moi ? fit Richelieu assez embarrassé de la tournure
que prenait la conversation.

– Dame ! c’est le bruit public, dit le roi avec cette
feinte bonhomie qui lui était toute particulière. Je ne sais plus qui m’a
rapporté cela… La gazette, sans doute.

– Eh bien, sire, dit Richelieu profitant de la liberté que
donnait à ses convives l’enjouement peu ordinaire de son hôte auguste, j’avouerai
que, cette fois, le bruit public et même les gazettes ont rapporté quelque
chose de moins absurde qu’à l’ordinaire.

– Quoi ! s’écria Louis XV, vous avez réellement refusé
un ministère, mon cher duc ?

Richelieu était, comme on le comprendra facilement, placé
dans une position délicate. Le roi savait mieux que personne qu’il n’avait rien
refusé du tout. Mais Taverney devait continuer de croire ce que Richelieu lui
avait dit ; il s’agissait donc, de la part du duc, de répondre assez
habilement pour échapper à la mystification du roi, sans encourir le reproche de
mensonge que le baron avait déjà sur ses lèvres et dans son sourire.

– Sire, dit Richelieu, ne nous attachons pas aux effets, je
vous prie, mais à la cause. Que j’aie ou n’aie pas refusé le portefeuille, c’est
un secret d’État que Votre Majesté n’est pas tenue de divulguer au milieu des
verres ; mais la cause pour laquelle j’eusse refusé le portefeuille, si le
portefeuille m’eût été offert, voilà l’essentiel.

– Oh ! oh ! duc, et cette cause n’est pas un
secret d’État, à ce qu’il paraît, dit le roi en riant.

– Non sire, et surtout pour Votre Majesté, qui, pour moi et
pour mon ami le baron de Taverney est, en ce moment, j’en demande pardon à la
Divinité, le plus aimable amphitryon mortel qui se puisse voir ; je n’ai
donc pas de secrets pour mon roi. Je lui livre donc mon âme tout entière, car
je ne voudrais pas qu’il fût dit que le roi de France n’a pas un serviteur qui
lui dit toute la vérité.

– Voyons, fit le roi tandis que Taverney, assez inquiet, parce
qu’il avait peur que Richelieu n’en dît trop, se pinçait les lèvres et
composait scrupuleusement son visage sur celui du roi, la vérité,duc.

– Sire, il y a dans votre État deux puissances auxquelles un
ministre devrait obéir : la première, c’est votre volonté ; la seconde,
c’est celle des amis les plus intimes que Votre Majesté daigne choisir. La
première puissance est irrésistible, nul ne doit songer à s’y soustraire ;
la seconde est plus sacrée encore, car elle impose des devoirs de cœur à
quiconque vous sert. Elle s’appelle votre confiance ; un ministre doit
aimer, pour lui obéir, le favori ou la favorite de son roi.

Louis XV se mit à rire.

– Duc, dit-il, voilà une fort belle maxime, et que j’aime à
voir sortir de votre bouche ; mais je vous défie de l’aller crier sur le
Pont-Neuf avec deux trompettes.

– Oh ! je sais bien, sire, dit Richelieu, que les
philosophes en prendraient les armes ; mais je ne crois pas que leurs cris
soient de quelque chose à Votre Majesté et à moi. Le principal est que les deux
volontés prépondérantes du royaume soient satisfaites. Eh bien, la volonté de
certaine personne, sire, je le dirai courageusement à Votre Majesté, dût ma
disgrâce, c’est-à-dire ma mort, en dépendre, la volonté de madame du Barry, enfin,
je ne saurais y souscrire.

Louis XV se tut.

– Une idée m’était venue, poursuivit Richelieu ; je
regardais autour de moi, l’autre jour, à la cour de Votre Majesté,et, en vérité,
je voyais tant de belles filles nobles, tant de femmes de qualité radieuses, que,
si j’eusse été roi de France, le choix m’eût paru presque impossible à faire.

