Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 38La fuite

Nicole était une fille consciencieuse : elle avait reçu
l’argent de M. de Richelieu, elle l’avait reçu d’avance, il fallait répondre à
cette confiance en le gagnant.

Elle avait donc couru droit à la grille, où elle était
arrivée à sept heures quarante minutes au lieu de sept heures et demie.

Or, M. de Beausire, façonné à la discipline militaire, était
un homme exact : il attendait depuis dix minutes.

Depuis dix minutes aussi à peu près, M. de Taverney avait
quitté sa fille et, M. de Taverney une fois parti, Andrée était restée seule.
Or, une fois seule, la jeune fille avait fermé ses rideaux.

Gilbert regardait, ou plutôt, selon son habitude, dévorait
Andrée de sa mansarde. Seulement, il eût été difficile de dire si les regards
qu’il fixait sur la jeune fille étincelaient d’amour ou de haine.

Les rideaux tirés, Gilbert n’eut plus rien à voir. En conséquence,
il regarda d’un autre côté.

En regardant d’un autre côté, il aperçut le plumet de M. de
Beausire et reconnut l’exempt, qui se promenait en sifflotant un petit air pour
tromper l’ennui de l’attente.

Au bout de dix minutes, c’est-à-dire à sept heures quarante
minutes, Nicole parut : elle échangea quelques mots avec M. de Beausire, lequel
fit un mouvement de tête en signe qu’il comprenait parfaitement, et s’éloigna
dans la direction de l’allée creuse qui conduit au petit Trianon.

De son côté, Nicole retourna sur ses pas, légère comme un
oiseau.

– Ah ! ah ! fit Gilbert, monsieur l’exempt et
mademoiselle la femme de chambre ont quelque chose à dire ou à faire, pour laquelle
chose ils craignent les témoins : bon !

Gilbert n’était plus curieux au sujet de Nicole ;
seulement, sentant dans la jeune fille une ennemie naturelle, il cherchait à
réunir contre sa moralité une masse de preuves avec laquelle il pût victorieusement
repousser l’attaque si Nicole l’attaquait.

Gilbert ne doutait pas que la campagne ne dût s’ouvrir d’un
moment à l’autre et, en soldat prévoyant, il amassait des munitions de guerre.

Un rendez-vous de Nicole avec un homme, dans Trianon même,c’était
une de ces armes qu’un ennemi aussi intelligent que Gilbert ne pouvait négliger
de ramasser, surtout quand on avait, comme le faisait Nicole,l’imprudence de
la laisser tomber à ses pieds. Gilbert voulut en conséquence recueillir le témoignage
des oreilles pour l’ajouter à celui des yeux, et saisir au vol quelque phrase
bien compromettante qu’il pût victorieusement braquer sur la jeune fille au
moment du combat.

Il descendit donc prestement de sa mansarde, prit le couloir
des cuisines et gagna le jardin par le petit escalier de la chapelle ; une
fois dans le jardin, Gilbert n’avait plus rien à craindre, il en connaissait
tous les retraits comme un renard connaît son fourré.

Il se glissa donc sous les tilleuls, puis le long de l’espalier ;
puis il atteignit un massif qui s’élevait à vingt pas de l’endroit où il
comptait retrouver Nicole.

Nicole y était en effet.

À peine Gilbert était-il installé dans son massif, qu’un
bruit étrange parvint à son oreille : c’était le bruit de l’or sur la
pierre, c’était ce retentissement métallique dont rien, sinon la réalité, ne
peut donner une idée juste.

Gilbert se glissa comme un serpent jusqu’au mur en terrasse
surmonté d’une haie de lilas, laquelle, au mois de mai, répandait son parfum et
secouait ses fleurs sur les passants qui longeaient le mur de cette allée
creuse qui sépare le grand Trianon du petit.

