Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 18Où le lecteur retrouvera une de ses anciennes connaissances qu’il croyait perdue, et que peut-être il ne regrettait pas

Le lecteur nous demandera sans doute pourquoi maître Flageot,
qui va jouer un si majestueux rôle, était appelé procureur au lieu d’avocat ;
le lecteur ayant raison, nous ferons droit à sa requête.

Les vacances étaient depuis quelque temps réitérées au parlement,
et les avocats plaidaient si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler.

Maître Flageot, prévoyant le moment où on ne plaiderait pas
du tout, fit quelques arrangements avec maître Guildou, le procureur, qui lui
céda son étude et sa clientèle moyennant la somme de vingt-cinq mille livres
une fois données. Voilà comment maître Flageot se trouva être procureur. Que si
on nous demande maintenant comment il paya les vingt-cinq mille livres, nous
répondrons que ce fut en épousant mademoiselle Marguerite, à qui cette somme
échut en héritage vers la fin de l’année 1770, trois mois avant l’exil de M. de
Choiseul.

Maître Flageot depuis longtemps s’était fait remarquer par
sa persévérance à tenir le parti de l’opposition. Une fois procureur, il
redoubla de violence, et à cette violence gagna quelque célébrité.Ce fut cette
célébrité, jointe à la publication d’un mémoire incendiaire sur le conflit de
M. d’Aiguillon avec M. de La Chalotais, qui attira l’attention de M. Rafté, lequel
avait besoin de se tenir au courant des affaires du parlement.

Mais, malgré sa dignité nouvelle et son importance croissante,
maître Flageot ne quitta pas la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Il eût été
trop cruel à mademoiselle Marguerite de ne pas s’entendre appeler madame
Flageot par les voisines, et de ne pas être respectée par les clercs de maître
Guildou, passés au service du nouveau procureur.

On devine ce que M. de Richelieu souffrait en traversant Paris,
le Paris nauséabond de cette zone pour aborder à ce trou pu nais [Note – Puant, qui sent mauvais.] que l’édilité
parisienne décorait du nom de rue.

Devant la porte de maître Flageot, le carrosse de M. de Richelieu
fut arrêté par un autre carrosse qui s’arrêtait aussi.

Le maréchal aperçut une coiffure de femme qui descendait de
cette voiture, et, comme ses soixante-quinze ans ne l’avaient pas rebuté du
métier de galant, il se hâta de plonger ses pieds dans la boue noire pour aller
offrir la main à cette dame qui descendait seule.

Mais, ce jour-là, le maréchal jouait de malheur : une
jambe sèche et rugueuse qui s’allongea sur le marchepied, trahit une vieille
femme. Un visage ridé, tanné sous une ligne de rouge, acheva de lui prouver que
cette femme était non seulement vieille, mais décrépite.

Il n’y avait cependant pas à reculer, le maréchal avait fait
le mouvement, et le mouvement avait été vu ; d’ailleurs, M. de Richelieu n’était
pas jeune. Cependant la plaideuse, car quelle femme à voiture fût venue en
cette rue, si elle n’eût été une plaideuse ? cependant,disons-nous, la
plaideuse n’imita point l’hésitation du duc ; elle déposa avec un horrible
sourire sa patte dans la main de Richelieu.

– J’ai vu cette figure-là quelque part, dit tout bas le maréchal.

Et, tout haut :

– Est-ce que madame monte aussi chez maître Flageot ?
demanda-t-il.

– Oui, monsieur le duc, répliqua la vieille.

– Oh ! j’ai l’honneur d’être connu de vous, madame ?
s’écria le duc, désagréablement surpris, en s’arrêtant sur le seuil de l’allée
noire.

– Qui ne connaît M. le maréchal duc de Richelieu ?
fut-il répondu. Il faudrait ne pas être femme.

– Cette guenon croit donc qu’elle est une femme ? murmura
le vainqueur de Mahon.

Et il salua le plus gracieusement du monde.

– Si j’osais demander à mon tour, ajouta-t-il, à qui j’ai l’honneur
de parler ?

– Je suis la comtesse de Béarn, votre servante, répondit la
vieille en faisant une révérence de cour sur le plancher boueux de l’allée, à
trois pouces d’une trappe de cave ouverte, dans laquelle le maréchal s’attendait
méchamment à la voir disparaître à son troisième plié.

– Enchanté, madame, ravi, dit-il, et je rends mille grâces
au hasard. Vous avez donc aussi des procès, madame la comtesse ?

– Eh ! monsieur le duc, je n’en ai qu’un ; mais
quel procès ! Il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler ?

