Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 33Les pressentiments

Le lendemain, comme midi venait de sonner à l’horloge de
Trianon, Nicole vint crier à Andrée, qui n’avait pas encore quitté sa chambre :

– Mademoiselle, mademoiselle, voici M. Philippe.

Ce cri partait du bas de l’escalier.

Andrée, toute surprise, mais toute joyeuse en même temps, ferma
son peignoir de mousseline et courut au-devant du jeune homme, qui venait bien
réellement de descendre de cheval dans la cour de Trianon, et qui s’informait à
quelques domestiques de l’heure à laquelle il pourrait parler à sa sœur.

Andrée ouvrit donc la porte elle-même, et se trouva aussitôt
en face de Philippe, que l’officieuse Nicole avait été quérir dans la cour, et
conduisait par les degrés.

La jeune fille se jeta au cou de son frère, et tous deux
rentrèrent dans la chambre d’Andrée, suivis de Nicole.

Ce fut alors seulement qu’Andrée s’aperçut que Philippe
était plus sérieux que de coutume, que son sourire même n’était point exempt de
tristesse, qu’il portait son élégant uniforme avec la plus scrupuleuse
exactitude, et qu’il tenait un manteau de voyage plié sous son bras gauche.

– Qu’y a-t-il donc, Philippe ? demanda-t-elle aussitôt
avec cet instinct des âmes tendres pour qui un regard est une révélation
suffisante.

– Ma sœur, dit Philippe, j’ai reçu ce matin l’ordre de rejoindre
mon régiment.

– Et vous partez ?

– Et je pars.

– Oh ! fit Andrée, qui exhala dans ce cri douloureux
tout son courage et une partie de ses forces.

Et, quoique ce fût une chose bien naturelle et à laquelle
elle dût s’attendre que ce départ, elle se sentit tellement brisée en l’apprenant,
qu’elle fut forcée de se retenir au bras de son frère.

– Mon Dieu ! demanda Philippe étonné, ce départ vous afflige-t-il
donc à ce point, Andrée ? Dans la vie d’un soldat, vous les avez, c’est un
événement des plus vulgaires.

– Oui, oui, sans doute, murmura la jeune fille ; et où
allez-vous, mon frère ?

– Ma garnison est à Reims ; ce n’est pas un voyage bien
long que j’entreprends, comme vous voyez. Il est vrai que, de là,le régiment, selon
toute probabilité, retourne à Strasbourg.

– Hélas ! fit Andrée ; et quand partez-vous ?

– L’ordre m’enjoint de me mettre en route à l’instant même.

– Ce sont donc des adieux que vous venez me faire ?

– Oui, ma sœur.

– Des adieux !

– Avez-vous quelque chose de particulier à me dire,Andrée ?
demanda Philippe inquiet de cette tristesse, trop exagérée pour qu’elle n’eût
point quelque autre cause que ce départ.

Andrée comprit que ces mots étaient à l’adresse de Nicole,laquelle
regardait cette scène avec une surprise que motivait l’extrême douleur d’Andrée.

En effet, le départ de Philippe, c’est-à-dire d’un officier
pour sa garnison, n’était pas une catastrophe qui dût causer tant de larmes.

Andrée comprit donc du même coup et le sentiment de Philippe
et la surprise de Nicole ; elle prit un mantelet qu’elle jeta sur ses
épaules et, dirigeant son frère vers l’escalier :

– Venez, dit-elle, jusqu’à la grille du parc, Philippe ;
je vous reconduirai par l’allée couverte. J’ai, en effet, bien des choses à
vous dire, mon frère.

Ces mots étaient pour Nicole un ordre de départ ; elle
s’effaça le long du mur et rentra dans la chambre de sa maîtresse,tandis que
celle-ci descendait l’escalier avec Philippe.

Andrée descendit l’escalier qui longe la chapelle et sortit
par le passage qui aujourd’hui encore mène au jardin ; mais,quoique
interrogée incessamment par le regard inquiet de Philippe, elle se tint
longtemps suspendue à son bras, laissant s’appuyer sa tête à son épaule sans
prononcer une seule parole.