Louis XV se tourna vers Taverney, qui, se sentant mettre
tout doucement en cause, palpitait de crainte et d’espoir, tout en aidant de
ses yeux et de son souffle l’éloquence du maréchal, comme s’il eût poussé vers
le port le navire chargé de sa fortune.

– Voyons, est-ce que c’est votre avis, baron ? demanda
le roi.

– Sire, répondit Taverney, le cœur tout gonflé, le duc me
semble dire, depuis quelques instants, d’excellentes choses à Votre Majesté.

– Vous êtes donc de son avis en ce qu’il dit des belles
filles ?

– Mais, sire, il me semble qu’il y en a effectivement de
fort belles à la cour de France.

– Enfin, vous êtes de son avis, baron ?

– Oui, sire.

– Et vous m’exhorteriez comme lui à faire un choix parmi les
beautés de la cour ?

– J’oserais avouer que je suis de l’avis du maréchal, sire, si
j’osais croire que c’est aussi l’avis de Votre Majesté.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le roi regarda
complaisamment Taverney.

– Messieurs, dit-il, nul doute que je ne suivisse vos avis, si
j’avais trente ans. J’y aurais un penchant facile à comprendre ; mais je
me trouve un peu vieux à présent pour être crédule.

– Crédule ! expliquez-moi le mot, je vous prie, sire.

– Être crédule, mon cher duc, signifie croire ; or, rien
ne me fera croire certaines choses.

– Lesquelles ?

– C’est que l’on puisse inspirer de l’amour à mon âge.

– Ah ! sire, s’écria Richelieu, j’avais pensé jusqu’à
cette heure que Votre Majesté était le gentilhomme le plus poli de son royaume ;
mais je vois avec une profonde douleur que je m’étais trompé.

– En quoi donc ? demanda le roi riant.

– En ce que je suis vieux comme Mathusalem, moi qui suis né
en 94. Songez-y bien, sire, j’ai seize ans de plus que Votre Majesté.

C’était une adroite flatterie de la part du duc. Louis XV admirait
toujours la vieillesse de cet homme qui avait tué tant de jeunesse à son
service ; car, ayant cet exemple sous les yeux, il pouvait espérer d’arriver
au même âge que lui.

– Soit, dit Louis XV ; mais j’espère que vous n’avez plus
cette prétention d’être aimé pour vous, duc ?

– Si je croyais cela, sire, je me brouillerais à l’instant
même avec deux femmes qui m’ont dit le contraire encore ce matin.

– Eh bien, duc, dit Louis XV, nous verrons ; nous
verrons, monsieur de Taverney ; la jeunesse rajeunit, c’est vrai…

– Oui, sire, et le sang noble est une salutaire infusion, sans
compter qu’au changement un esprit riche comme celui de Votre Majesté gagne
toujours et ne perd jamais.

– Cependant, fit observer Louis XV, je me rappelle que mon
aïeul, lorsqu’il devint vieux, ne courtisa plus les femmes avec la même
hardiesse.

– Allons, allons, sire, dit Richelieu, Votre Majesté sait
tout mon respect pour le feu roi, qui m’a mis deux fois à la Bastille ;
mais cela ne doit point m’empêcher de dire qu’entre l’âge mur de Louis XIV et l’âge
mûr de Louis XV, il n’y a aucune comparaison à faire. Que diable ! Votre
Majesté Très Chrétienne, tout en honorant son titre de Fils aîné de l’Église, ne
pousse pas l’ascétisme jusqu’à oublier son humanité ?

– Ma foi, non, dit Louis XV ; j’avoue cela, puisque je
n’ai ici ni mon médecin ni mon confesseur.

– Eh bien, sire, le roi votre aïeul étonnait souvent, par
ses excès de zèle religieux et par ses mortifications sans nombre,madame de
Maintenon, plus âgée cependant que lui. Je le répète, voyons, sire,peut-on
comparer l’homme à l’homme quand on parle de vos deux Majestés ?

Le roi, ce soir-là, était en bonne veine ; les paroles
de Richelieu étaient autant de gouttes d’eau tombées de la fontaine de Jouvence.

Richelieu pensa que le moment était venu ; il poussa du
genou le genou de Taverney.

– Sire, dit celui-ci, Votre Majesté veut-elle accepter mes remerciements
pour le magnifique cadeau qu’elle a fait à ma fille ?

– Il n’y a pas à me remercier pour cela, baron, dit le roi ;
mademoiselle de Taverney me plaît pour sa grâce honnête et décente.Je voudrais
que mes filles eussent encore à faire leurs maisons ; certes,mademoiselle
Andrée… c’est ainsi qu’elle s’appelle, n’est-ce pas ?

– Oui, sire, dit Taverney ravi que le roi sût le nom de baptême
de sa fille.

– Joli nom ! Certes, mademoiselle Andrée eût été la première
sur la liste ; mais tout est envahi chez moi. En attendant,baron, tenez-vous-le
pour dit, cette jeune fille aura toute ma protection ; elle n’est pas
richement dotée, je crois ?

– Hélas ! non, sire.

– Eh bien, je m’occuperai de son mariage.

Taverney salua bien bas.

– Alors Votre Majesté sera donc assez bonne pour chercher le
mari ; car j’avoue que, dans notre pauvreté, qui est presque de la misère…

– Oui, oui, tenez-vous en repos là-dessus, dit Louis XV ;
mais elle est fort jeune, ce me semble, et cela ne presse point.

– Cela presse d’autant moins, sire, que votre protégée a horreur
du mariage.

– Voyez-vous cela ! dit Louis XV en se frottant les
mains et en regardant Richelieu. Eh bien, en tout cas, faites état de moi, monsieur
de Taverney, si vous êtes embarrassé.

Cela dit, Louis XV se leva ; puis, s’adressant au duc :

– Maréchal ! dit-il.

Le duc s’approcha du roi.

– La petite a-t-elle été contente ?

– De quoi, sire ?

– De l’écrin.

– Que Votre Majesté me pardonne de lui parler bas, mais le
père écoute, et il ne faut pas qu’il entende ce que je vais vous dire.

– Bah !

– Non.

– Dites, alors.

– Sire, la petite a horreur du mariage, c’est vrai ;
mais une chose dont je suis bien certain, c’est qu’elle n’a pas horreur de
Votre Majesté.

Cela dit avec une familiarité qui plut au roi par l’excès
même de la franchise, le maréchal courut avec ses petits piétinements rejoindre
Taverney, qui, par respect, s’était retiré sur le seuil de la galerie.

Tous deux partirent par les jardins.

La soirée était magnifique. Deux laquais marchaient devant
eux, tenant des torches d’une main et tirant de l’autre le bout des branches
fleuries ; on voyait encore les fenêtres de Trianon en feu à travers la
sueur des vitres enflammées par l’ivresse des cinquante convives de madame la
dauphine.

La musique de Sa Majesté animait le menuet ; car, après
souper, on avait dansé et l’on dansait encore.

Dans un massif épais de lilas et de boules de neige, Gilbert,
à genoux sur la terre, regardait le jeu des ombres derrière les tapisseries
diaphanes.

Le ciel tombant sur la terre n’eût pas distrait ce contemplateur,
enivré de la beauté qu’il suivait dans tous les méandres de la danse.

Cependant, lorsque Richelieu et Taverney passèrent en frôlant
le buisson dans lequel était caché cet oiseau nocturne, le son de leur voix et
une certaine parole surtout firent lever la tête à Gilbert.

C’est que cette parole était, pour lui surtout, importante
et bien significative.

Le maréchal, appuyé au bras de son ami et penché à son
oreille, lui disait :

– Tout bien considéré, tout bien pesé, baron, c’est dur à t’avouer,
mais il faut vite faire partir ta fille pour un couvent.

– Et pourquoi cela ? demanda le baron.

– Parce que le roi, j’en gagerais, répondit le maréchal, est
amoureux de mademoiselle de Taverney.

Gilbert, à ces paroles, devint plus pâle que les boules de
neige floconneuses qui retombaient sur son épaule et sur son front.

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