Arrivé à ce point, les regards de Gilbert, habitués à l’obscurité,
virent Nicole qui vidait sur une pierre, en deçà de la grille, et prudemment
placée hors de la portée de la main de M. de Beausire, la bourse donnée par M.
de Richelieu.

Les gros louis en ruisselaient bondissants et reluisants,tandis
que M. de Beausire, l’œil allumé et la main tremblante, regardait attentivement
Nicole et les louis sans comprendre comment l’une possédait les autres.

Nicole parla.

– Plus d’une fois, dit-elle, vous m’avez proposé de m’enlever,
mon cher monsieur de Beausire.

– Et de vous épouser même ! s’écria l’exempt tout enthousiasmé.

– Oh ! quant à ce dernier point, mon cher monsieur, dit
la jeune fille, nous le discuterons plus tard : pour le moment fuir est le
principal. Pouvons-nous fuir dans deux heures ?

– Dans dix minutes, si vous voulez.

– Non pas ; j’ai quelque chose à faire auparavant, et
ce que j’ai à faire demande deux heures.

– Dans deux heures comme dans dix minutes, je suis à vos
ordres, tendre amie.

– Bien ! prenez cinquante louis – la jeune fille compta
cinquante louis et les passa par la grille à M. de Beausire,lequel, sans les
compter, lui, les engouffra dans la poche de sa veste – ; et,dans une
heure et demie, continua t-elle, soyez ici avec un carrosse.

– Mais…, objecta Beausire.

– Oh ! si vous ne voulez pas, prenons que rien n’est
convenu entre nous et rendez-moi mes cinquante louis.

– Je ne recule pas, chère Nicole ; seulement, je crains
l’avenir.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Pour moi ?

– Oui. Les cinquante louis disparus, et ils finiront par
disparaître, vous allez vous trouver à plaindre, vous allez regretter Trianon, vous
allez…

– Oh ! comme vous êtes délicat, cher monsieur de Beausire !
Allons, allons, ne craignez rien, je ne suis pas de ces femmes que l’on rend
malheureuses, moi ; n’ayez donc pas de scrupules :d’ailleurs, après
ces cinquante louis, nous verrons.

Et Nicole fit sonner les cinquante autres restés dans la
bourse.

Les yeux de Beausire étaient phosphorescents.

– Pour vous, dit-il, je me jetterais dans un four brûlant.

– Oh ! là ! là ! on ne vous demande pas tant,
monsieur de Beausire ; ainsi, c’est convenu, dans une heure et demie le carrosse,
dans deux heures la fuite.

– C’est convenu, s’écria Beausire en saisissant la main de
Nicole et en l’attirant pour la baiser à travers la grille.

– Silence donc ! dit Nicole ; êtes-vous fou ?…

– Non, je suis amoureux.

– Hum ! fit Nicole.

– Vous ne me croyez pas, cher cœur ?

– Si fait, je vous crois. Ayez de bons chevaux surtout.

– Oh ! oui.

Ils se séparèrent.

Mais, au bout d’une seconde, Beausire se retourna tout effaré.

– Psit ! psit ! fit-il.

– Eh bien, quoi ? demanda Nicole d’assez loin déjà et
voilant sa bouche avec sa main, afin de faire porter sans explosion sa voix à
la distance voulue.

– Et la grille, demanda Beausire, vous passerez donc
par-dessus ?

– Il est stupide, murmura Nicole, qui en ce moment n’était
qu’à dix pas de Gilbert.

Puis, plus haut :

– J’ai la clef, dit-elle.

Beausire poussa un ah ! plein d’admiration et s’enfuit
pour tout de bon cette fois.

Nicole s’en revint, tête baissée et jambes alertes, près de
sa maîtresse.

Gilbert, demeuré seul, se posa les quatre questions suivantes :

« Pourquoi Nicole s’enfuit-elle avec Beausire, qu’elle
n’aime pas ?

« Pourquoi Nicole a-t-elle en sa possession une si
forte somme d’argent ?

« Pourquoi Nicole a-t-elle la clef de la grille ?