Puis tout à coup son cœur se brisa, ses traits se couvrirent
d’une pâleur mortelle, un long sanglot monta jusqu’à ses lèvres et des flots de
larmes obscurcirent ses yeux.

– Ma chère sœur, ma bonne Andrée, s’écria Philippe ;
mais, au nom du Ciel, qu’avez-vous donc ?

– Mon ami, mon unique ami, dit Andrée, vous me laissez seule,
en ce monde où j’entre d’hier, et vous me demandez pourquoi je pleure ! Ah !
songez-y, Philippe, j’ai perdu ma mère en naissant ; c’est affreux à dire,
mais je n’ai jamais eu de père. Tout ce que mon cœur a éprouvé de petits
chagrins, tout ce que mon esprit a renfermé de petits secrets,c’est à vous, à
vous seul que je les ai confiés. Qui m’a souri ? qui m’a caressée ?
qui m’a bercée quand j’étais enfant ? C’est vous. Qui m’a protégée depuis
que je suis grandie ? C’est vous. Qui m’a fait croire que les créatures de
Dieu n’avaient pas été jetées dans ce monde seulement pour y souffrir ? C’est
vous, Philippe, toujours vous. Car enfin je n’ai jamais aimé rien ni personne, depuis
que je suis au monde, excepté vous, et personne non plus ne m’a aimée que vous.
Oh ! Philippe ! continua mélancoliquement Andrée, vous détournez la
tête, et je lis dans votre pensée. Vous vous dites que je suis jeune, que je
suis belle, et que j’ai tort de ne pas compter sur l’avenir et sur l’amour.
Hélas ! vous le voyez cependant bien, Philippe, il ne suffit pas d’être
belle et d’être jeune, puisque personne ne s’occupe de moi.

« Madame la dauphine est bonne, direz-vous, mon ami.
Sans doute ; elle est parfaite, à mes yeux du moins, et je la regarde
comme une divinité. Mais c’est surtout parce que je la range dans cette sphère
surhumaine, que j’ai pour elle du respect et non de l’affection.Or, l’affection,
Philippe, c’est ce sentiment si nécessaire à mon cœur, qui,toujours refoulé
dans mon cœur, le brise. – Mon père… Eh ! mon Dieu, mon père ! je ne
vous apprends rien de nouveau, Philippe : non seulement mon père n’est pas
pour moi un protecteur ou un ami, mais encore mon père ne me regarde jamais
sans me faire peur. Oui, oui, j’ai peur, Philippe, peur de lui,surtout depuis
que je vous vois partir. Peur de quoi ? Je n’en sais rien.Eh ! mon
Dieu, les oiseaux qui fuient, les troupeaux qui mugissent n’ont-ils pas, eux
aussi, peur de l’orage, quand l’orage va venir ?

« C’est de l’instinct, direz-vous. mais pourquoi
refuseriez-vous à notre âme immortelle l’instinct du malheur ?Tout, depuis
quelque temps, réussit à notre famille. Je le sais bien. Vous voilà capitaine, vous ;
moi, me voilà placée presque dans l’intimité de la dauphine ;mon père a
soupé hier, dit-on, presque en tête à tête avec le roi. Eh bien ! Philippe,
je le répète, dussé-je vous paraître insensée, tout cela m’effraye plus que
notre douce misère et notre obscurité de Taverney.

– Et cependant, là-bas, chère sœur, dit tristement Philippe,
vous étiez seule aussi ; là-bas, non plus, je n’étais pas avec vous pour
vous consoler.

– Oui ; mais au moins j’étais seule, seule avec mes
souvenirs d’enfance ; il me semblait que cette maison, où avait vécu, où
avait respiré, où était morte ma mère, me devait la protection natale, si l’on
peut s’exprimer ainsi ; tout m’y était doux, caressant, ami.Je vous
voyais partir avec calme et revenir avec joie. Mais, que vous partissiez ou
revinssiez, mon cœur n’était pas tout à vous, il tenait à cette chère maison, à
mes jardins, à mes fleurs, à cet ensemble dont autrefois vous n’étiez qu’une
partie ; aujourd’hui vous êtes le tout, Philippe ; et quand vous me
quittez, tout me quitte.