– Fort bien, fort bien ; ce grand procès… c’est vrai,pardon.
Comment diable avais-je oublié cela ?

– Contre les Saluces.

– Contre les Saluces, oui, madame la comtesse ; ce
procès sur lequel on a fait cette chanson…

– Une chanson !… dit la vieille piquée, quelle chanson ?

– Prenez garde, madame, il y a ici un renfoncement, dit le
duc, qui vit que décidément la vieille ne se jetterait pas dans le trou ;
prenez la rampe, c’est-à-dire la corde.

La vieille monta les premières marches. Le duc la suivit.

– Oui, une chanson assez drôle, dit-il.

– Une chanson assez drôle sur mon procès ?…

– Dame ! je vous en fais juge… Mais vous la connaissez
peut-être ?…

– Pas du tout.

– C’est sur l’air de la Bourbonnaise ; il y est dit :

Madame
la comtesse,

Faites-moi
politesse,

Je
suis dans l’embarras.

C’est madame du Barry qui parle, vous entendez.

– C’est impertinent pour elle…

– Que voulez-vous ! les chansonniers… ils ne respectent
rien. Dieu ! que cette corde est grasse ! Alors vous répondez ceci :

Je
suis vieille et têtue ;

Un
gros procès me tue ;

Qui
me le gagnera ?

– Eh ! monsieur, c’est affreux ! s’écria la
comtesse ; on n’outrage pas ainsi une femme de qualité.

– Madame, excusez-moi si j’ai chanté faux ; cet
escalier m’échauffe… Ah ! nous voici arrivés ; permettez que je tire
le pied de biche.

La vieille laissa passer en grommelant le duc devant elle.

Le maréchal sonna, et madame Flageot, qui, pour être devenue
procureuse, n’avait pas cessé d’être portière et cuisinière, vint ouvrir la
porte.

Les deux plaideurs, introduits dans le cabinet de maître Flageot,
trouvèrent un homme furieux qui s’escrimait, la plume aux dents, à dicter un
factum terrible à son premier clerc.

– Mon Dieu, maître Flageot, qu’y a-t-il donc ? s’écria
la comtesse, dont la voix fit se retourner le procureur.

– Ah ! madame, serviteur de tout mon cœur. Un siège à madame
la comtesse de Béarn. Monsieur est avec vous, madame ?…Eh ! mais je
ne me trompe pas, M. le duc de Richelieu chez moi !… Un autre siège, Bernardet,
un autre siège.

– Maître Flageot, dit la comtesse, où en est mon procès, je
vous prie ?

– Ah ! madame, justement je m’occupais de vous à cette
heure.

– Fort bien, maître Flageot, fort bien.

– Et d’une façon, madame la comtesse, qui fera du bruit, je
l’espère.

– Hum ! prenez garde…

– Oh ! madame, il n’y a plus rien à ménager…

– Si vous vous occupez de moi, alors vous pouvez donner
audience à M. le duc.

– Monsieur le duc, excusez-moi, dit maître Flageot ;
mais vous êtes trop galant pour ne pas comprendre…

– Je comprends, maître Flageot, je comprends.

– Maintenant, je suis tout à vous.

– Soyez tranquille, je n’abuserai pas : vous savez ce
qui m’amène.

– Les sacs que M. Rafté m’a remis l’autre jour.

– Quelques pièces relatives à mon procès de… à mon procès
du… Que diable ! vous devez savoir de quel procès je veux parler, maître
Flageot.

– De votre procès de la terre de Chapenat.

– Je ne dis pas non, et me ferez-vous gagner ?… Voyons.
Ce serait bien gracieux de votre part.

– Monsieur le duc, c’est une affaire remise indéfiniment.

– Bon ! pourquoi ?

– Cela ne se plaidera pas avant un an, au moins.

– La raison, s’il vous plaît ?

– Les circonstances, monsieur le duc, les circonstances…
Vous connaissez l’arrêté de Sa Majesté ?…

– Je crois que oui… Lequel ? Sa Majesté rend beaucoup d’arrêtés.

– Celui qui annule le nôtre.

– Très bien. Après ?

– Eh bien, monsieur le duc, nous y répondrons en brûlant nos
vaisseaux.

– En brûlant vos vaisseaux, mon cher ? vous brûlerez
les vaisseaux du parlement ? Voilà ce qui n’est pas parfaitement clair, et
j’ignorais que le parlement eût des vaisseaux.

– La première chambre refuse d’enregistrer peut-être ?
demanda madame de Béarn, que le procès de M. de Richelieu ne distrayait en
aucune façon du sien.