« Pourquoi Nicole, pouvant fuir tout de suite,retourne-t-elle
auprès d’Andrée ? »

Gilbert trouvait bien une réponse à cette question :« Pourquoi
Nicole a-t elle de l’argent ? »Mais il n’en trouvait pas aux autres.

Aussi, à cette négation de sa perspicacité, sa curiosité naturelle
ou sa défiance acquise, comme on voudra, fut-elle si puissamment surexcitée, qu’il
décida de passer, si froide qu’elle fût, la nuit en plein air, sous les arbres
humides, pour attendre le dénouement de cette scène dont il venait de voir le
commencement.

Andrée avait reconduit son père jusqu’aux barrières du Grand
Trianon. Elle revenait seule et pensive, quand Nicole déboucha,toute courante,
de l’allée qui conduisait à la fameuse grille où elle venait de prendre toutes
ses mesures avec M. de Beausire.

Nicole s’arrêta en apercevant sa maîtresse et, sur un signe
que lui fit Andrée, elle monta derrière elle et la suivit vers sa chambre.

Il pouvait en ce moment être huit heures et demie du soir.
La nuit était venue plus prompte et plus épaisse que d’habitude,parce qu’un
grand nuage noir, courant du sud au nord, avait envahi tout le ciel, de sorte
qu’au delà de Versailles, par-dessus les grands bois, aussi loin que la vue
pouvait s’étendre, on voyait le lugubre linceul envelopper peu à peu toutes les
étoiles étincelant, un instant auparavant, sur leur coupole d’azur.

Un petit vent lourd et bas rasait le sol, envoyant des bouffées
ardentes aux fleurs altérées, qui courbaient la tête comme pour implorer du
ciel l’aumône de la pluie ou de la rosée.

Cette menace de l’atmosphère n’avait aucunement accéléré la
marche d’Andrée ; au contraire, la jeune fille, triste et profondément
rêveuse, mettait comme à regret le pied sur chaque marche de l’escalier qui
conduisait à sa chambre, et elle s’arrêtait à chaque fenêtre pour regarder le
ciel si bien en harmonie avec sa tristesse et retarder ainsi sa rentrée dans le
petit appartement.

Nicole impatiente, Nicole dépitée, Nicole, qui craignait que
quelque fantaisie de sa maîtresse ne la conduisît au delà de l’heure, grommelait
tout bas ces sortes d’imprécations que les valets n’épargnent jamais aux
maîtres assez imprudents pour se permettre de satisfaire un caprice aux dépens
des caprices de leurs valets.

Enfin, Andrée poussa la porte de sa chambre et, tombant
plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, commanda doucement à Nicole d’entrebâiller
la fenêtre qui donnait sur la cour.

Nicole obéit.

Puis, revenant à sa maîtresse avec cet air d’intérêt que la
flatteuse savait si bien prendre :

– J’ai peur que mademoiselle ne soit un peu malade ce soir,dit-elle ;
mademoiselle a les yeux rouges et gonflés, brillants néanmoins. Je crois que
mademoiselle aurait grand besoin de repos.

– Tu crois, Nicole ? dit Andrée, qui n’avait pas
écouté.

Et elle étendit nonchalamment les pieds sur un carreau de
tapisserie.

Nicole accepta cette pose pour un ordre de déshabiller sa
maîtresse et se mit à détacher les rubans et les fleurs de sa coiffure, espèce
d’édifice que la démolisseuse la plus habile ne jetait point bas avant un bon
quart d’heure.

Andrée, pendant tout ce travail, ne souffla pas un seul mot.
Nicole, laissée à son libre arbitre, hacha, comme on dit, la besogne, et, sans
faire crier Andrée, tant sa préoccupation était grande, lui tira tout à son
aise les cheveux.