– Et cependant, Andrée, dit Philippe, aujourd’hui vous avez
une protection bien autrement puissante que la mienne.

– C’est vrai.

– Un bel avenir.

– Qui sait ?…

– Pourquoi donc doutez-vous ?

– Je l’ignore.

– C’est de l’ingratitude envers Dieu, ma sœur.

– Oh ! non, grâce au ciel, je ne suis pas ingrate
envers le Seigneur et soir et matin je le remercie ; mais il me semble qu’au
lieu de recevoir mes actions de grâces chaque fois que je fléchis les genoux, une
voix d’en haut me dit : « Prends garde, jeune fille,prends garde ! »

– Mais à quoi dois-tu prendre garde ? Réponds. J’admets
avec toi qu’un malheur te menace. As-tu quelque pressentiment de ce malheur ?
Sais-tu que faire pour aller au-devant de lui en l’affrontant, ou que faire
pour l’éviter ?

– Je ne sais rien, Philippe, si ce n’est qu’il me semble,vois-tu,
que ma vie ne tient plus qu’à un fil, que rien ne luit plus pour moi au delà de
ce moment qui va marquer ton départ. Il me semble en un mot, que,pendant mon
sommeil, on m’a roulée sur la pente d’un précipice trop rapide pour que je m’arrête
en me réveillant ; que je suis réveillée ; que je vois l’abîme et que,
cependant, j’y suis entraînée et que, vous absent, vous n’étant plus là pour me
retenir, je vais y disparaître et m’y briser.

– Chère sœur, bonne Andrée, dit Philippe ému malgré lui à
cet accent plein d’une terreur si vraie, vous vous exagérez une tendresse dont
je vous remercie. Oui, vous perdez un ami, mais momentanément : je ne
serai pas si loin que vous ne puissiez me rappeler si besoin était ; d’ailleurs,
songez qu’à l’exception de vos chimères, rien ne vous menace.

Andrée s’arrêta devant son frère.

– Alors, Philippe, dit-elle, vous qui êtes un homme, vous
qui avez plus de force que moi, d’où vient que vous êtes en ce moment aussi
triste que je le suis moi-même ? Voyons, dites, mon frère,comment
expliquez-vous cela ?

– C’est facile, chère sœur, dit Philippe en arrêtant la
marche d’Andrée, qu’elle avait reprise en cessant de parler. Nous ne sommes pas
frère et sœur seulement par l’âme et le sang, mais encore par l’âme et les
sentiments ; aussi vivions-nous dans une intelligence qui,pour moi
surtout, depuis notre arrivée à Paris, est devenue une bien douce habitude. Je
romps cette chaîne, chère amie, ou plutôt on la rompt et le coup s’en fait
sentir jusque dans mon cœur. Je suis donc triste, mais momentanément ;
voilà tout. Moi, Andrée, moi, je vois au delà de notre séparation ; moi, je
ne crois pas à un malheur, si ce n’est à celui de ne plus nous voir pendant
quelques mois, pendant une année peut-être ; moi, je me résigne et ne vous
dis point adieu, mais au revoir.

Malgré ces paroles consolantes, Andrée ne répondit que par
ses sanglots et par ses larmes.

– Chère sœur, s’écria Philippe en voyant l’expression de
cette tristesse qui lui paraissait incompréhensible, chère sœur,vous ne m’avez
pas tout dit, vous me cachez quelque chose, parlez au nom du Ciel,parlez.

Et il la prit dans ses bras, la rapprochant de lui et la pressant
sur son cœur pour lire dans ses yeux.

– Moi ? dit-elle. Non, non, Philippe, je vous le jure,vous
savez tout, et vous avez mon cœur entre vos mains.

– Eh bien, alors, par grâce, Andrée, du courage, ne m’affligez
point ainsi.