– Mieux que cela.

– La seconde aussi ?

– Ça ne serait rien… Les deux chambres ont pris la résolution
de ne plus rien juger avant que le roi ait retiré M.d’Aiguillon.

– Bah ! s’écria le maréchal en frappant des mains.

– Ne plus juger… quoi ? demanda la comtesse émue.

– Mais… les procès, madame.

– On ne jugerait pas mon procès, à moi ? s’écria madame
de Béarn avec une terreur qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler.

– Pas plus le vôtre, madame, que celui de M. le duc.

– Mais c’est inique ! c’est de la rébellion aux ordres
de Sa Majesté, cela.

– Madame, répliqua le procureur majestueusement, le roi s’est
oublié… nous nous oublions aussi.

– Monsieur Flageot, vous vous ferez mettre à la Bastille, c’est
moi qui vous le dis.

– J’irai en chantant, madame, et, si j’y vais, tous mes confrères
m’y suivront en portant des palmes.

– Il est enragé ! dit la comtesse à Richelieu.

– Nous sommes tous comme cela, répliqua le procureur.

– Oh ! oh ! fit le maréchal, cela devient curieux.

– Mais, monsieur, vous m’avez dit tout à l’heure que vous
vous occupiez de moi, reprit madame de Béarn.

– Je l’ai dit, et c’est vrai… Vous êtes, madame, le premier
exemple que je cite dans ma narration ; voici le paragraphe qui vous
concerne.

Et il arracha des mains de son clerc le factum commencé, pinça
son nez avec ses lunettes et lut avec emphase :

« Leur état perdu, leur fortune compromise, leurs
devoirs foulés aux pieds… Sa Majesté comprendra combien ils ont dû souffrir…
Ainsi, l’exposant détenait entre ses mains une importante affaire de laquelle
dépend la fortune d’une des premières maisons du royaume ; par ses soins, par
son industrie, par son talent, il ose le dire, cette affaire marchait à bien, et
le droit de très haute et très puissante dame Angélique-Charlotte-Véronique, comtesse
de Béarn, allait être reconnu, proclamé, lorsque le souffle de la discorde… s’engouffrant… »

– J’en suis resté là, madame, dit le procureur en se rengorgeant,
et je crois que la figure sera belle.

– Monsieur Flageot, dit la comtesse de Béarn, il y a quarante
ans que je fis officier pour la première fois monsieur votre père,digne homme
s’il en fut ; je vous continuai ma clientèle ; vous avez gagné dix ou
douze mille livres avec mes affaires ; vous en eussiez gagné autant encore,
peut-être.

– Écrivez, écrivez tout cela, dit vivement Flageot à son
clerc, c’est un témoignage, c’est une preuve : on l’insérera dans la confirmation.

– Or, interrompit la comtesse, je vous retire mes dossiers ;
à partir de ce moment, vous avez perdu ma confiance.

Maître Flageot, frappé de cette disgrâce comme d’un coup de
foudre, resta un moment stupéfait ; mais, se relevant sous le coup comme
un martyr qui confesse son Dieu :

– Soit ! dit-il ; Bernardet, rendez les dossiers à
madame, et vous consignerez ce fait, ajouta-t-il, que l’exposant a préféré sa
conscience à sa fortune.

– Pardon, comtesse, glissa le maréchal à l’oreille de madame
de Béarn, mais vous n’avez pas réfléchi, ce me semble.

– À quoi, monsieur le duc ?

– Vous retirez vos dossiers à ce brave protestant ;
mais pourquoi faire ?

– Pour les porter à un autre procureur, à un autre avocat !
s’écria la comtesse.

Maître Flageot leva les yeux au ciel avec un funèbre sourire
d’abnégation, de résignation stoïque.

– Mais, continua le maréchal, toujours parlant à l’oreille
de la comtesse, puisqu’il est décidé que les chambres ne jugeront rien, ma
chère madame, un autre procureur n’occupera pas plus pour vous que maître
Flageot…

– C’est donc une ligue ?

– Pardieu ! croyez-vous maître Flageot assez bête pour
se faire protestant tout seul, pour perdre son étude tout seul, sises
confrères ne devaient pas faire comme lui, et, par conséquent, le soutenir ?

– Mais vous, monsieur, que faites-vous ?

– Moi, je déclare que maître Flageot est un fort honnête
procureur, et que mes dossiers sont aussi bien chez lui que chez moi… en
conséquence, je les lui laisse tout en le payant, bien entendu,comme s’il
poursuivait.

– On dit avec raison, monsieur le maréchal, que vous êtes un
esprit généreux, libéral ! s’écria maître Flageot ; j’en propagerai
la renommée, monsieur le duc.

– Vous me comblez, mon cher procureur, répondit Richelieu en
s’inclinant.

– Bernardet ! cria le procureur enthousiasmé à son
clerc, vous insérerez à la péroraison l’éloge de M. le maréchal de Richelieu.

– Non, non pas ! maître Flageot, je vous en supplie…,répliqua
vivement le maréchal. Oh ! diable, qu’allez-vous faire là ? J’aime le
secret pour ce qu’on est convenu d’appeler une bonne action… Ne me désobligez
pas, maître Flageot ; je nierais, voyez-vous, je démentirais : ma
modestie est susceptible… Voyons, comtesse, que dites-vous ?

– Je dis que mon procès sera jugé… qu’il me faut un jugement,
et je l’aurai.

– Et moi, je dis que, si votre procès est jugé, madame, c’est
que le roi aura envoyé les Suisses, les chevau-légers et vingt pièces de canon
dans la grand-salle, répondit maître Flageot d’un air belliqueux qui acheva de
consterner la plaideuse.

– Vous ne croyez pas, alors, que Sa Majesté puisse sortir de
ce pas ? dit tout bas Richelieu à Flageot.

– Impossible, monsieur le maréchal ; c’est un cas
inouï. Plus de justice en France, c’est comme s’il n’y avait plus de pain.

– Croyez-vous ?

– Vous verrez.

– Mais le roi se fâchera.

– Nous sommes résolus à tout !

– Même à l’exil ?

– Même à la mort, monsieur le maréchal ! parce qu’on
porte une robe, on n’a pas moins un cœur.

Et M. Flageot frappa vigoureusement sa poitrine.

– En effet, dit Richelieu à sa compagne, je crois, madame, que
voilà un mauvais pas pour le ministère.

– Oh ! oui, répondit après un silence la vieille
comtesse, et il est bien triste pour moi, qui ne me mêle en rien à tout ce qui
se passe, de me trouver prise dans ce conflit.

– M’est avis, madame, dit le maréchal, qu’il existe de par
le monde quelqu’un qui vous aiderait en cette affaire, quelqu’un de bien
puissant… Mais cette personne voudra-t-elle ?

– Est-ce trop de curiosité, monsieur le duc, que de vous demander
le nom de cette puissance ?

– Votre filleule, dit le duc.

– Oh ! oh ! madame du Barry ?

– Elle-même.

– Au fait, c’est vrai… vous me donnez une idée.

Le duc se mordit les lèvres.

– Vous irez à Luciennes ? dit-il.

– Sans balancer.

– Mais la comtesse du Barry ne brisera pas l’opposition du
parlement.

– Je lui dirai que je veux voir mon procès jugé, et, comme
elle ne peut rien me refuser après le service que je lui ai rendu,elle dira au
roi que la chose lui plaît. Sa Majesté parlera au chancelier, et le chancelier
a le bras long, monsieur le duc… Maître Flageot, faites-moi le plaisir de bien
étudier mon affaire ; elle arrivera au rôle plus tôt que vous ne croyez :
c’est moi qui vous le dis.

Maître Flageot tourna la tête avec une incrédulité qui ne
fit pas revenir la comtesse.

Pendant ce temps, le duc avait réfléchi.

– Eh bien, puisque vous allez à Luciennes, madame, voudrez-vous
bien y présenter mes très humbles respects ?

– Très volontiers, monsieur le duc.

– Nous sommes compagnons d’infortune ; votre procès est
en souffrance, le mien aussi ; en priant pour vous, vous feriez pour moi…
En outre, vous pourriez témoigner là-bas du déplaisir que me causent ces têtes
carrées du parlement ; vous ajouteriez que c’est moi qui vous ai donné le
conseil de recourir à la divinité de Luciennes.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le duc. Adieu, messieurs.

– Faites-moi l’honneur d’accepter ma main pour rejoindre
votre carrosse. Encore une fois, adieu, maître Flageot, je vous laisse à vos
occupations…

Le maréchal conduisit la comtesse à sa voiture.

– Rafté avait raison, dit-il, les Flageot vont faire une
révolution. Dieu merci, me voici étayé des deux côtés… Je suis de la cour, et
je suis parlementaire. Madame du Barry va s’engager dans la politique et tomber
toute seule ; si elle résiste, j’ai ma petite mine de Trianon.Décidément,
ce diable de Rafté est de mon école et j’en ferai mon chef de cabinet le jour
où je serai ministre.

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