La toilette de nuit terminée, Andrée donna ses ordres pour
le lendemain. Il s’agissait d’aller dès le matin à Versailles chercher quelques
livres que Philippe devait avoir fait transporter pour sa sœur ; il y
avait, en outre, à prévenir l’accordeur de se rendre à Trianon pour mettre le
clavecin en état.

Nicole répondit tranquillement que, si on ne la réveillait
point dans la nuit, elle se lèverait de bonne heure, et qu’avant le réveil de
mademoiselle, toutes les commissions seraient faites.

– Demain aussi, j’écrirai, continua Andrée se parlant à
elle-même ; oui, j’écrirai à Philippe, cela m’allégera un peu.

– En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce n’est pas moi qui
porterai la lettre.

Et, à cette réflexion, la jeune fille, qui n’était pas
encore perdue tout à fait, se prit à penser tristement qu’elle allait, pour la
première fois, quitter cette excellente maîtresse près de laquelle s’étaient
éveillés son esprit et son cœur. Chez elle, le souvenir d’Andrée se liait à
tant de souvenirs, que, froisser celui-là, c’était secouer toute la chaîne qui
remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.

Tandis que ces deux enfants, si différents de condition et
de caractère, pensaient ainsi à côté l’un de l’autre, sans qu’il y eût aucune
connexion dans leurs idées, le temps fuyait, et la petite horloge d’Andrée, toujours
en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.

Beausire devait être au rendez-vous, et Nicole n’avait plus
qu’une demi heure pour aller rejoindre son amant.

Elle acheva de déshabiller sa maîtresse aussi promptement qu’elle
put, non sans laisser échapper quelques soupirs auxquels Andrée ne fit même pas
attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andrée, toujours
absorbée, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa
poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec
l’eau nécessaire pour le faire fondre ; puis, sans hésitation et par la
toute-puissance de cette volonté déjà si forte dans ce cœur si jeune encore, elle
versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitôt,
et prit une légère teinte d’opale qu’elle perdit ensuite peu à peu.

– Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre d’eau est fait, les
robes pliées, la veilleuse allumée. Vous savez qu’il faut que je me lève de bon
matin ; puis je aller me coucher maintenant ?

– Oui, répondit distraitement Andrée.

Nicole fit la révérence, poussa un dernier soupir qui fut perdu
comme les autres et ferma derrière elle la porte vitrée donnant sur la petite
antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule
contiguë, on le sait, au corridor, et éclairée sur l’antichambre d’Andrée, elle
s’enfuit légèrement, laissant poussée contre le chambranle la porte du corridor,
de façon à ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.

Puis, pour ne pas éveiller l’attention des voisins, elle descendit
l’escalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds,bondit au
delà du perron, et s’en alla tout courant rejoindre M. de Beausire à la grille.

Gilbert n’avait point quitté son observatoire. Il avait entendu
dire à Nicole qu’elle reviendrait dans deux heures. il attendait.Cependant, comme
l’heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu’elle
ne revînt pas.

Tout à coup, il l’aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.

Elle s’approcha de la grille, passa à travers les barreaux
la clef à Beausire ; Beausire ouvrit la porte ; Nicole s’élança de l’autre
côté ; la grille se referma avec un lourd grincement.

Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste
au-dessous de l’endroit où était Gilbert ; le jeune homme l’entendit
tomber avec un bruit mat et remarqua la place où elle était tombée.

Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là ;
Gilbert les écoutait s’éloigner et bientôt il perçut, non pas le bruit d’un
carrosse, comme l’avait demandé Nicole, mais le piétinement d’un cheval qui, après
quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole,qui eût voulu
sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds
ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.

Gilbert respira.

Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole,c’est-à-dire
de son ennemie. Andrée restait seule ; peut-être, en s’en allant, Nicole
avait-elle laissé la clef à la porte ; peut-être lui, Gilbert,pourrait-il
pénétrer jusqu’à Andrée.

Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes
les fureurs de la crainte et de l’incertitude, de la curiosité et du désir.

Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole,
il prit sa course vers le pavillon des communs.

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