– Vous avez raison, dit-elle, et je suis folle. Écoutez :
je n’ai jamais eu l’esprit bien fort, vous le savez mieux que personne, vous, Philippe ;
toujours j’ai craint, toujours j’ai rêvé, toujours j’ai soupiré ; mais je
n’ai pas le droit d’associer à mes douloureuses chimères un frère si tendrement
aimé, alors qu’il me rassure et me prouve que j’ai tort de m’alarmer. Vous avez
raison, Philippe : c’est vrai, c’est bien vrai, tout est parfait pour moi
ici. Philippe, pardonnez-moi donc ; vous le voyez, j’essuie mes yeux, je
ne pleure plus, je souris. Philippe, ce n’est plus adieu, c’est au revoir que
je vais dire.

Et la jeune fille embrassa tendrement son frère en lui dérobant
une dernière larme qui voilait encore sa paupière et qui roula comme une perle
sur l’aiguillette d’or du jeune officier.

Philippe la regarda avec cette tendresse infinie qui tient à
la fois du frère et du père.

– Andrée, dit-il, je vous aime ainsi. Soyez courageuse. Je
pars, mais le courrier vous apportera une lettre de moi chaque semaine. Faites,
je vous prie, que, chaque semaine aussi, j’en reçoive une de vous.

– Oui, Philippe, dit Andrée ; oui, et ce sera mon seul
bonheur. Mais vous avez prévenu mon père, n’est-ce pas ?

– De quoi ?

– De votre départ.

– Chère sœur, c’est le baron, au contraire, qui ce matin m’a
lui-même apporté l’ordre du ministre. M. de Taverney n’est pas comme vous, Andrée,
et il se passera facilement de moi, à ce qu’il paraît : il semblait
heureux de mon départ, et au fait il avait raison ; ici, je n’avancerais
pas, tandis que, là bas, il peut se présenter des occasions.

– Mon père est heureux de vous voir partir ! murmura Andrée.
Ne vous trompez-vous pas, Philippe ?

– Il vous a, répondit Philippe éludant la question, et c’est
une consolation, ma sœur.

– Le croyez-vous, Philippe ? Il ne me voit jamais.

– Ma sœur, il m’a chargé de vous dire qu’aujourd’hui même,après
mon départ, il viendrait à Trianon. Il vous aime, croyez-le bien ;
seulement, il aime à sa manière.

– Qu’avez-vous encore, Philippe ? Vous semblez embarrassé.

– Chère Andrée, c’est que l’heure vient de sonner. Quelle
heure est-il, s’il vous plaît ?

– Les trois quarts après midi.

– Eh bien, chère sœur, ce qui cause mon embarras, c’est que
voilà une heure que je devrais être en route et nous voici à la grille où l’on
tient mon cheval. Ainsi donc…

Andrée prit un visage calme, et, s’emparant de la main de
son frère :

– Ainsi donc, dit-elle d’un accent trop ferme pour qu’il n’y
eut pas d’affectation dans sa voix, ainsi donc, adieu, mon frère…

Philippe l’embrassa une dernière fois.

– Au revoir, dit-il ; rappelez-vous votre promesse.

– Laquelle ?

– Une lettre au moins par semaine.

– Oh ! vous le demandez !

Et elle prononça ces mots avec un suprême effort : la
pauvre enfant n’avait plus de voix.

Philippe la salua encore du geste et s’éloigna.

Andrée le suivit des yeux, retenant son haleine pour retenir
ses soupirs.

Philippe monta à cheval, lui cria encore une fois adieu de l’autre
côté de la grille et partit.

Andrée demeura debout et immobile tant qu’elle put le voir.

Puis, lorsqu’il eut disparu, elle se détourna et courut, comme
une biche blessée, jusqu’aux ombrages, aperçut un banc et n’eut que la force de
le joindre et de tomber dessus sans pouls, sans force, sans regard.

Puis, tirant du plus profond de sa poitrine un long et déchirant
sanglot :

– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle pourquoi
me laissez-vous seule ainsi sur la terre ?

Et elle ensevelit son visage dans ses mains, laissant échapper
entre ses doigts blancs les grosses larmes qu’elle ne cherchait plus à retenir.

En ce moment un léger bruit retentit derrière la charmille ;
Andrée crut avoir entendu un soupir. Elle se retourna effrayée : une
figure triste se dressa devant elle.

C’était Gilbert.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer